99. Multitudes 99. Eté 2025
A chaud 99.

L’occupation a occupé Israël

Partagez —> /

Près de huit décennies après sa fondation, Israël est confronté à la plus grande crise politique et sociale de son histoire. La guerre qui a débuté le 7 octobre 2023, après le massacre perpétré par le Hamas, s’est superposée, en les intensifiant, aux tensions qui se déroulaient déjà avec le retour de Benjamin Netanyahu au poste de Premier ministre. Son retour au pouvoir avait ravivé les tensions internes, amplifiant les menaces qui pèsent sur la démocratie libérale israélienne.

Pour comprendre cette situation, il est essentiel de réfléchir à la nature de la démocratie israélienne : est-il possible d’avoir une « demi-démocratie » ? Cette question est au cœur du débat. D’une part, parce que la réalité israélienne a toujours été marquée par des guerres. D’autre part, parce qu’une de ces guerres a eu un impact énorme sur la démocratie du pays. En fait, après la guerre des Six jours en 1967, Israël a commencé à occuper des zones de Syrie (hauteur du Golan), d’Égypte (bande de Gaza et péninsule du Sinaï) et de Jordanie (Cisjordanie et Jérusalem-Est). Cette occupation militaire permanente a fini par modifier profondément le caractère même de l’État.

L’occupation des territoires palestiniens dure depuis près de 58 ans au moment où nous célébrons les 77 ans d’existence d’Israël. En pratique, il existe un seul État entre le Jourdain et la mer Méditerranée. Mais celui-ci contrôle trois territoires distincts : Israël dans les frontières de l’armistice de 1949, Gaza, et enfin la Cisjordanie, où vivent environ 4 millions de personnes (3,5 millions de Palestiniens et 500 000 colons juifs) sous le régime d’une inégalité juridique explicite : alors que les colons juifs sont sous le droit civil israélien, les Palestiniens restent sous le régime militaire.

Depuis la fin de la deuxième Intifada, entre 2000 et 2005, la société israélienne a travaillé à la séparation entre la réalité à l’intérieur de la Ligne verte (Israël lui-même) et celle au-delà de cette ligne, dans les territoires palestiniens occupés. Des barrières physiques et politiques ont été érigées pour maintenir cette division acceptable, créant une démocratie interne (en deçà de la Ligne verte) qui ignore le régime militaire imposé au-delà des frontières internationalement reconnues. Le paradoxe est que, en traversant la ligne, les colons la renforcent et en même temps la diffusent et finissent par en faire la base d’Israël comme un tout.

Le retrait de Gaza en 2005 et l’ascension de Netanyahu en 2009 ont consolidé cette politique de « gestion des conflits », préférant les garder sous contrôle plutôt que de chercher une solution. Cette pratique a encore isolé Gaza en même temps qu’elle normalisait l’occupation prolongée de la Cisjordanie.

Occupation et démocratie ont donc fini par se lier intrinsèquement. Le philosophe Yeshayahu Leibowitz avait averti dès 1968 que gouverner une population hostile transformerait inévitablement Israël en un État policier, érodant ses institutions démocratiques, son éducation et ses valeurs sociales. Sa prédiction s’est avérée exacte : l’occupation a provoqué des inégalités structurelles et des impacts profonds sur le fonctionnement interne de la démocratie israélienne. Ainsi, après 58 ans d’occupation militaire, Israël est désormais confronté à une question fondamentale : peut-il encore se qualifier de « seule démocratie au Moyen-Orient »? Ou vivrions-nous dans une contradiction insoutenable entre la démocratie pour les uns et la répression pour les autres ?

En décembre 2022, Benjamin Netanyahu est revenu au poste de Premier ministre d’Israël après un an et demi d’absence. Netanyahu, le dirigeant qui est resté le plus longtemps au pouvoir dans l’histoire du pays, contrôlait déjà le pouvoir législatif. Il cherche désormais à affaiblir l’indépendance du pouvoir judiciaire et cela, à un moment où il est confronté à des accusations de corruption. Quelques jours seulement après qu’il eut monté le gouvernement le plus à droite de l’histoire israélienne, une vague de protestations a déferlé dans les rues contre les réformes judiciaires proposées. Celles-ci visaient à la fois des changements des lois constitutionnelles, l’annulation des décisions de la Cour suprême et le contrôle de la nomination des juges.

Des mouvements tels que UnXeptable, Crime Minister et Women Building an Alternative, ainsi que de nouveaux groupes comme Kaplan Force et Brothers and Sisters in Arms (réservistes de l’armée), ont mené les manifestations. Les travailleurs du secteur des hautes technologies et le syndicat Histadrut ont également participé aux grèves.

Ces manifestations se sont concentrées sur la défense de la démocratie israélienne « à l’intérieur de la Ligne verte », sans aborder l’occupation des territoires palestiniens. Cependant, des groupes tels que The Block Against the Occupation, Breaking the Silence et Standing Together ont profité de l’occasion pour dénoncer l’incompatibilité entre démocratie et occupation militaire et ont fait du franchissement de la ligne leur lutte.

Des organisations de la société civile telles que le Mouvement pour un gouvernement de qualité et lAssociation pour les droits civiques en Israël ont également mis en garde contre les abus policiers et l’autoritarisme croissant du gouvernement. La mer de drapeaux israéliens lors des manifestations anti-gouvernementales soulève des questions très intéressantes. En utilisant le drapeau, les manifestants qui protestaient contre le gouvernement, ont évité que ce symbole tombe dans les mains de la droite nationaliste. Ainsi, ces mouvements n’ont pas discuté de l’occupation et de la démocratie. Ils ont laissé cela à l’extrême droite – qui prône l’occupation et souvent l’annexion – et à la gauche.

Le 7 octobre 2023, lors de la fête juive de Simchat Torah, Israël a été brutalement attaqué par le Hamas. L’assaut a fait plus de 1 200 morts, des centaines de personnes enlevés et a plongé le pays dans un état de choc. Face à la tragédie, un consensus national s’est vite formé autour de la guerre: le gouvernement a suspendu momentanément ses initiatives visant à affaiblir le pouvoir judiciaire et les partis d’opposition sionistes, comme le Camp républicain de Benny Gantz, ont rejoint la coalition de guerre. La création d’un État palestinien, qui était déjà une question sensible, est devenue pratiquement impensable pour la majorité de la population juive.

Avec le déclenchement de la guerre, les grandes manifestations contre le gouvernement qui avaient dominé la scène politique au cours du premier semestre 2023 ont cessé. Mais, six mois plus tard, en février 2024, les manifestations ont commencé à réapparaître. Bien sûr, le contexte était très différent : elles se concentraient avant tout sur le soutien aux familles des otages enlevés par le Hamas. En même temps, la crainte de nouvelles attaques et le dilemme moral que représente le fait de protester contre le gouvernement en temps de guerre ont limité la portée des mobilisations populaires.

Netanyahou a rapidement compris que sa survie politique est directement liée à la poursuite de la guerre. La prolongation des combats, l’aggravation de la confrontation avec le Hezbollah et les attaques de l’Iran ont créé un climat d’incertitude qui a rendu encore plus difficile la massification des manifestations. Jusqu’en janvier 2025, date à laquelle Donald Trump est revenu à la présidence des États-Unis, le gouvernement israélien a gardé en retrait – mais sans l’abandonner – son programme d’attaques contre les institutions démocratiques. Les projets de coup d’État judiciaire ont continué à se développer progressivement sans la même intensité initiale, mais avec des effets réels sur le système démocratique.

Avec la mise en place d’un cessez-le-feu imposé par Trump (et qui a duré deux mois), le gouvernement de Netanyahu a décidé d’accélérer son projet autoritaire : après avoir dû nommer un juge non aligné à la présidence de la Cour suprême de justice, Yariv Levin (le ministre de la Justice) a boycotté son investiture et a été soutenu et suivi par Amir Ohana (président de la Knesset) et Netanyahu, approfondissant la crise entre les pouvoirs.

Dans le même temps, le gouvernement a limogé le conseiller juridique (le procureur) de l’État, modifié la composition de la commission qui nomme les juges pour concentrer le pouvoir entre les mains de l’exécutif. Le chef des services secrets intérieurs (Shabak), Ronen Bar, aussi a été licencié. Entre autres, Bar enquêtait sur des liens suspects entre des responsables du cabinet du Premier ministre et le gouvernement qatari. Il a également révélé qu’il avait reçu des demandes d’allégeance personnelle de la part de Netanyahu et des ordres de surveiller les manifestants de l’opposition. Le discours officiel du gouvernement a commencé à imputer tous les problèmes du pays à « l’État profond », à la presse et à la gauche, brisant définitivement le fragile consensus national construit au début de la guerre.

Les mobilisations ont repris de plus belle. À Tel-Aviv, centre des manifestations, un changement significatif s’est produit: les manifestations anti-gouvernementales se sont rapprochées des protestations des familles des otages, et les deux ont commencé à avoir lieu le même samedi. Les manifestants réclament désormais non seulement la fin du règne de Netanyahu, mais aussi la fin de la guerre et la libération des otages – des objectifs qui se sont unis dans les rues.

Après vingt-six mois de tentative de coup d’État contre le pouvoir judiciaire et dix-neuf mois d’une guerre dévastatrice, la société israélienne est épuisée. La succession de scandales de corruption impliquant des membres du cabinet de Netanyahu et ses alliés mine quotidiennement la confiance déjà fragile du public dans le gouvernement, tandis que la crise politique, sociale et institutionnelle s’aggrave chaque semaine.

Il est impressionnant de constater le changement qui s’est produit dans le pays depuis l’arrivée au pouvoir de Netanyahu, en 2009 : la déshumanisation et l’isolement total des Palestiniens, la délégitimation du système judiciaire et la marginalisation de la gauche sont des éléments d’un processus ancien.

Aujourd’hui, près de six décennies plus tard, la « prophétie » de Yeshayahu Leibowitz s’est réalisée. Loccupation a également occupé Israël. L’occupation a également corrompu Israël. Le gouvernement tente de créer un système dans lequel les institutions de l’État n’auront plus d’autonomie. Il essaye aussi de corrompre les forces de sécurité pour ses objectifs politiques.

Les manifestations pour la démocratie se transforment depuis leur début en février 2023. Elles sont passées par différentes étapes et intensités. Elles se sont transformées dans la réalité de la plus longue guerre de l’histoire du pays. Et le point qui est présent dans toutes ces étapes est la manière dont le discours en faveur de la démocratie a changé : y a-t-il des chances que la lutte pour la démocratie en Israël arrive à surmonter sa limitation due à l’occupation, compte-tenu du fait que c’est la principale limitation interne et que l’occupation a fini par l’occuper ? C’est très difficile et cela d’autant plus que la démocratie est menacée partout. Mais c’est la seule possibilité.