Marion Feldman, Matthieu Noucher en discussion avec Allan Deneuville & Guillaume Wavelet
Dans cet entretien, Marion Feldman, psychologue clinicienne et professeure de psychopathologie psychanalytique à l’Université Paris Nanterre, et Matthieu Noucher, géographe chargé de recherche au CNRS, sont invités à faire dialoguer leurs conceptions de la frontière, chacun depuis sa discipline. Évoquant les terrains de recherche de l’île de la Réunion et de Guyane française avec lesquels ils travaillent, ils interrogent la dimension éthique de leur positionnement, dans le contexte des espaces ultramarins, traversés par des processus frontaliers tantôt mortifères et tantôt émancipateurs.
Allan Deneuville & Guillaume Wavelet : En tant que professeure des universités en psychologie d’une part et chercheur au CNRS en géographie d’autre part, comment envisagez-vous cet entretien, ainsi que la notion de frontière qui nous réunit ?
Marion Feldman : Cette proposition s’inscrit en cohérence avec ma méthodologie de recherche « complémentariste » qui est celle pensée par Georges Devereux. Cette approche consiste à associer plusieurs disciplines, de manière obligatoire mais non simultanée. Ce dialogue transdisciplinaire est donc inhérent à ma façon d’étudier les phénomènes et processus psychiques. Quand j’arrive à la frontière de ma discipline, je passe dans un autre espace pour complexifier mon regard. C’est extrêmement riche, parce qu’on est dans un entre-deux et on voit comment articuler les choses. Par exemple, pour ma recherche doctorale qui portait sur les enfants juifs cachés en France pendant la Seconde Guerre mondiale, il me paraissait nécessaire d’en saisir la complexité en y intégrant des dimensions historiques, anthropologiques et géographiques. L’Histoire est importante, mais la géographie l’est tout autant. La France a pu sauver 62 000 enfants juifs, certes par l’engagement des familles à protéger des enfants ou/et par une certaine inertie de la population, mais également car la France est constituée de reliefs qui ont mis en difficulté l’occupant pour arrêter des enfants juifs. Je peux également évoquer la recherche que je mène depuis quelques années, en partie sur l’île de La Réunion, ce « caillou » comme certains la décrivent, qui suscite des éprouvés en termes de « modalités culturelles », et de « modalités géographiques » de fabrication des humains qui y vivent. Vivre sur une île, c’est quand même très particulier. Il n’y a pas le même type de frontières.
Matthieu Noucher : Je me situe également dans un dialogue interdisciplinaire, car la géographie est une discipline « carrefour ». Cela dit, cette rencontre est l’opportunité d’un dialogue inédit pour moi, parce que j’ai l’impression que l’on est issus de mondes disciplinaires ne dialoguant pas énormément. En géographie, beaucoup de choses ont été dites et écrites sur la frontière. Pour entrer en matière, je peux vous parler d’un petit programme de recherche qui s’intéresse aux mobilités sur l’Oyapock, le fleuve-frontière entre la Guyane française et l’État brésilien de l’Amapá, et donc entre l’Europe et l’Amérique du Sud. L’objectif est d’avoir une approche mixte qui associe des comptages, des enquêtes, des entretiens, des observations, afin de travailler sur l’épaisseur des frontières. On passe de la frontière en tant qu’un tracé sur une carte, synonyme de démarcation, à un espace transfrontalier singulier, qui est aussi un lieu d’échange, de vie, de solidarité au sein duquel on trouve des flux formels et informels, des frictions, des hybridations. Ce qui m’intéresse c’est précisément ce décalage entre d’un côté la dimension fixiste et les discours sécuritaires associés à la frontière, et de l’autre les pratiques, les mobilités et les mémoires associées à ces espaces de vie.
A. D. & G. W. : Georges Devereux propose un autre concept, celui du contre-transfert du chercheur, avec l’idée que dans la recherche en SHS, le chercheur travaille avec sa subjectivité et doit l’interroger pour appréhender son objet d’étude. Comment cela peut-il raisonner avec la position de géographe ? Peut-on défaire l’image du géographe occidental, spécialiste d’un territoire d’Outre-mer, pour penser une géographie située et décolonialisée ?
M. N. : L’image d’un géographe spécialiste d’un territoire donné est en décalage avec la réalité de la recherche aujourd’hui. On n’est plus spécialiste d’un pré-carré qui nous garantirait un monopole et une autorité scientifique pour traiter de n’importe quelle question tant qu’elle concerne notre terrain. En même temps, quasiment tous les jours, je suis contacté par des gens sur des sujets auxquels je ne connais strictement rien, mais qui me demandent d’en parler parce qu’ils concernent la Guyane. Je n’aime d’ailleurs pas l’adjectif possessif quand on parle de mon terrain. Aujourd’hui, la recherche en géographie se fait sur des terrains, autour d’objets divers, avec des démarches de recherche, des méthodes et des temporalités spécifiques. Surtout, elle se fait avec des acteurs et pas sur des acteurs, ce qui permet de sortir d’un savoir surplombant. Par exemple, beaucoup de thèses adoptent les principes de la théorisation ancrée dans une approche exploratoire, qualitative et itérative, afin de faire preuve de réflexivité et comprendre comment le terrain agit sur nous. On n’est plus dans des logiques monographiques. C’est pour cela que j’ai refusé de faire un atlas de la Guyane, qui devait être dans une logique encyclopédique balayant l’intégralité du territoire. On a proposé plutôt une sorte de contre-projet à travers L’Atlas critique de la Guyane1.
M. F. : Cela me parle beaucoup, ne pas travailler sur mais avec. C’est ce qu’on retrouve dans la « théorisation ancrée », méthodologie d’analyse inductive, c’est-à-dire l’humilité du chercheur et « l’inversion de l’expertise ». En tant que chercheur, je ne connais pas l’expérience de l’autre. Je suis allée à La Réunion, terre non familière, n’étant pas réunionnaise. Je ne vais pas affirmer que je suis la spécialiste des enfants réunionnais qui ont été déplacés en métropole entre 1962 et 1984. Mais au fur et à mesure, j’ai co-construit la recherche avec les participants que j’ai rencontrés, car ce sont eux qui savent, qui ont eu l’expérience de cet arrachement à leur île. Le sachant, ce n’est plus le chercheur dans une position haute. Pendant très longtemps, on voyait les choses ainsi, mais c’est de moins en moins le cas. Ce qui est important dans ma posture de chercheur, c’est aussi d’être dans un processus de don et de contre-don. Dans toutes les recherches que je mène, considérant que les participants m’ont donné quelque chose, je me dois de leur restituer les résultats. Par exemple, pour ma thèse, six mois avant ma soutenance, j’ai réuni l’ensemble des personnes que j’avais rencontrées et j’ai leur ai présenté les résultats de mon travail. S’ils validaient, je soutenais ma thèse, s’ils ne validaient pas, je ne la soutenais pas. Cette triangulation des données constitue un critère de validité d’une recherche qualitative. C’est ce que je continue à faire et j’incite les jeunes chercheurs à œuvrer ainsi.
M. N. : Ce que vous venez de dire s’applique particulièrement dans des contextes postcoloniaux comme La Réunion ou la Guyane. En Guyane, les chercheurs sont régulièrement accusés de perpétuer des logiques extractivistes. On ne peut pas nouer de relations sérieuses et travailler avec les acteurs si l’on ne construit pas un dialogue permanent. Ce positionnement m’a amené à proposer la mise en place d’une exposition Art-science dont la première édition s’est tenue en Guyane, en septembre 2024, avant de devenir itinérante. Elle devient un support de présentation de notre recherche et de dialogue avec les acteurs à proximité, ce n’est pas une « cerise sur le gâteau » qui viendrait en bout de course. Au début, une telle approche peut faire peur, parce qu’on n’a pas bouclé l’intégralité de ce qu’on pouvait faire et on est encore très hésitants sur nos hypothèses de recherche, mais on prend le risque de les mettre telles quelles sur la table pour engager le dialogue et co-construire nos analyses.
M. F. : Une des difficultés que j’ai rencontrées, c’était de travailler avec les partenaires réunionnais pour qu’ils soient force de proposition. Je viens de métropole et eux sont d’un territoire d’Outre-mer. En même temps, si l’on fournit quelque chose clés-en-main, ça n’a pas de sens, car il est important que les personnes concernées soient impliquées dans le projet. Il y a là une histoire de frontière : où est la frontière pour co-construire des choses ensemble ? Ça donne l’impression parfois d’être dans des sables mouvants. On avance et on a l’impression de ne pas suffisamment avancer, en tout cas, comme on le souhaiterait. Il y a probablement quelque chose qui est lié aux rapports de domination historique. Jean-Pierre Cambefort parle de La Réunion comme d’une île « en sous-France » et d’une « mère-trop(au)-pôle » pour caractériser la place de la métropole par rapport à cette île et aux autres territoires d’Outre-Mer.
M. N. : Ça me fait penser à une demande du Grand Conseil Coutumier de Guyane, composé de représentants des populations amérindiennes et bushinenges. L’objectif était de monter un projet permettant de former à la cartographie de jeunes autochtones pour qu’ils aient pleinement la main sur les modes de représentation de leur territoire, qu’ils soient propriétaires des cartes, et qu’ils puissent, à terme, les utiliser comme outils de revendication. Ça fait des années qu’on en parle mais des conflits internes et des blocages de l’État français empêchent toute avancée sur ce projet. Une solution aurait alors pu consister à monter un projet de recherche, en obtenant un financement spécifique. Mais je m’y refuse considérant que je suis à leur disposition pour co-construire un projet mais pas pour le porter et encore moins pour fournir une « solution clés-en-main » pour répondre l’expression de Marion Feldman.
A. D. & G. W. : Comment cette question de la frontière de l’État français se pose pour un Métropolitain allant sur un département ou territoire d’outre-mer ?
M. F. : L’idée, pour le projet avec La Réunion, c’était de créer une passerelle entre la métropole et La Réunion plus qu’une frontière. Mais c’est une difficulté, car il y a de toute façon une asymétrie par l’histoire. 300 ans de colonisation fabriquent des mentalités. Il y a une violence politique. Il est quand même important de mentionner qu’actuellement, il n’y a plus de ministre des Outre-mer. C’est le ministre de l’Intérieur qui est aussi ministre des Outre-mer. Symboliquement, c’est fort.
A. D. & G. W. : Si l’on joue l’avocat du diable, on pourrait dire que le fait que les Outre-mer soient rattachées au ministère de l’Intérieur, c’est une façon de dire que la République est une et indivisible ?
M. N. : Cela témoigne surtout d’un regard strictement sécuritaire porté sur ces territoires. En 2021, le long de la frontière entre le Brésil et la Guyane, le gouvernement français a décidé de créer une nouvelle sous-préfecture. Dans le communiqué de presse du ministre de l’Intérieur et du secrétaire d’État à l’Outre-mer, ce sont les questions sécuritaires qui reviennent : défendre la frontière, lutter contre l’immigration et l’orpaillage illégal, etc. C’est une vision ultrasécuritaire et une volonté de défendre la souveraineté nationale aux confins de la République qui semblent dominer.
A. D. & G. W. : Si l’on envisage la frontière comme ce qui protège et marque une différenciation face à l’homogénéisation, mais aussi comme un espace nécropolitique, comment travaillez-vous avec cette ambivalence ?
M. F. : Laissez-moi vous répondre par rapport à la recherche la plus récente dans laquelle je suis investie. Travaillant avec ma collègue Marion Lauer qui y est engagée depuis plusieurs années, et sollicitée dans une grande recherche portée par un laboratoire de sociologie à Aix, j’ai récemment séjourné quelques jours au refuge solidaire à Briançon qui accueille des exilés venant d’Italie. Médecins du monde y déploie des maraudeurs dans la montagne pour apporter des couvertures de survie, du thé, ainsi qu’un lieu d’accueil, le Refuge, pour deux-trois jours. On vit la frontière de manière extrêmement forte. Les exilés tentent plusieurs fois de la franchir. La police des frontières est présente et menaçante. La question de la frontière est vraiment un enjeu crucial dans le parcours de ces exilés. Nécessairement, dans la prise en compte des traumas et des parcours, il y a le passage d’une frontière, et même de multiples frontières. Après avoir franchi la frontière franco-italienne, ils arrivent en France, mais ils ont vécu des traumas extrêmement importants. La frontière se trouve alors dans les manifestations psychiques, somatiques. Ils sont à la frontière entre tenir et s’effondrer. Il y en a peu qui s’effondrent car ils doivent survivre, mais l’effondrement n’est pas loin. Cet effondrement n’aura pas lieu parce que s’ils s’effondrent, ils meurent, d’autant qu’ils ont déjà bravé la mort à plusieurs reprises. Il y a aussi la frontière du côté des bénévoles, c’est un travail de recherche que nous menons avec Marion Lauer. Les bénévoles s’engagent auprès des exilés mais leur engagement ne suffit pas car l’écoute des traumas massifs les fragilise.
A. D. & G. W. : Comment ne pas se perdre dans la polysémie des frontières, étatiques, disciplinaires, psychiques, métaphoriques et autres ?
M. F. : En travaillant sur son contre-transfert. Or, on se rend compte à quel point les bénévoles ne sont pas outillés. Appréhender leur contre-transfert, ils ne savent pas, alors qu’ils se questionnent sur leur légitimité à travailler là, à la frontière. Ils ont besoin de ces outils conceptuels pour être aidés.
M. N. : Sur la dichotomie de la frontière, on a besoin de complexifier le discours et montrer une pluralité de points de vue, pour sortir de la simple opposition entre la frontière-coupure et la frontière-couture. Il faut montrer l’épaisseur des frontières. Ce n’est pas un objet géographique clairement délimité, avec une unité et une interdépendance, mais un espace réticulaire, dont on peut observer les effets multiples sur des lieux plus ou moins éloignés ou interconnectés.
A. D. & G. W. : Comment représenter cette complexité ? En géographie, les enjeux de représentation cartographique sont politiquement importants, on peut par exemple penser à votre livre sur le blanc des cartes2. En psychologie, le traumatisme, en tant que l’effraction du réel dans la psyché, amène à un blanc psychique et un manque de représentation. Est-ce qu’il y aurait un lien à faire entre ce blanc cartographique et ce défaut de représentation dans le cas de sujets traversant les frontières ?
M. N. : Si la cartographie est l’art de la représentation du monde, c’est aussi l’art de l’omission car pour rendre lisible sa carte, le cartographe sélectionne nécessairement l’information qu’il juge utile. Aussi, dans le même mouvement, il invisibilise toutes les informations jugées moins pertinentes. Or, l’omission cartographique s’est révélée, au fil des siècles, un puissant vecteur de conquête coloniale, en participant à nier l’existence complète de peuples autochtones par exemple. Les mythes de la Terra Nullius se sont construits en s’appuyant sur la cartographie. Si la cartographie peut sembler relever d’une science cumulative qui permettrait d’accéder à toujours plus de données, il y a mille exemples montrant des retours en arrière : ce qu’on pourrait appeler des processus de blanchiment des cartes. Ces blancs des cartes créent une invisibilisation qu’on pourrait interpréter comme un vide psychique car elle conduit à une forme de négation symbolique de l’existence de certains peuples. C’est pourquoi, un certain nombre de communautés autochtones ont un véritable désir de reconnaissance sur les cartes ou dans l’espace public. En témoigne une petite anecdote autour de l’odonymie, c’est-à-dire la nomination des rues. Un mouvement porté notamment par la Jeunesse autochtone de Guyane (JAG) s’est battu pour rebaptiser la rue Christophe Colomb à Cayenne, ce que la mairie a accepté, à partir de propositions citoyennes. Mais toutes ces propositions ont ensuite été refusées par la mairie. L’une d’elles portait le nom d’une guerrière mythique, Arawakh d’Haïti, figure importante pour les peuples Kali’nas. La mairie a justifié son refus en estimant ce nom trop compliqué à prononcer et en arguant que cette guerrière est originaire d’Haïti. Finalement, l’avenue Christophe Colomb a été rebaptisé rue des Peuples Autochtones, ce qui a été vécu par certains comme une victoire. Mais, pour d’autres militants, c’était plutôt une défaite et un choc psychologique, car on leur niait la possibilité de faire reconnaître dans l’espace public des figures emblématiques de l’histoire de leur peuple3.
M. F. : Ce blanc des cartes m’évoque les politiques d’annihilation. Il y a une intentionnalité d’effacer les traces, comme on l’a constaté pendant l’esclavage et la colonisation.
M. N. : Oui, par exemple en Guyane, au moment de l’implantation du port spatial de Kourou, il y a eu tout un mouvement d’expropriation dont on a perdu la trace cartographique. C’est comme si on avait vraiment fait un blanc de cette histoire. Il y a un enjeu d’essayer de combler ce blanc. Si on ne s’y attelle pas maintenant, dans cinquante ans ce sera peut-être impossible.
M. F. : Sur l’île de La Réunion, on a bien vu l’annihilation des langues premières, l’obligation de parler créole, l’effacement des noms. En Algérie, durant la colonisation, les noms étaient également effacés et remplacés par d’autres patronymes. Changer un nom, c’est transformer le destin d’une famille et détruire sa généalogie.
M. N. : Aujourd’hui, il y a deux possibilités pour tenter de combler ces blancs : essayer d’apparaître sur les cartes occidentales, ou renverser le pouvoir des cartes en proposant d’autres modes de représentation. On a une vision de la carte comme un objet extrêmement normatif, avec une échelle, une légende, un titre, un fond euclidien, alors que des savoirs géographiques sont transmis sur bien d’autres supports. Par exemple, des collègues de l’université de Concordia, Sébastien Caquard et Élise Olmedo, travaillent avec la diaspora rwandaise. Ils ont fait une série de vidéos de témoignages sur le génocide et produit avec différents témoins une cartographie sensible alternative. Le geste cartographique peut permettre alors d’aller plus loin dans le récit et de donner à voir différemment la mémoire qu’on essaye de conserver.
M. F. : Mon collègue Daniel Derivois, professeur de psychologie, qui travaille beaucoup avec des adolescents et des exilés, utilise la cartographie auprès des personnes qui ne peuvent pas élaborer leur récit, la « self cartography ». Il leur propose une carte sur laquelle elles peuvent dessiner leur trajectoire de voyage. La carte est alors support dans l’accompagnement thérapeutique.
A. D. & G. W. : Violaine Baraduc a travaillé sur les femmes génocidaires infanticides rwandaises. Dans son film, elle demande à l’une d’entre elles emprisonnée de dessiner une carte sur le sol. La réalisatrice raconte qu’elle se rendait compte qu’en dessinant la carte, ça permettrait de révéler l’histoire et la revivre dans l’espace. La représentation cartographique donnait accès à un autre discours dans lequel la mise à mort était un problème technique de faire passer un corps d’un endroit à un autre.
M. N. : Il y a un certain nombre de dispositifs qu’on appelle des performances cartographiques qui insistent finalement bien plus sur le processus créatif que sur le produit fini. La tradition de dessin sur sable au Vanuatu en fournit un bon exemple. Ces dessins sont effacés par la mer et n’ont pas vocation à être conservés. C’est dans le geste du dessin que le dialogue va pouvoir s’établir, par exemple dans le cas d’un conflit territorial. C’est la performance qui permet de déclencher les discussions, par exemple à propos des propriétés foncières ou de conflits entre développement touristique et pastoralisme. On dessine sur le sable les limites des parcelles pour tenter d’externaliser un certain nombre de pratiques qu’on a en tête. L’enjeu n’est pas tant d’avoir un dessin exact, d’un point de géométrique, que de comprendre les pratiques des uns et des autres, pour voir comment elles peuvent cohabiter.
A. D. & G. W. : Comment travaille-t-on avec l’inscription d’une histoire violente dans le territoire et dans la psyché ? Marion, vous organisiez cette année un colloque qui s’intitule « À qui appartiennent les enfants aujourd’hui ? Clinique géopolitique de l’enfance en souffrance », comment pourriez-vous définir ce qu’est une clinique géopolitique ?
M. F. : Il s’agit d’un terme de Françoise Sironi, qu’elle a inventé suite à ses différents travaux, notamment sur son expertise psychologique de Duch, responsable du centre de torture S21 sous le régime des Khmers rouges4. Elle rend compte de la manière dont le collectif et le singulier s’articulent en chacun de nous. Dans cette clinique géopolitique, il est question d’intégrer des paramètres culturels, géopolitiques, pour donner à voir les traces à long terme que les violences politiques laissent dans l’histoire des êtres. C’est penser le localement universel ou l’universellement local. Elle donne vraiment une existence visible à toutes les composantes de la vie psychique des sujets : intrapsychique, consciente, inconsciente, identitaire, et puis relationnelle, politique, culturelle, géopolitique. Avec une dimension importante, encore une fois, de l’analyse du contre-transfert de la subjectivité du chercheur. Parce que chacun est traversé par son héritage familial, personnel, son identité personnelle, ses systèmes de valeurs.
A. D. & G. W. : Emmanuel Hocquard fait une distinction conceptuelle entre frontière, lisière et limite. Il définit la frontière comme une ligne de démarcation qui sépare et devient le lieu de l’exercice d’une certaine violence. La lisière, à l’inverse, sépare et réunit en même temps, c’est une zone de transitionnalité, de dedans-dehors intriqués. La limite n’est quant à elle appréhendable que depuis un intérieur. Que pensez-vous de ces notions ?
M. N. : Le terme de lisière me paraît assez bien adapté au bassin de vie sur l’Oyapock, où l’on trouve un tripode de trois villes, une sur la rive française et deux sur la rive brésilienne. Des dizaines de pirogues circulent de l’une à l’autre et l’on évalue à environ 250 le nombre d’écoliers qui traversent le fleuve en pirogue pour aller à l’école, alors que comme tous les fleuves de Guyane, il est jugé par la France comme non navigable. On est vraiment dans un espace de vie où il y a beaucoup de mobilités, discrètes ou tout à fait visibles. En même temps, il y a un pont entre la France et le Brésil, qui a été inauguré en 2017, et là on est vraiment dans la logique de la frontière comme limite. On a mis en place ce pont avec des modalités de contrôle, une police et finalement quelque chose qui apparaît beaucoup plus comme une rupture que comme un lien entre les deux pays. Vous avez quatre voitures à l’heure qui passent sur le pont et qui appliquent toutes les formalités. Quand vous regardez en dessous, vous voyez des dizaines de pirogues passer. Un tour d’horizon à 360 degrés, permet d’observer les deux notions dont vous parlez (frontière comme limite et/ou lisère). Je suis donc plutôt favorable à complexifier le discours et à chercher d’autres termes pour nuancer des choses qui peuvent paraître binaires initialement.
M. F. : Le terme de lisière n’est pas psychanalytique, contrairement à celui d’espace transitionnel développé par Donald Winnicott en tant qu’un espace à la fois dedans-dehors, essentiel parce qu’il offre une sécurisation des liens, une contenance et une possibilité d’élaboration. C’est un espace de créativité qui permet d’associer, de transformer, de sublimer. Il y a la question de la frontière entre le dedans et le dehors, mais aussi la limite du moi et du non-moi. Je pense à ces patients qui présentent des « états limites », en grande difficulté à percevoir ce qui leur appartient et ce qui appartient à l’extérieur. J’associe aussi sur cette technique du packing proposée à des patients qui ont des troubles autistiques et qui n’ont pas conscience de cette notion de frontière entre dedans et dehors. On leur propose une contenance par un linge humide afin qu’il y ait une prise de conscience de la frontière entre l’intérieur et l’extérieur. Il y a là vraiment une question de frontière et d’absence de frontière. L’absence de conscience de frontière peut générer des violences et une difficulté des soignants à pouvoir offrir une contenance. Il me semble que les humains ont besoin de frontières, de sentir une bordure.
M. N. : Il y a bien des territoires dans lesquels la frontière administrative est bien difficile à appréhender pour les habitants. Je pense aux travaux de Clémence Leobal sur le Maroni et qui, dans l’Atlas critique de la Guyane, propose deux contributions dont les titres sont des expressions d’habitants du Maroni. La première s’intitule « manger des deux pays », elle reprend la formule d’un habitant expliquant aller sur une rive pour répondre à tel besoin et sur l’autre pour tel autre. La deuxième s’appelle « je suis du fleuve », ce que dit une personne ne se considérant ni du Suriname ni de la Guyane, mais s’identifiant comme étant du fleuve.
1Noucher, M., & Polidori, L. (Eds.) (2020). Atlas critique de la Guyane. CNRS Éditions. Plus d’infos : http://patiencesgeographiques.org/acg
2Noucher, M. (2023). Blancs des cartes et boîtes noires algorithmiques. CNRS Éditions.
3Des éléments plus détaillés sur cet épisode sont disponibles dans cet article :
www.causecommune-larevue.fr/faut_il_deboulonner_les_plaques_de_rue
4Sironi F. (2017). Comment devient-on tortionnaire ? Psychologie des criminels contre l’humanité. La découverte.

