Mineure 47. Prométhée contre Areva

Le double obscur de Prométhée

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Prométhée est le premier inventeur, l’inventeur de la mort. « Le bienfaisant Prométhée », Prométhée « aux desseins subtils », « qui en sait plus que nul au monde » a fait ouvrir la boîte de Pandore. Epiméthée, son frère, n’en savait rien.

La logique du mythe

Athéna, Pandore, Arachné :

Une autre histoire de dames,
ou la guerre de la tekhné

L’homme, doté du feu technique, l’effet de l’hybris prométhéenne, titanique, a été logiquement puni par une tekhné, une tekhné merveilleuse : la vierge Pandore, la matrice technique de la femme, l’être animal artificiel. C’est bien la technicienne divine avertie, Athéna, qui lui « inspire le souffle » – souffle merveilleux dans la mesure où c’est un « souffle » technique, prothétique, animant le corps artificiel de Pandore. La thauma idesthai dont parle Hésiode est une merveille technique, la revanche de la tekhné souveraine des dieux olympiens. Ainsi la femme vient au monde, créature obscure, engeance maudite, qui dissémine et sème désormais le mal dans le monde des hommes, abandonnés des dieux à leurs techniques, aux charmes illusoires de Prométhée, de Héphaïstos et d’Athéna.

Le mythe d’Arachné, tel que le raconte Ovide, ne fait qu’inverser la position structurelle imposée à Pandore, la vierge vorace à beauté artificielle, super-ficielle : le mal incarné. Ce mal incarné, l’agent du mal, Pandore la première femme – qui était aussi la première tisseuse, à qui Athéna avait appris sa tekhné (Hésiode, Les travaux et les jours, 64) – est au bout du compte révélé par Arachné comme la victime des dieux. Les dieux désirent le mal des femmes pour jouir : telle est leur inconsistance. L’« engeance maudite des femmes » souffre des caprices atroces du bien éternel des dieux. Arachné se venge donc de la disgrâce épique des femmes : le mythe d’Arachné d’Ovide met en question l’élan misogyne du mythe de Pandore d’Hésiode.

Tekhné contre tekhné.

Thésaurus d’Hybris

Le mythe d’Arachné n’est pas seulement un mythe concernant les habiletés, la maîtrise technique, mais aussi ce qui émerge avec la capacité technique. La scène – et donc l’outil, l’arme de l’attaque d’Arachné – est celle du domaine et de la technique qui lui ont été attribués en tant que femme – le tissage. Ce qui doit être jeté aux yeux jaloux des dieux violents, c’est la pièce de l’artisanat de la tisseuse : son tapis.

Le tapis d’Arachné est une œuvre. Mais cet opus est aussi une archive ou bien un outil taxonomique : il collecte, il énumère et classifie. L’œuvre de la tisseuse est composée de révélations obscènes : les révélations brutales de la promiscuité des dieux, de leur brutalité illimitée et non-sanctionnée. Elle classifie les métamorphoses animalières des dieux qui font possibles leurs transgressions, les agressions sexuelles des femmes mortelles, les caelestia crimina dans les mots d’Ovide.

L’hybris d’Arachné ne cesse ainsi d’augmenter, de forcer les limites de la démesure vers l’incommensurable. Après avoir provoqué la déesse dans le domaine de la tekhno-kratie, du pouvoir artisanal, de la maîtrise de la tekhné, elle attaque l’ensemble des dieux olympiens, le père, les oncles et les frères vicieux de la déesse Athéna. Elle s’attaque à la fois à la violence divine et à la violence masculine. En s’acharnant à renverser les hiérarchies techniques, elle renverse les hiérarchies génériques, sociales voire cosmogoniques[1].

Son hybris dépasse la tolérance de la déesse qui patronise les héros. Car l’héroïsme technique d’Arachné dépasse et ridiculise l’héroïsme brutal des héros masculins. Son hybris dépasse également la « tolérance » de Zeus, le tyran diplomate qui se soucie d’empêcher les guerres des immortels. Contrairement aux tyrans pacifiques, Arachné, l’arrière-petite-fille de Pandore, invente la tekhné de guerre. Son tapis est le résultat d’une contre-technique, la contre-technique de l’hybris. C’est un pamphlet, un tract, une technique de mise en image agonale, une machine de guerre.

Arachné œuvre et en œuvrant, lutte. Tekhné contre tekhné.

La faute d’Arachné

Mettre les miracles et les transgressions dans un cadre sériel, c’est-à-dire dans une série d’épisodes équivalents – comparables et lisibles – est l’ultime aspect de l’hybris d’Arachné, et peut-être celui qui est véritablement impardonnable.

Arachné réduit la monstruosité illimitée des dieux à une série de tekhnai miraculeuses. Elle réduit les corps divins, corps sans commune mesure, à des corps changeant leurs formes, à des corps qui ont des limites, et par conséquent des désirs limités. La transformation de leurs formes est révélée comme intéressée ; elle a une fin – elle a une limite. La monstruosité illimitée, réduite à une tekhné miraculeuse, est substantiellement différente de la tekhné d’Arachné elle-même. Telle est l’hybris ultime d’Arachné. Tekhné contre tekhné.

…et rupit pictas…

(Bio)politique du mythe

Le ventre d’Arachné :
la métamorphose décrite

« Après cela, en s’éloignant, elle l’aspergea de sucs extraits d’une herbe d’Hécate. Aussitôt touchés par le funeste poison, les cheveux d’Arachné tombent ainsi que son nez et ses oreilles ; puis sa tête devient minuscule, tout son corps aussi rapetisse ; des doigts ténus, à la place des jambes, s’attachent à ses flancs, et son ventre forme le reste ; c’est de là qu’elle produit du fil et que, devenue araignée, elle s’applique à ses toiles de jadis. »[2] Depuis ces temps-là l’araignée, arakhné sans « A » majuscule, tisse sa toile, ses organes poussant ou se décomposant dans le ventre émergent par l’orifice comme le fil le plus fin, et le fil est tissé en tant que toile – maison, arme, destin.

La fièvre cyclopéenne

La métamorphose d’Arachné est d’abord une régression cyclopéenne. C’est une bataille au sein du corps lui-même, comme à l’âge du Chaos quand rien n’était stable ; elle s’engloutit elle-même dans son propre sein où, selon les mots d’Ovide, la nature ne veut pas que nos corps soient enterrée.

Alors, la nature n’est plus la Mère ; comme Louise Bourgeois le savait très bien, la Mère n’est autre que l’Araignée : arakhné. Arachné nous montre les mains habiles se transformant en ventre habile – donc technique. Arachné avale ses propres organes mais elle les excrète de nouveau en tant qu’arme – en tant qu’outil technique, en tant que fil, pour avaler, dévorer, in-corporer et absorber métaboliquement d’autres organes vivants : ventres dans le ventre.

Le monstre métabolique

Ainsi la technicienne avertie, celle qui a été réduite à une bête primitive, à l’incarnation pure d’une tekhné – la bête qui ne fait que tisser – devient elle-même un monstre qui tue, qui transforme les victimes en les intégrant dans son métabolisme, ce qui veut dire – en les métamorphosant. La bête devient agent de la métamorphose.

Si Athéna avait métamorphosé Arachné par dé-corporation (opération qui était aussi une « implosion » des organes absorbés par le ventre), Arachné métamorphose ses victimes, grâce à sa virtuosité technique, en les in-corporant métaboliquement.

Sacrifice : son origine et sa fin

Le temps de Saturne, c’est-à-dire de Kronos, le dieu qui mange ses propres enfants, est aussi, paradoxalement le temps de l’Âge d’Or végétarien, exalté par le Pythagore d’Ovide en contraste implicite avec le primitif temps bestial quand les Cyclopes, les oncles de Kronos, mangeaient la chair crue. L’Âge d’Or était le temps avant le temps des dieux olympiens. C’est le temps sans loi et sacrifice[3] avant que le titan Prométhée n’introduise la pratique de la cuisson de viande par le feu, c’est-à-dire aussi le rite sacrificiel, ayant imposé une séparation fondamentale avec le monde des dieux. Le feu, la proto-tekhné, a tracé cette faille constitutive.

Pour autant, l’état technique – et donc l’état politique introduit par le feu – est une condition préalable pour le sacrifice animal. La séparation onto-phénoménologique, la faille constitutive mise en scène par le mythe constitutif de Prométhée, serait désormais reproduite jusqu’à l’infini : l’infini artificiel du sacrifice, sa mise en scène sanglante qui rend la cuisson et la nourriture possible. Le cercle vicieux de la technique : son double bind.

La plus ancienne technique. Deinos

C’est bien en obtenant la tekhné du feu, le feu technique prométhéen, que l’homme devient deinos – monstrueux : beaucoup plus proche, et par conséquent infiniment séparé des dieux. Or Arachné est deinos. Elle est monstrueuse, deinos, elle aussi, car elle est opposée aux dieux : elle a une puissance technique extra-ordinaire mais elle ne l’utilise que pour rendre le sacrifice – c’est-à-dire la séparation substantielle avec les dieux – impossible.

Elle ne donne pas ses victimes aux dieux, elle les incorpore par son métabolisme, en les transformant par la suite – en les désorganisant donc – en les extériorisant en tant qu’une « œuvre »-outil, le fil. C’est un circuit métabolique parfait, sans reste, immanence sans issue, sans aucune transcendance donc. Telle est la vengeance d’Arachné : dans son monde, le monde de la perfection primitive de la tekhné, Athéna – ni nul autre dieu – n’a plus de place.

Déchirure / implosion

Arachné apparaît comme le contraire mythique de Marsyas. Les organes engloutis dans le ventre de la tisseuse s’opposent à la chair crue exposée, à la viande sanglante du musicien. Écorché vif / engloutie vivante en elle-même ; la peau arrachée de la chair / les organes absorbés dans la profondeur du corps.

Déshabillé jusqu’à la peau, jusqu’au-delà de la peau, le corps écorché du musicien, ayant osé provoquer le dieu, est une vie nue au sens le plus radical du terme. Une vie sans la membrane proto-technique de la peau – vie sans corps transparent, vie-douleur déchirante dans une plaie sanglante, jaillissante et opaque – vie sans corps politique – sans exposition – rien que masse intouchable. L’exposition radicale abolit l’exposition. C’est la violence de la présence totale : elle abolit toute médiation, en punissant ainsi l’hybris technique, l’hybris qui donne le nom de la déclosion de la vie.

Au contraire, l’implosion organique d’Arachné – l’implosion de ses organes dans la profondeur de sa puissance, leur auto-absorption – mobilise un autre type de métabolisme, une autre dynamique profonde du corps. Cette dynamique est celle de la métamorphose. Le corps d’Arachné s’extériorise en se désorganisant ; il s’extériorise en tant que fibre tissée, sous forme de technique.

Toile

La toile – la technique immanente au corps qui s’extériorise en le dés-organisant : l’extériorisation du corps en technique.

La technique immanente au corps : la désorganisation.

L’Araignée désorganisée :
biopolitique / tekhno-aisthétique

Le mythe d’Arachné présente la question de la potentialité de la vie comme inséparable du mouvement de la métamorphose. La potentialité de la vie n’est pas la puissance d’une actualisation vectorielle mais la puissance de la métamorphose, du changement des formes.

Si Prométhée est l’inventeur de la technique, est-il l’inventeur de la métamorphose : lui, le personnage double, l’inventeur de la mort ? L’inventeur de la proto-technique est, au contraire, l’inventeur de l’onto-phénoménologie. C’est lui qui sépare le premier visible et invisible, chose et phénomène[4]. C’est bien lui le premier responsable du fait que la vérité a désormais un prix. Un prix à payer : à expier. Nul ne comblera le creux ouvert par son invention ; nul ne palliera sa faute. Mais une nouvelle révoltée contre le pouvoir divin, une chienne humaine, une femme, Arachné, ramènera la tekhné à sa puissance métamorphique, réduite par la ruse onto-phénoménologique de Prométhée. Le monde de la métamorphose ne connaît pas la distance de la vérité.

Ainsi, Arachné apparaît comme le jumeau secret de Prométhée, comme son double obscur, inversé.

Métamorphose

Arachné révèle la métamorphose comme originairement technique : la métamorphose dé-montre (dé-monstre) la puissance technique du corps – ou bien la tekhné en tant que sa seule puissance primitive, en tant que sa seule « substance ».

La métamorphose est une opération technique. Ce qui interrompt l’immobilité de la substance c’est l’extra-élément de la métamorphose. Cet élément extra-ordinaire est tekhné. La métamorphose est la désubstantialisation de la substance avec laquelle seulement tekhné émerge. Tekhné est miraculeuse, deinos.

Le mythe d’Arachné est donc beaucoup plus qu’une allégorie de la prise du pouvoir sur le corps, de l’emprise sur le pouvoir du corps – l’opération de fond de toute (bio)politique. Ce mythe trace les contours d’une autre opération, d’une contre-opération, celle qui rend la prise totale sur la puissance des corps impossible à jamais : l’opération tekhno-aisthétique.

La structure élémentaire de cette l’opération tekhno-aisthétique se présente dès lors ainsi : le corps ne se transforme qu’à travers l’invention des nouvelles techniques par lesquelles le corps lui-même, par sa dynamique technique, devient une nouvelle arme.

La vie de l’araignée : bio-technique

Voici une vie sans autre substance que la tekhné – une vie technique pure, l’inverse de la vie des dieux : tekhné–deinos–hybris.

La vie d’Arachné, c’est la vie même en tant que hybris.

Sa vie, la vie technique par excellence, la condition minimale de la vie en tant que celle d’une tekhné primitive, est l’inverse de la vie pure, das Blosse Leben selon l’expression de Walter Benjamin, des vitalistes.

Les enseignements de Pythagore d’Ovide se trouvent en effet en proximité de ceux de Kurt Hiller, la cible de la critique de Benjamin. Tous les deux affirment la sainteté de la vie, de la vie pure et simple, das Blosse Leben. Cette sanctification de la vie est insupportable pour Benjamin. Seule la vie digne peut avoir une valeur : et c’est pour cette raison que la violence (révolutionnaire) est possible voire nécessaire. Ainsi la critique de Benjamin nous amène directement à la question des armes. La question ultime du mythe d’Arachné.

Cocon / Armes

Dans une performance connue de 1973, Baba Anthropofagica, l’artiste brésilienne Lygia Clark inverse structurellement l’artifice de l’araignée-tisseuse-chasseuse. Assis en rond, quelques hommes se rassemblent autour du corps nu d’un homme, allongé immobile, les yeux fermés – mort donc ? – au centre du cercle. Les hommes et les femmes tirent des fils de leurs bouches et couvrent avec la fibre mouillée le corps endormi (possibilité de lecture : le père mort ? D’autant plus que baba, « salive », veut dire aussi « père » dans plusieurs langues africaines parlées au Brésil).

Les hommes-araignées absorbent-ils métaboliquement un corps ? Anthropophagie, nous disent-ils. Le fil-salive est-il un organe exofage ? La salive, l’excrétion du corps, devient-elle un techno-organe prothétique ?

La production du cocon – opération d’absorption de la puissance et de la matière du corps vivant – coïncide avec l’hétérogénèse du corps mort, l’apparition-naissance du corps mort dans et par le rite : le rite funéraire coïncide avec l’avalement du corps, nature et culture se transgressent mutuellement et leur opposition constitutive se réforme. Le cocon funéraire exophage donne forme aux corps. En donnant corps à la mort, elle ouvre sur la seule possibilité de la résurrection : l’invention technique.

L’œuvre devient ainsi inséparable du traitement de la pourriture et de l’invention du corps idéal de la mort. Arachné répond à son double obscur, au subtil Prométhée, le plus sage de tous, l’inventeur de la mort.

Cocon / Armes II

Arachné en tant que papillon ? Il est fascinant de penser que la persistance à travers les techniques peut créer un nouveau corps : la femme tisseuse se transformant en araignée tisseuse. Le vieux corps produit la technique nécessaire pour sa transformation en nouveau corps. Le nouveau corps est l’arme dont nous avons besoin.

Seule la désorganisation radicale transforme le corps en arme. Il nous faut de nouvelles armes, or il nous faut de nouveaux corps.