Jacopo Rasmi : On pourrait démarrer par une tentative d’explication de cette formule intrigante et provocatrice, The Cheapest University, « l’université la moins chère », qui désigne votre initiative collective. Comment opère pour vous cette référence à l’univers universitaire et à son économie ?

The Cheapest University : Nous n’avons pas vraiment mis les pieds à l’université durant notre parcours, contrairement à ce que pourrait suggérer le nom du projet. Nous y sommes resté·e·s extérieur·e·s, bien qu’il nous soit arrivé d’y intervenir ponctuellement. Ce mot, « université », fait réagir les gens que nous rencontrons puisque, souvent, ielles en ont fait l’expérience, alors que nous venons plutôt des Beaux-Arts. Cela dit, nous appartenons à une génération pour qui l’école d’art a demandé d’investir le travail de la recherche et de l’écrit sur le modèle des universités et de sa structure d’enseignement. Le terme « university » a finalement été choisi assez spontanément, pour sa contreposition à celui qui le précède, « cheapest ». L’idée s’inscrivait, au départ, dans la nécessité de préserver la gratuité de l’enseignement artistique, après qu’en 2011, les frais de scolarité aient été augmentés de manière scandaleuse en Angleterre, ainsi que dans une volonté d’accompagner l’émergence d’écoles alternatives. Notre propos concernait donc plutôt les écoles d’art. Cette réflexion autour de la gratuité continue d’exister quelques années plus tard, dans l’optique du devenir-chômeur de l’étudiant·e en art. L’enseignement artistique ne garantit pas la réussite économique de l’étudiant après sa formation, et cela signifie qu’on ne s’y retrouvera jamais s’il devient payant. Il faut préserver la gratuité de l’enseignement. En même temps, par la polysémie et l’ironie du terme « cheapest », nous cherchions à formuler une critique des savoirs savants et signifier notre décomplexion par rapport aux formes académiques de transmission et aux objets d’apprentissage considérés comme moins légitimes, plus « cheap ».

J. R. : Comment vous pourriez raconter cette économie « cheap » des situations que vous mettez en place au croisement entre l’artistique et le pédagogique ?

T. C. U. : L’économie de The Cheapest University relève surtout de rapports interpersonnels et attentionnels entre les individus impliqués en son sein. Notre rapport au savoir est fondé sur des expériences pratiques et discursives, sur des formes empiriques se construisant de projets en projets, selon l’influence des parcours des personnes qui forment The Cheapest University. À la sortie de l’école, nous éprouvions le besoin d’échanger dans d’autres circonstances que celles des vernissages, dans des contextes qui soient dessinés par nous-mêmes. The Cheapest University palliait à un certain manque, au sein du milieu culturel, concernant le partage de recherches en cours. Il n’y a jamais eu de définition générale du projet, ses contours restent volontairement flous. On pourrait, à la limite, te décrire la série d’événements que nous avons organisés (qui ont pu rassembler beaucoup de monde ou bien rester presque invisibles). La constante de ce projet repose sur les conditions d’égalité, d’écoute et d’échange entre les personnes qui y participent.

J. R. : Dans quel contexte avez-vous commencé à mettre en place cette initiative ?

T. C. U. : En 2015, un groupe de recherche s’est constitué via des réunions mensuelles, des conférences publiques (Saisir l’école avant qu’elle ne s’évanouisse à l’Université Paris 8 et les Cheap Talks à la Villa Belleville), deux workshops préparatoires (Workshop-tranquille à Pornichet en Loire-Atlantique et L’école emportée à Treignac Projet en Corrèze) et la mise en place d’un site internet participatif (partage de documents, flux d’images, forum)1.

J. R. : Il me semble que la nécessité vitale de situations de transmission et de réflexion qui échappent à certaines logiques bureaucratiques, compétitives et productivistes de l’institution est partagée par nombreux milieux. The Cheapest University répond à ce genre de besoins ?

T. C. U. : On tente de lutter contre une certaine solitude et des formes de précarité qui s’éprouvent largement dans notre milieu, mais aussi, à l’extrême opposé, contre la destruction des liens sociaux qui s’opère lorsque les carrières artistiques prennent leur envol, le solipsisme de certains artistes dès qu’ielles commencent à avoir un peu de visibilité. Au sein de The Cheapest University, il n’y a aucune obligation de résultat, notre fonctionnement se veut festif et convivial. Par ailleurs, nous formulons collectivement une défiance vis-à-vis des logiques institutionnelles que tu mentionnes et n’aspirons pas à nous laisser mettre sur un socle par de grosses machines muséales. On discute beaucoup, entre nous, de la rigidité de l’institution à partir de nos expériences personnelles, et The Cheapest University se veut justement un espace où il est possible d’engager cette critique d’une manière plus formelle et discursive.

J. R. : Est-ce que vous pourriez me décrire le fonctionnement de vos propositions au sein de The Cheapest University ? Dans quelle mesure elles s’emparent d’objets soi-disant « universitaires » ?

T. C. U. : Nous y avons mené des activités assez hétérogènes : des ateliers collectifs d’écriture, la création de fanzines, des groupes de lecture, de traduction, des programmes de cours, des expositions, la constitution d’une structure éditoriale, un projet de bibliothèque, un groupe de musique. Par exemple, nos premiers évènements publics – appelés « Cheap Talks » – se déroulaient dans un de nos ateliers qui avait été transformé en « salle de conférences » (un terme employé avec ironie) avec des rouleaux de moquette et un système d’amplification et d’effets sonores. On y conviait des ami·e·s, mais aussi d’autres personnes rencontrées ici et là, pour qu’ielles nous présentent leurs recherches. Il s’agissait autant de jeunes étudiant·e·s, avec leurs projets brinquebalants, que d’artistes reconnu·e·s internationalement. Les recherches présentées n’étaient pas forcément terminées et rendaient ainsi sensibles toute cette dimension du travail qui ne transparaît pas dans une œuvre achevée. On accompagnait les gens dans la prise de parole, en les incitant à lui conférer une dimension spatiale et sonore qui trancherait avec le dispositif classique de l’amphithéâtre universitaire et de son rapport ascendant à l’audience. Cela permettait de révéler les enjeux d’une présentation classique en créant d’autres conditions d’accueil et d’attention, en court-circuitant les rapports habituels de notre réseau (celui de l’art avec ses rapports de concurrence économique et attentionnelle). The Cheapest University permet de coproduire des savoirs et de les transmettre. À la différence d’une université traditionnelle, l’écriture n’est pas la seule forme privilégiée. L’œuvre d’art, sans distinction de médium, l’exposition et l’édition, sont considérées comme autant d’interfaces permettant l’accès aux savoirs produits en son sein.

J. R. : Dans quelle mesure, donc, la situation pédagogique et la production du savoir constituent un problème artistique lorsque vous en faites l’objet de vos pratiques au sein de The Cheapest University ?

T. C. U. : La particularité de The Cheapest University, par rapport à d’autres projets d’expérimentation des savoirs, est peut-être qu’elle produit des formes et des situations tendant vers l’œuvre. Il nous a toujours importé d’investir des formes ouvertes (allant de publications expérimentales à des programmes de cours publics, en passant par des productions musicales collectives). C’est une œuvre processuelle qui prend forme en fonction des énergies et des intentions qui la composent à un temps donné. Ce qu’on a fait pendant ces quatre-cinq dernières années a été très divers et malléable. Cela dit, notre travail collectif a constamment été articulé à des questions de transmission et de pédagogie, ainsi qu’à la forme de l’école, qui sont venues déterminer nos propositions. C’est lorsque nous sommes amené·e·s à produire des programmes de cours (The Long Love Letter au Carreau du Temple à Paris, What’s in My Bag pour Paris Internationale, Pleasure of Missing Out – La Sèche à la Salle de Bains à Lyon) ou à répondre à des invitations extérieures que nous entrons davantage dans une réflexivité vis-à-vis de la définition d’un cours ou des formes de transmission. Mais, au sein de The Cheapest University, cela n’est pas un sujet en soi ou une thématique. C’est plutôt quelque chose qui se trouve mis en exercice collectivement.

J. R. : Et elle se passe où, cette école ? Quels espaces et moyens vous permettent de la faire exister ?

T. C. U. : Nous nous sommes réuni·e·s partout : dans des appartements, des ateliers d’artistes, des institutions, des lieux alternatifs, beaucoup de bars, des librairies… Ce sont des lieux complètement hétérogènes et, finalement, même sans l’appui (très ponctuel) de contextes institutionnels, le projet n’aurait pas cessé d’exister. Il nous semble que le coût à payer pour constituer un dossier de candidature répondant à un appel d’offres classique est trop élevé par rapport à ce que nous pouvons obtenir. Par ailleurs, bien souvent, l’obtention d’une bourse ou d’une résidence est conditionnée à la présentation formelle d’un projet ; or, comme nous travaillons sous la forme de recherches collectives, empiriques et, surtout, processuelles, nous rechignons à nous inscrire dans cette dynamique de projet, avec ses stratégies de communication qui verrouillent les choses en amont. Nous ne sommes pas capables de travailler comme ça. Ce qu’on injecte personnellement dans notre collectif, on le reçoit en retour par les énergies et les rencontres que cela génère. Il y a une économie de la débrouille au sein de The Cheapest University qui arrive à produire des situations et des formes qui nous intéressent avec très peu de moyens. Après, le partage de nos activités et de nos ressources individuelles alimente aussi, bien sûr, The Cheapest University.

J. R. : Son espace se compose au fil d’une série d’initiatives éphémères et à géométrie variable et n’a pas vocation à proposer quelque chose de stable et défini. C’est une sorte d’école flottante…

T. C. U. : En effet, c’est à l’école de s’adapter au projet accueilli en réfléchissant aux formes de présentation qui peuvent s’y rattacher. Ainsi, nos activités peuvent aussi bien concerner un groupe de trois personnes n’impliquant aucune forme de communication, qu’une conférence annoncée sur les réseaux et réunissant 200 participants. The Cheapest University questionne l’enseignement en tant que forme – d’écoute, d’émission, de réception. On essaie de penser, en tant qu’artistes, les rapports entre un·e enseignant·e et des étudiant·e·s.

J. R. : À quelle échelle opère The Cheapest University lorsqu’elle refuse d’avoir un lieu fixe, du soutien financier ou bien des instruments de communication ? Comment peut-elle atteindre des publics et s’étendre ?

T. C. U. : Nous sommes partis du principe que, pour créer de bonnes conditions d’échange, d’attention et de dialogue, il nous fallait problématiser nos conditions de visibilité et constituer des groupes plus petits. Même si nous avons créé un site internet, nous ne faisons pas d’appels, ni de communications sur les réseaux sociaux. Les institutions ont un rapport au public qui est très défini, des obligations de résultats, des enjeux de communication. Nous avons renoncé à demander des bourses depuis un certain moment pour échapper à ces logiques. Pour partie, notre projet fonctionne selon un principe d’amitié – entre nous, mais aussi avec d’autres lieux qui partagent les mêmes conditions d’hospitalité et de travail (comme Treignac Projet en Corrèze). Notre souhait serait donc la multiplication d’initiatives comme celle-là, plutôt qu’une expansion de The Cheapest University elle-même. Il nous faudrait une multiplicité de petites écoles expérimentales. Cet été, nous allons accueillir à Treignac des étudiant·e·s des écoles d’arts de Toulouse et Clermont, en réponse à une situation sanitaire très violente qu’ielles ont subi·e·s. Cette réponse, nous ne pouvons la donner qu’à une certaine échelle : celle de la capacité d’accueil de Treignac Projet et celle de nos conditions de travail. Nous aurions aimé qu’il y ait, cet été, une prolifération de lieux d’accueil d’étudiant·e·s (pas simplement en art), que les institutions offrent leurs espaces et leurs moyens dans un esprit de solidarité – plutôt que de se préoccuper de réouvrir les expositions et remplir les salles. On se rend compte qu’en ce moment, suite au Covid, un certain nombre de personnes sont en train de créer des espaces alternatifs, et cela permet un fonctionnement par capillarité, comme celui de The Cheapest University. Nous sommes assez optimistes quant à la possibilité de voir émerger ce genre d’initiatives, dans un contexte, qui plus est, de forte défiance de la communauté artistique envers les logiques institutionnelles néo-libérales.

Entretien réalisé le 22 juin 2021