Et si ce que Nietzsche écrit dans la Préface au second volume de Humain trop humain, (1886) – que ce qu’il avait dit « contre la maladie historique », il l’avait dit en homme qui apprenait à s’en guérir lentement, péniblement, et qu’il n’avait pas du tout l’intention de renoncer à l’Histoire pour en avoir souffert autrefois – il fallait le dire désormais de l’art et non plus seulement de la théologie, puis de la philosophie ? Comme si l’art, après avoir cannibalisé le sacré, le religieux, s’autodévorait dans une trans-évaluation jubilatoire ? Prenez et mangez, ceci est mon sang, quiconque croira en moi vivra éternellement. Les musées deviennent nos cathédrales. Sans doute. Mais avec quelque chose de plus et de singulier : un panthéon athée.
Une question corrosive même pour l’or inoxydable
Constat cruel et revigorant : les maladies de l’évaluation – celle du cens historique (un suffrage censitaire), celle des marchands d’art, des académies marchandes de pouvoir, des cours d’histoire de l’art, des critiques d’art, des artistes d’art et d’essai, des praticiens du refus de l’art, des étudiants icôniquement iconoclastes (la dévaluation, réévaluation étant partie du cycle total), des art(ificier)s et autres art-officiers et commissaires de la polis du marché – nous rendent indéfiniment « las du triste hôpital ». Oh que la quille éclate de cette caserne, oh qu’elle aille à la mer ! Sortez toujours des musées, brûlez-les mentalement. Si le grain ne meurt !….
On a raison de moquer l’éva(rt)luation comme une maladie artistiquement transmissible et éminemment virale. La philosophie de l’inversion radicale était tombée à la fin de la Belle époque sous l’emprise de l’histoire (der Historie verfallen), et c’est de ce constat qu’elle a pu s’éloigner de l’histoire de la philosophie, en devenant philologue pour se délivrer aussi de la philologie.
Mais peut-être, comme Nietzsche, faut-il soigner cette arthrose des articulations de l’être par son excès. Comme si, à force d’évaluer, on rencontrait l’évaluation de l’évaluation, de l’évalué, de l’évaluateur et derrière, une évaluation de son regard évaluateur évalué qui n’est plus un arrière-monde de la caverne, mais un chaos créateur où seul Zarathoustra pourra évoluer, et non plus évaluer. L’éternel retour d’un plan d’immanence dans un espace à plus d’une parallèle à la droite. Ce que Cédric Villani appelle la résolution du complexe par la fuite en avant. Disparus la rizière, le buffle, la poussière, le miroir, l’être comme ens summum, comme dit le bouddhisme Chan (Zen). Le cerveau n’a pas de squelette interne. Du dragon à la pieuvre. Mesurez-vous l’abri de la cabane au poids de la charpente ?
Nietzsche n’a jamais eu l’intention de renoncer à l’Histoire. Nous n’avons pas l’intention de renoncer à l’art comme exercice de vie, même s’il est tombé sous l’emprise de l’histoire, même si nous souffrons tous de la maladie artistique, comme si l’objart était devenu une feuille Excel qui passe de bureau en bureau, de commissaire d’exposition en commissaire-priseur.
Ce qui évalue est sans valeur, au-delà de la valeur, transvaluateur – et pour tous ceux qui sont embarqués dans ces galères gigognes de donner un prix, du prix, la seule façon de pouvoir garder le front haut et la nuque rebelle, de n’être pas obscènes, est de partir de l’évidence historique que le dieu Valeur est mort. L’art semblait avoir échappé de son vendredi saint spéculatif. Mais à la Cène des Bettina Rheims, aux jardins des Louvres délocalisées à Dubai, Jeff Koons trouve son Judas, son Ponce Pilate, son PissChrist Serranien. Les loups, mes semblables, mes frères de Cai-Guo Qiang, montent à l’assaut du ciel, Head on et s’écrasent contre la vitre d’un mur de Berlin invisible.
Au-delà du bien et du mal, ce qui permet d’évaluer est sans prix, au-delà de tout prix. Sans valeur, cent valeurs, Sang-valeur. C’est avec cette corde au cou que ceux qui proposent d’instaurer des lois nouvelles de l’évaluation devraient monter à la tribune des revues d’art et des jurys, comme avait statué Lycurgue, celui qui tient les loups à l’écart mais se laisse mourir de faim, tant le rôle du constituant est écrasant.
Ce qui mérite d’être vécu : la vie belle
Il n’y a pas à s’étonner de la marchandisation de l’art. L’art ne marchande-t-il pas l’éternité ? Sa caravane ergoteuse, finasseuse, pleine d’objets dérobés parce que payés, est rattrapée dans le désert de la modernité sacrée par la trinité féroce du chameau, de l’aigle et du serpent. Pas de quartier d’affaires ! Salomé obtient toujours la décollation de l’ermite du désert qui annonce celui qui annonce la bonne nouvelle. Un drôle de produit dérivé. Quelque drone viendra pour nos têtes trop pleines de souvenirs et vendra l’agonie comme un combat interminable, une psycha(rt)nalyse qu’il faut payer pour qu’elle soit efficace. Ceci est votre sang. Nouvelle noblesse, artistes, vous payez le prix du sang puisque vous n’êtes que clergé à temps partiel désormais.
L’immortalité sans la jeunesse ne vaut pas un clou dans le monde du troc, ni un kopek dans le monde de l’argent. Pas plus que les pesantes dissertations qui déplorent que la manie de l’évaluation fasse le lit des affaires, du capital, de l’aurea mediocritas. Pourquoi s’étonner que sur la terre, tête en bas ou en haut, aux pôles ou à l’équateur, tout se jauge à son poids. Icarenaval du chevalet quand la peinture devient tachisme marchand qui progresse.
Suis-je bon parce que l’art, même beau, est méchant et marché ? On s’étonne que l’art soit réduit à de la marchandise. Pensée chaude dans un corps froid. Préférons penser froidement dans un corps chaud, pour suivre Sloterdijk.
Pensée glacée, mais qui réchauffe le corps : que l’art moribond – quelque situationniste attardé se promène dans le désert en proclamant la mort de l’art – devienne un attracteur irrésistible pour ce dont il avait été séparé, distingué, et toléré pour sa marginalité : le monde de l’organisation industrielle. Ceux qui se pâment ou s’offusquent de ce que l’artisanat, puis l’art, soient devenus des objets de consommation durable, comme des voitures de masse mentales économes en pétrole, devraient plutôt voir ce qui est sous leur nez : l’art devient l’évaluateur suprême, et l’opérateur, le Saint-Esprit de la transmutation du sériel en innovant, du stérile en créatif. On assiste à la fusion achevée du monastère, où le travail de l’organisation collective génère un profit total accumulé, avec l’Académie du jugement des pairs, nourrie de toutes sortes d’appariements que permettent les réseaux comme les collèges invisibles, les programmes de recherche, les biens communs des amateurs, les préférences partagées des grands publics. Tout n’est pas art, la vie n’est pas de l’art – mais tout se mesure à son pouvoir de le devenir et de devenir vivant. L’immortalité s’est scindée en l’éternité éphémère de la fruition mesurée en intensité de la jouissance et en la durée de la très longue traîne.
Voilà le renversement radical dont il faut se servir hors des murs de l’entreprise et du capitalisme, pour soigner les corps de la maladie de l’évaluation – et pas simplement dénoncer la perversion mentale qu’on peut dévaluer et disqualifier sans l’avoir exorcisée de l’inconscient. Aujourd’hui, dans des centres de recherche et développement, on installe des tableaux d’art contemporain, dans des projets techniques complexes, on s’attache un artiste qui n’y connaît rien pour jouer le rôle de l’enfant ou du sage.
Sérendipité, quand tu nous tiens, Zarathoustra !
Les écoles d’art et de design sont rapatriées dans les universités et les jurys de diplôme ont été priés de se mettre au diapason, avec des mémoires écrits et des professeurs habilités à diriger des recherches (entendez d’université). Ironie de cette petite histoire dans la boucle de la grande. Apollinaire, Bestiaires :
Incertitude, ô mes délices
Vous et moi nous nous en allons
Comme s’en vont les écrevisses
À reculons, à reculons.
Ne faudrait-il pas mettre d’urgence un artiste dans tout jury, dans toute matière universitaire, dans tout projet urbain ?
Le paysage de l’évaluation
Principe pour évaluer l’évaluation : L’évaluation artistique est un genre, comme le paysage est un genre en peinture, dans les traités des jardins chinois, japonais ou coréens. Double proposition encastrée l’une dans l’autre :
a) Esprit de géométrie sérieux, mais pas fin : Chercher l’esprit non le corps ou la lettre de l’évaluation – principe finalement classique, qui distingue l’évaluation honnête de la perverse.
b) « Pensée de derrière » (Pascal), esprit de finesse, ou Feng Liu en chinois (Fû Ryû en japonais) : Habiter dans l’espace Guo (à l’abri, cocon des murailles de la ville, c’est-à-dire de la première enceinte, celui où règne à plein régime l’évaluation de tout par le plus petit nombre d’experts, de sachants) signifie tôt ou tard constituer un espace de fuite, un ermitage extérieur dans l’espace sauvage, matrice d’abord, puis dans un jardin en ville qui capture au loin les montagnes, l’infini (le Yé, l’érème).
La naissance de ce qu’on appelle « le paysage » en peinture est le résultat de cette évaluation au sens de a) d’abord. On lit dans Zong Bing (375-443), Zhi yu shanshui, zhi you er qu ling : « Quant au paysage, s’il tient au corps, il tend à l’esprit ». Ce qu’Eugenio Montale, le grand poète italien (1896-1981), ramassait dans l’aphorisme Il paesaggio é cosa mentale : « Le paysage est une chose mentale. »
L’espace passe de l’état d’espace défriché (Wen) des paysans, des travailleurs, du travail, et de sa dimension de l’uti, à la dimension du frui, par des urbains qui vont forclore la dimension de valeur d’usage et de production.
Mais l’évaluation pratiquée d’abord ad libitum, puis ad nauseam, qui s’assujettit au principe de l’uti, ou à la dimension marchande des biens échangeables (que l’on retrouve dans Zhi), se trouve elle-même rapidement en proie à une maladie de fuite – et la mise en situation du propre évaluateur, qui aime le bruit du vent dans la vallée de la montagne, comme de l’eau. L’évaluateur va se distancer de l’utilisation prosaïque du travail de l’évaluation, rapidement forclos et méprisé, pour jouir du paysage mental de l’évaluation qui le conduit dans la montagne en retraite, ermitage, grâce à l’artifice urbain du jardin en ville (en résidence), vers les régions de dissemblances infinies. Il arrive alors au royaume de l’incomparable, du singulier, où l’évaluation devient une vulgarité achevée, ou la pire trahison permanente de la trans-évaluation qui tient à la transvaluation de toute valeur.