Questionnaire avec
le collectif Vous n’êtes pas seuls
À l’instar de certains secteurs, qui ont bénéficié d’un engouement, voire d’un emballement médiatique autour de ces gestes de « désertion publique », vous parait-il pertinent d’exploiter la viralité et le « spectacle » (ex. AgroParisTech) ? Quel rapport entretenez-vous avec la visibilité et la revendication publique de ces situations ?
La prise de parole publique visant à porter un témoignage de rupture avec une institution ou une critique radicale d’un pan de l’économie est, sans être la seule, une forme d’action que nous prônons chez VNPS. Notre collectif s’est constitué à partir de 2020 suite au constat qu’il y avait un manque à cet endroit ; qu’il n’existait à notre connaissance aucune organisation accompagnant ce que nous appelons un « passage à l’offensive depuis une position professionnelle » dans une perspective d’écologie radicale.
Depuis plusieurs décennies, les organisations syndicales ont perdu leur capacité à imposer un rapport de force conséquent par la grève ou les blocages. Les politiques néolibérales et l’atomisation sociale les ont réduites à un rôle défensif, réformiste, bien loin de l’objectif historique d’abolition du salariat et du capitalisme. Les ONG et associations de lanceurs d’alerte, quant à elles, portent une attention particulière aux grands scandales, aux affaires, aux sujets à la fois spectaculaires et directement révoltants. Si ces travaux d’enquête présentent généralement un intérêt d’information, les analyses qui en découlent restent souvent bien superficielles, laissant supposer que les structures mises en cause auraient pu simplement être mieux administrées.
Ce que nous entendons exposer à travers chaque prise de parole publique n’est pas tant un scandale au sein d’une administration ou d’une industrie que le fonctionnement normal de celle-ci. Ce sont les nuisances indissociables de cette dite normalité que le témoin révolté peut mettre en lumière avec toute la force symbolique de son expertise. Dans un objectif révolutionnaire de mise à l’arrêt des forces – principalement industrielles et technologiques – qui pourrissent la vie et la liberté, la médiatisation des critiques radicales produites par des personnes faisant le choix de sortir du rang présente selon nous plusieurs intérêts stratégiques.
Adressé en premier lieu aux anciens collègues, et plus largement à la corporation voire à la classe sociale désertée – ingénieurs, managers, petite bourgeoisie des cadres et des technocrates, etc. – le témoignage vise d’abord à affirmer ou réaffirmer la désertion comme geste politique. Simultanément, il pointe les raisons politiques d’un refus individuel de collaborer et rompt – par l’expérience et l’analyse – avec le fantasme idéaliste d’un changement conséquent émanant uniquement de l’intérieur. C’est une façon pour les experts révoltés de mobiliser leur capital symbolique et les affects de leurs collègues plus ou moins proches pour tenter de les convaincre. Évidemment, l’expérience montre que ces désertions individuelles sont loin de provoquer des réactions en chaînes, les freins psychologiques étant souvent trop importants (Olivier Lefebvre expose par exemple ceux des ingénieurs dans Lettre aux ingénieurs qui doutent).
Néanmoins, chaque pavé dans la mare peut permettre de mieux résister aux fausses solutions, de saboter le recrutement, de donner du courage, des idées, une envie de s’organiser à des personnes jusque-là tétanisées par un sentiment d’isolement et d’impuissance. En mettant en scène ces désertions, au travers de publications ou de vidéos diffusées notamment sur les réseaux sociaux, nous acceptons pour un temps et à un certain degré, le jeu du spectacle. Ceci dit, nous ne cherchons pas à conquérir une opinion publique fantasmée. Nous faisons simplement le pari qu’être audibles par des personnes susceptibles d’endosser un rôle d’infiltrées ou en voie de désertion peut s’avérer très efficace, à la fois dans la diffusion d’une culture de résistance et dans les luttes que nous menons par ailleurs au quotidien.
Dans quelle mesure est-il important de partager et accompagner les refus individuels de collaborer par son travail à un système dont les conséquences matérielles et psychologiques sont insoutenables et injustes ? Qu’est-ce que cela dit de votre vision de la recherche ?
Si l’insoutenable absurdité du quotidien est parfois le point de départ d’une démarche intellectuelle tournée vers l’action, le manque de véritable prise politique de la petite bourgeoisie – évoluant dans la marchandise et le béton – la pousse davantage vers une quête personnelle d’épanouissement, de développement personnel ou de postures colibristes. Il aurait été illusoire de viser une politisation individuelle des malaises de ces centaines de personnes qui se tournaient vers nous.
Nous avons donc mis en place une taxonomie de la désertion, pour clarifier notre positionnement et réorienter les personnes en questionnement vers d’autres initiatives. Cela nous a permis de concentrer nos efforts auprès des salariés révoltés et isolés face aux nuisances de leur secteur, ayant a minima amorcé une analyse de celles-ci. Nous sommes déjà revenus sur les intérêts stratégiques que nous voyons dans ces refus de collaborer. Quant au caractère individuel de ces témoignages : nous essayons de les rendre plus collectifs, d’autant plus lorsque plusieurs angles d’analyses peuvent se compléter. Nous espérons à l’avenir que chaque témoignage, chaque critique d’une organisation ou d’un secteur économique sera porté à plusieurs voix, ou trouvera des échos.
En quoi votre structure rend possibles et concrètement politiques ces soustractions grâce à des outils, une communauté, des espaces de parole ?
Sur le plan matériel, les personnes qui désertent disposent généralement d’une série de privilèges, d’un capital social, culturel, parfois économique. Un de nos engagements est de les amener à prendre la mesure et à subvertir ces privilèges, plutôt que de faire semblant de pouvoir y renoncer complètement. Bien entendu, chacun ne dispose pas des mêmes atouts et nous veillons à ce que celles et ceux qui se mobilisent à nos côtés ne subissent pas de ce fait une forme de sur-précarisation.
Si les personnes que nous accompagnons ont développé une culture politique conséquente, à commencer par une critique lucide de leur activité ou de leur secteur, leur quotidien a pour la plupart été façonné par la séparation entre travail et loisirs, laissant parfois la place à des formes d’engagement citoyen, mais le plus souvent sans espace-temps permettant de s’organiser sérieusement en-dehors.
Dans la mesure du possible – la crise sanitaire et l’éloignement géographique nous ont trop souvent contraints aux échanges téléphoniques – nous prenons le temps de rencontrer individuellement les personnes avec lesquelles il nous semble y avoir des affinités et des objectifs partagés. La substance de ces échanges entre souvent en résonance avec des travaux déjà menés au sein de notre organisation ou par des collectifs amis, et la mise en relation est alors le meilleur moyen de mettre le pied à l’étrier : la déserteuse ou le salarié infiltré n’est plus seul.
Il existe un débat parfois âpre, notamment dans les milieux militants, autour de l’intérêt de ces refus de travailler qui viennent des classes moyennes et supérieures et diplômées, donc autour d’un privilège social autoréférentiel. Comment vous vous positionnez face à cela ? Ces gestes peuvent-ils être en résonance ou en solidarité avec les besoins et les luttes d’autres secteurs sociaux ?
L’emballement médiatique imprévu qui a suivi le discours des diplômés d’AgroParisTech, mettant beaucoup de choses dans le même sac et prenant régulièrement des raccourcis avec les argumentaires militants – voire les évacuant totalement – a sans surprise jeté énormément de confusion sur les pratiques de désertion. Sans surprise, car avec un peu de recul sur l’incapacité structurelle des grands médias à traiter un sujet avec un peu de complexité politique en dehors des grandes catégories mobilisées pour la pensée prête à l’emploi – type « valeur travail », « neutralité de la technique », « changement de l’intérieur » – on pouvait facilement s’attendre à la réaction pleine d’aigreur des blocs bourgeois et conservateurs. C’est d’ailleurs presque enthousiasmant de voir que la radicalité de certains de ces discours, prononcés au sein même des institutions chéries de la technocratie, a fait frémir une partie d’entre elle.
Il est plus décevant en revanche de voir une bonne partie de la gauche voire de l’extrême gauche s’imprégner de cette critique malhonnête pour la régurgiter en de basses accusations d’individualisme ou de mépris de classe. Les désertions politiques, pleinement engagées sur divers fronts de luttes, sont caricaturées en des caprices de cadres qui partent se mettre au vert avec leur pactole.
Lorsqu’une onusienne du Programme Alimentaire Mondial démissionne publiquement pour dénoncer le dysfonctionnement structurel des agences publiques internationales, elle s’adresse d’abord aux fonctionnaires de ces agences où il est confortable de faire carrière, et apporte simultanément à qui veut bien l’entendre les preuves nécessaires qu’aucune transformation conséquente n’aboutira de l’intérieur. Quand une salariée de l’industrie solaire prend la parole pour avertir de la déferlante de mégaprojets photovoltaïques qui menacent les terres agricoles et forestières notamment par le cheval de Troie de l’agrivoltaïsme, elle donne des armes à la fois à celles et ceux qui comptent y faire face, et les autres qui se voyaient bien travailler au service de l’industrie de l’écoblanchiment.
Grothendieck, déjà en 1972, incarnait ce refus du rôle de complice au sein de l’empire technologique, pour porter une critique radicale de la société industrielle. Il en a inspiré d’autres, nous compris. Mais ce n’est qu’un point de départ dans une trajectoire de désertion. Le vrai travail commence ensuite, lorsque chacune et chacun d’entre nous se mobilisent en cohérence avec ses attaches sociales, territoriales, politiques. Si nous n’avions pas déserté, nous n’aurions pas pu rejoindre les Gilets Jaunes sur les ronds-points, les Brigades de Solidarité Populaires lors des confinements, ou aider au blocage des centres logistiques contre la réforme des retraites. Sans désertion, nous n’aurions pas pu nous initier aux pratiques agricoles vivrières et d’entraide paysannes caribéennes, auprès de foyers et d’associations d’aides aux demandeurs d’asile, ou à l’autonomie énergétique via des chantiers Reprises de Savoirs. En désertant, nous retournons contre lui-même les armes du système qui nous a formés. Nous mettons par exemple nos compétences de CSP+ au profit de syndicats contre les ravages du numérique, dans la défense d’activistes contre la finance fossile, ou pour la reconnaissance du site ultra-touristique des Salines (Martinique) comme Entité Naturelle Juridique, afin de préserver un écosystème d’importance mondiale des projets fonciers qui l’assaillent.
Ces luttes, qui nous transforment et nous font grandir, font partie de nos cheminements et de nos destinations. Nous y sommes engagés comme par une évidence viscérale, comme s’il fallait se rattraper parfois de longues années d’inaction, peut-être aussi parce que ça urge. Plus prosaïquement, nous croyons que la sous-bourgeoisie qui déserte peut et doit se mettre au service des classes populaires et paysannes lorsque celles-ci se mobilisent, et que nos combats ne peuvent pas se mener à côté du mouvement social. Mais aussi parce qu’avec un peu de rigueur dans l’analyse, c’est absolument cohérent en termes d’objectifs : contre l’exploitation et l’accaparement des moyens de production par les machines et le capital, pour une autonomie paysanne, une autogestion populaire, tournée vers des sociétés démocratiques et des économies de subsistance.
Qu’est-ce qui se passe après l’abandon des positions privilégiées, tant symboliquement (perte du statut social de chercheur·euses notamment) que matériellement (dans le cas des ingénieur·euses ou diplômé·es de grandes écoles notamment) ? Quelles stratégies collectives d’activité et de rémunération sont mises en place ensemble dans ces « conversions » ou « mutations » ? Pensez-vous par exemple à des organisations et des économies alternatives pour ces désertions ?
D’abord, si nous adhérons à la critique radicale du travail comme marchandise et que le malaise salarial gagne du terrain, surtout dans notre génération, nous ne glorifions pas les renoncements individuels au salariat comme une fin en soi ou un quelconque aboutissement politique. Au mieux s’agit-il d’un levier, selon nous encore sous-estimé. Rompre les rangs les plus virulents du techno-capitalisme ne signifie pas croire à la possibilité d’une fuite hors de son emprise. En revanche nous revendiquons des façons d’habiter, de se nourrir, de se soigner en dehors des excès du régime industriel, et la désertion salariale permet une occasion rare de s’y essayer de manière choisie – et non pas subie.
Concrètement, suite à l’abandon d’un poste, on réapprend souvent à faire avec moins. Dans un premier temps, les personnes qui ont un peu d’économies s’en servent pour envisager la suite, d’autres peuvent bénéficier du chômage, ou du RSA. Ensuite, il s’agit en général de trouver un équilibre entre de petites activités économiques plus cohérentes, de travailler à des formes d’autonomie et de subsistance non marchandes et l’engagement militant souvent associatif.
À long terme s’il faut l’imaginer, nous nous projetons dans une multiplication d’archipels de résistance et d’autonomie, offrant la part belle à la propriété d’usage et à des économies de subsistance ; sans que le travail rémunéré ne disparaisse totalement mais de sorte que sa place dans nos vies diminue drastiquement.
Dans ce sens, les expériences coopératives comme Longo Maï ou L’Atelier Paysan – dont nous sommes sociétaires – sont des modèles. Outre-Atlantique, de façon moins formelle, la pratique traditionnelle martiniquaise du koudmen s’incarnant par exemple dans le lasotè (chantier participatif agricole, sans échange marchand) résiste encore un peu au colonialisme salarial.
Pensez-vous que ce réseau de gestes périphériques (en croissance, certes) instaure un rapport de force avec certaines institutions ou acteurs économiques dominants ?
Pour l’instant, ces acteurs s’en accommodent assez bien, mais on peut estimer certains effets. C’est principalement dans la diffusion d’une culture de résistance que ces gestes de rupture sont selon nous pertinents. L’idée de refus de collaborer s’ancre petit à petit, du moins ce n’est plus une fierté de faire carrière dans une structure écocidaire. La honte change de camp, ce qui donne plus de force à une critique radicale du système techno-industriel, dépassant les commentaires sur la façon dont il est administré ou quant au spectacle des arènes politiciennes.
Enfin, il nous semble que le rapport de force se trouve dans les luttes qui sont rendues possibles par les personnes qui font le choix de s’y impliquer à temps plein plutôt que de collaborer. Des ZAD aux Soulèvements de la Terre, sans oublier toutes ces luttes moins visibles contre des projets inutiles, la plupart seraient impossibles sans ces soustractions, et souvent ces expertises qui ont changé de camp.
Selon vous, quel(s) terme(s) décrivent le mieux les situations en question ? Quel est l’intérêt de parler de « désertion », ou « bifurcation », ou « soustraction », etc. ?
Le terme de bifurcation, a priori censé traduire une rupture avec le régime économique et politique en place, est largement galvaudé depuis plusieurs années. Dans un premier temps imposé par la gauche industrialiste, il est désormais carrément récupéré par les capitalistes, par exemple comme thème du Sommet de l’Économie organisé par Challenges en 2022, quelques mois seulement après le discours des diplômés d’AgroParisTech. Recyclage de l’idée de transition écologique usée jusqu’à la mœlle, la bifurcation véhicule l’idée de réformer, de réorienter l’appareil productif, supposant la neutralité des technologies et de l’industrie qui sont pourtant les principales puissances destructrices de notre civilisation.
Pourquoi pas parler de soustraction, comme des forces que l’on retirerait au système qui broie l’humanité et la nature. Une stratégie de soustraction porterait néanmoins l’idée que l’on peut organiser la chute d’un empire à la façon d’un château de cartes, en en faisant tomber suffisamment. Ce qui nous semble être une perspective idéaliste, dans le sens où il est matériellement impossible de s’extraire de la société industrielle de façon individuelle ou communautaire. Si des soustractions permettent effectivement de renforcer des endroits où l’on s’oriente plutôt vers de la subsistance, elles doivent aussi participer au renforcement d’une culture de résistance pour stopper le ravage techno-industriel qui finira par venir à bout de toutes ces initiatives locales.
À la suite de la vague dissidente – anarchiste, situationniste, anti-industrielle – des années 1970, nous avons privilégié le lexique de la désertion, dans l’idée qu’une guerre est à l’œuvre, celle de la société industrielle capitaliste contre les autres sociétés humaines et la nature. Nous sommes largement revenus dans cet entretien sur notre conception du geste politique consistant à sortir du rang, en particulier lorsque nous sommes celles et ceux qui portons les armes. Mais à l’heure où la société de l’information liquéfie un à un le sens des mots que nous employons et la notion même de vérité, un terme ne caractérisera pas le mouvement que nous entendons incarner. Nous continuerons d’utiliser celui-ci et d’autres pour penser notre rapport au monde, mais surtout de privilégier les actes pour le transformer.
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