A chaud 36, été 2009

“Nous ne paierons pas pour votre crise” Les luttes italiennes contre la réforme de l’éducation

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Au cours de l’été 2008, le gouvernement Berlusconi a adopté une loi qui, à un moment de crise économique, a généré de lourdes coupes dans le financement du système italien d’éducation publique. Les trois niveaux de l’éducation publique ont été touchés par ces coupes, qui semblent se réduire à un démantèlement total du système. Suite à un projet initié par la gauche, et poursuivi par la droite sur un mode moins scrupuleux, le système italien d’éducation publique a traversé, au cours des dix dernières années, une crise profonde. Les années passant, la réorganisation s’est davantage révélée comme un démantèlement. C’est contre ce processus que les écoles primaires et secondaires, ainsi que des universitaires, ont initié leur protestation en septembre 2008. Étudiants, chercheurs, enseignants précaires, doctorants, écoliers et leurs parents, ont occupé les écoles pendant plusieurs semaines, arrêté les enseignements et bloqué l’université. Les protestations se sont axées sur la réduction des postes d’enseignants à temps plein et ont convoqué la question du temps de travail et du travail affectif, de la reproduction du travail. Des milliers d’étudiants ont protesté dans les rues et sur les places, sous le slogan « Nous ne paierons pas pour votre crise ».

Occuper l’université et bloquer la ville : tel a été l’appel de l’un des plus grands mouvements italiens de ces dernières années, s’inspirant de la protestation en France qui, au moyen de manifestations sauvages, a continûment bloqué et paralysé les villes françaises pendant au moins un mois en vue d’obtenir le retrait du CPE. Pendant des semaines, des cours universitaires ont eu lieu dans les squares, les rues et les gares. Des milliers de manifestants étudiants se sont confrontés à la police et ont bloqué l’activité métropolitaine en transformant les villes en espaces d’événements imprévisibles. Les manifestants ont compris que la métropole n’est pas seulement une condition spatiale, mais encore l’articulation d’une nouvelle forme d’exploitation et de commandement, une nouvelle condition et possibilité de conflit social.

Il y a eu de nombreuses manifestations dans les consulats italiens à travers l’Europe : à Berlin, Madrid, Barcelone, Paris, Londres et Copenhague, des étudiants Erasmus et des chercheurs précaires ont essayé de constituer eux-mêmes, en tant que militants, des brigades de lutte pour faire entrer l’Europe même dans le champ réel du conflit.

Les appels pour une nouvelle forme de Welfare qui maintienne les revenus directs et indirects, ainsi que pour une nouvelle forme de revenu pour les étudiants, ont placé cette protestation au-delà des frontières traditionnelles du mouvement étudiant. Même la traditionnelle figure de l’étudiant a changé au sein de la métropole productive. Dans des théâtres de toute l’Italie, les étudiants et les chercheurs ont aussi exigé le libre accès aux connaissances et revendiqué la culture libre. Cette multiplicité de pratiques révèle la vraie diversité du mouvement connu sous le nom de Vague de fond (Onda Anomale). Une vague a déferlé dans un contexte politique dans lequel la droite n’a jamais été aussi forte et où la gauche n’existe plus. Cette vague a tout simplement été capable d’inventer une nouvelle forme de conflit social de masse.

Le Mouvement au sein de la double crise

5 Nous sommes confrontés à une double crise : l’une est la crise économique mondiale, l’autre est la crise de l’université dans l’ère moderne. La première est claire aux yeux de tous, tandis que la seconde a connu un long processus de transformation. Bill Readings a écrit sur ce processus dans son livre The University in Ruins (1997)[1]. Le mouvement italien de protestation cherche à identifier les possibilités de cette double crise, en vue de transformer à la fois le système universitaire et la production de connaissances, ainsi que d’augmenter l’autonomie des universités depuis les dites « ruines ». Nous pouvons signaler au moins quatre aspects politiques et analytiques de la crise qui sont d’un intérêt particulier pour le mouvement contre les changements du système universitaire, changements qui font partie d’une tendance mondiale plus large et supposent des formes différentes selon le contexte.

La première est la tendance à la privatisation. En Italie, elle est paradoxalement associée sans contradiction à une sorte de « puissance féodale » dans le système d’État universitaire. Le pouvoir féodal se présente comme l’interprétation italienne de la tendance corporatiste globale. Quand nous parlons de privatisation, nous devons être clairs : cela ne signifie pas simplement la prédominance de fonds privés dans l’université publique, ou son statut juridique. Cela signifie que l’université elle-même est vouée à devenir une entreprise dans l’optique d’une concurrence sur le marché de l’éducation et de la connaissance, en fondant ses décisions sur l’analyse du calcul coûts-avantages, la logique du profit, et ainsi de suite. En d’autres termes, le modèle de l’université moderne dépasse la dialectique traditionnelle entre le privé et le public. La mobilisation contre la privatisation de l’université ne peut pas être fondée sur une défense du modèle public, mis en crise, non seulement par le capital néolibéral, mais également par le mouvement lui-même. « Nous ne paierons pas pour votre crise » signifie « nous ne paierons pas pour la crise de l’université publique ». L’opposition à la privatisation pose le problème de savoir comment sortir du choix entre public et privé, État et société.

Le deuxième aspect provoqué par la crise porte sur la centralité de la production de connaissances, tant dans l’accumulation capitaliste contemporaine que dans les luttes. Le mantra classique de la gauche, « la connaissance n’est pas une marchandise », n’est plus approprié. Au contraire, la connaissance est une fonction centrale du système productif contemporain. Il y a une économie politique de la connaissance imposée par des mesures artificielles comme le système de crédits, le système de la propriété intellectuelle, le système d’évaluation de la performance, l’économie des références, etc. En d’autres termes, la production de la connaissance dépasse la mesure classique de la production de biens tangibles. Le soi-disant système de la méritocratie crée une hiérarchie au sein de l’éducation et du marché du travail et ne concerne pas la connaissance comme qualification. En revanche, il en résulte une disqualification de la connaissance, et un processus d’abaissement de la valeur de la force de travail. Le déclassement a été l’un des thèmes centraux de la lutte des étudiants du monde entier au cours des dernières années, tout comme au sein du mouvement italien. Sans être contre le principe d’évaluation, il est essentiel que nous déconnections la mesure et l’évaluation, la méritocratie et la qualité de la connaissance. Un système méritocratique entrave la qualité de la connaissance, car il vise la création d’une valeur artificielle afin de capturer la puissance collective du travail cognitif. En d’autres termes, notre tâche est d’expérimenter un processus d’évaluation directement lié à la coopération vivante du savoir. On pourrait appeler cela l’autoévaluation, fondée sur le fait que la production de connaissances est définitivement hors mesure.

Dans ce contexte de centralité de la production de connaissances, nous sommes arrivés au troisième aspect : la montée d’une nouvelle figure de l’étudiant. N’étant plus considéré comme force de travail en formation, l’étudiant est en fait déjà un travailleur, un producteur de connaissances. Grâce à « l’apprentissage tout au long de la vie », comme on le dit couramment, l’élève occupe un poste sur le marché de l’éducation comme sur celui du travail. Le slogan « Nous ne paierons pas pour votre crise » place en priorité immédiate la question de la relation entre le travail et la production. Nous devons le considérer sous l’égide de l’évolution du processus de sélection interne à l’université, depuis l’exclusion jusqu’à l’inclusion différentielle. Le résultat est que, dans le système d’accréditation permanente, la valeur de l’étudiant-travailleur ne dépend pas tant de savoir si telle ou telle personne a fréquenté un établissement d’enseignement supérieur ou non, mais plus simplement quelle institution il ou elle a fréquentée. Ainsi, la valeur du diplôme n’est pas nécessairement liée à la qualité de la connaissance, mais à la position (à savoir, la valeur artificielle) de l’université dans la hiérarchie du marché de l’enseignement, déterminée par le prestige de l’institution (sa marque) et la possibilité d’accumuler des relations avantageuses, mesurées en tant que capital social et humain. De même, l’augmentation des frais n’indique pas nécessairement un retour aux mécanismes classiques d’exclusion, parce que les effectifs augmentent également, mais une entrée dans le système de la dette, qui constitue des filtres sélectifs servant à réguler la valeur de la force de travail. Il s’agit ainsi d’une baisse de salaire avant même qu’un quelconque salaire ait été gagné. Étant donné que l’éducation et la connaissance constituent des besoins sociaux incompressibles, la financiarisation de l’aide sociale est un moyen de réalisation de ces besoins à une échelle individuelle. Mais il y a là également un trait symptomatique de la fragilité permanente du système, l’accumulation sans fin de la dette étant l’une des causes majeures de la crise économique mondiale[2. En Italie, le gouvernement et son think tank ont donc effectivement essayé d’importer un modèle qui est déjà en proie à la crise.

Une Vague de fond déferle sur l’Europe

Le dernier aspect concerne enfin le problème politique central. Si l’université moderne a transgressé la dialectique traditionnelle entre public et privé, ainsi qu’entre inclusion et exclusion, l’alternative à la crise n’engendre pas un retour au système public, ni l’inclusion à un système néolibéral. Les luttes indiquent que ce qui est en jeu, c’est l’autonomie de vie des connaissances et la construction d’institutions communes, l’organisation autonome de la coopération sociale. Ici, nous devons être clairs sur ce que nous entendons par « commun » ou les « biens communs ». Les biens communs ne subsistent pas dans le vide. Ils sont continuellement soumis à la mesure d’une capture possible par le capital. Aujourd’hui, la valeur de production capitaliste ne se fonde pas tant sur l’organisation de la coopération sociale que sur la capture de la mise en commun globale. D’autre part, les biens communs se caractérisent par la coopération sociale et la production de savoir vivant. C’est cette dualité de coopération et de lutte, la relation entre la singularité et la multiplicité, à l’intérieur et contre la production capitaliste, qui définit le bien commun. La double crise implique la tentative par le système capitaliste de continuer à bloquer le pouvoir de vie et de connaissance de la coopération sociale en vue de le contrôler, tandis que les « institutions du commun » constituent à la fois la rupture de cette tentative et son alternative, sur la base de l’organisation autonome des forces productives.

Les institutions du commun introduisent une nouvelle temporalité. Beaucoup de travailleurs en situation précaire parlent de l’absence de tout avenir. Mais l’avenir a toujours été une dimension normative du présent afin de contrôler et de reporter les dimensions radicales des mouvements sociaux, et de consolider le rôle des partis traditionnels et des syndicats. Les institutions du commun sont l’inversion de cette absence d’avenir dans la plénitude et la richesse du présent. Étant basées sur la production collective du savoir, les institutions du commun sont en permanence ouvertes à leur subversion.

Tel est le sens d’une « autoréforme » du mouvement universitaire en Italie[3][3] Cf. le « Manifeste pour l’autoréforme de l’université »…
suite. Il ne s’agit pas d’une proposition adressée au gouvernement ou à certains partis, ni d’une pratique réformiste visant à atténuer des questions radicales. Au contraire, il s’agit de l’organisation autour de questions radicales en vue de créer l’autonomie, non dans un avenir lointain, mais dès maintenant. Il s’agit de la consolidation de nos foyers de pouvoir dans le but d’intensifier le niveau de conflit et de transformation.

Au cours des dernières années, nous avons été témoins de nombreux conflits à travers l’Europe, depuis l’Espagne, le Danemark et la France jusqu’à la Grèce et l’Italie. Ensemble, ils constituent la résistance au processus de Bologne, qui a pour dessein d’« harmoniser » les réformes dans l’ensemble de l’UE et de générer une approche européenne commune de l’enseignement supérieur. Ces luttes partagent les mêmes objectifs d’autonomie et de conflit dans la production de connaissances. Désormais, nous devons faire un pas en avant. Nous devons repenser le modèle européen et continuer à construire un contre-processus de Bologne, à travers l’organisation transnationale de l’autonomie de l’université, une université sans frontières[4][4] http:/ / www. vagueeuropeenne . fr/ …
suite.

Traduction de l’anglais par Vincent Bonnet.

Notes

[1] Le second chapitre de The University in Ruins, « L’idée d’excellence », a été traduit et publié dans le numéro 43 de la revue Futur Antérieur (avril 1998) et est disponible en ligne : http://multitudes.samizdat.net /L-idee-d-excellence Retour

[2] Maurizio Lazzarato, auteur de Le gouvernement des inégalités. Critique de l’insécurité néolibérale (Amsterdam, 2008), développe ce point de vue notamment dans un entretien donné à France Culture en février 2009, écoutable en ligne : http://www.radiofrance.fr /listen.php? file = /chaines /france-culture /dossiers /2008 /regards-crise /16022009.rm Retour

[3] Cf. le « Manifeste pour l’autoréforme de l’université » par le Collectif Universitaire Autonome de Turin (2006) : http://multitudes.samizdat.net /Manifeste-pour-l-autoreforme-de-l Retour

[4] http://www.vagueeuropeenne.fr / Retour