Questionnaire avec les collectifs PiNG et Klask ! du Mouvement pour les Savoirs Engagés et Reliés (MSER)

Quel rapport entretenez-vous avec la visibilité et la revendication publique de ces situations ? Vous parait-il pertinent dexploiter la viralité et le « spectacle » (ex. AgroParisTech) ?

Ewa : Du côté de Klask ! La question ne s’est pas vraiment posée, peut-être car c’est une association très locale qui regroupe des personnes qui font ou ont fait un doctorat et que celles-ci sont trop dispersées pour « bifurquer » de manière spectaculaire en refusant leurs diplômes. Cependant on a soutenu indirectement ces mouvements de par notre participation au Mouvement pour les Savoirs Engagés et Reliés. Le MSER est une communauté d’associations et collectifs engagés dans la coopération entre recherches et mouvements sociaux pour la transition écologique et solidaire1. Cet espace de coopération s’est créé dans l’élan des États généraux des sciences et techniques engagées, lors de l’Université d’Été des Mouvements Sociaux et des Solidarités en 2021 à Nantes. Son action se traduit par des contributions au débat public et par des rencontres entre acteur·ices de la recherche et des mouvements sociaux, comme les Journées dÉté des Savoirs engagés et Reliés en août 2022 et en octobre 2024.

Du côté de mon activité indépendante, j’utilise le « PhD » dans ma signature, je me présente comme « doctrice qui fait autre chose que de la recherche publique », donc je prône cette possibilité de « bifurquer » avec mon parcours. Je soutiens aussi, en tant que paire, des collègues qui se posent des questions, veulent développer une activité indépendante ou entrer dans une coopérative d’activité et d’emploi.

Meven : J’ai un point de vue relativement direct dans la mesure où ma promotion a pu voir dès 2019 un groupe d’étudiant·es qui a mis en scène son refus de recevoir son diplôme des mains de la direction d’une « grande école ». À l’époque il ne s’agissait cependant pas de « déserter publiquement » mais de rendre visible un certain nombre de faits inacceptables, dont le traitement des violences sexistes et sexuelles au sein de cette institution.

Comme l’avance Bernard Aspe, « il y a ce qui est dit dans les mots, il y a ce qui se fait dans les actes, et “entre” les deux2 ». Bien qu’il faille rester mesurés quant à la portée concrète de telles interventions, la force de ces mots en actes réside dans le fait qu’ils traduisent de profondes ruptures subjectives, biographiques : des voies pavées de la reproduction sociale aux sentes étroites de la « désertion publique ». Leur caractère spectaculaire tient certainement aussi dans notre in-habituation à ces moments d’irruption de sincérité tâtonnante qui soufflent un grand vent d’air frais.

Ewa & Meven : D’une manière générale au Mouvement pour des Savoirs Engagés et Reliés, nous faisons le constat que des mécanismes de désinformation et de manipulation des savoirs sont régulièrement à l’œuvre dans les agoras publiques, politiques et médiatiques. Le « spectacle » sous-tend généralement la représentation des sciences comme neutres et l’idéologie d’un progrès technique à la fois inéluctable et fondamentalement positif 3.

Le discours des ingénieur·es déserteureuses d’AgrosParisTech et l’intérêt médiatique qu’il a suscité a été pour nous l’occasion de rendre plus visible la création de notre collectif. Dans un texte de soutien, nous avions accueilli « avec beaucoup d’enthousiasme ces prises de positions audacieuses4 ». Dans ce texte et d’autres tribunes ultérieures, nous avions « profité » du regain d’intérêt pour la question de l’engagement des chercheur·euses pour affirmer nos buts : 1. montrer publiquement le caractère politique des sciences et des techniques, alors que leur supposée neutralité sert avant tout à justifier une fuite en avant techno-scientifique sans discussion préalable ; 2. faire naître des expérimentations fécondes à travers des croisements entre le monde de la recherche et les mouvements sociaux pour une transition écologique et solidaire ; 3. obtenir des changements significatifs de la part des institutions pour une expression démocratique des choix scientifiques et techniques.

Dans quelle mesure est-il important de partager et accompagner les refus individuels de collaborer par son travail à un système dont les conséquences matérielles et psychologiques sont insoutenables et injustes ? Quest-ce que cela dit de votre vision de la recherche ?

M. : Pour partir de la vision de la recherche telle que portée par l’association PiNG, nous revendiquons d’abord l’idée selon laquelle les savoirs sont des constructions collectives et ne peuvent être réduits au génie de quelques expert·es. D’où l’attachement de PiNG à la production de cadres de recherche et d’exploration associant des mixités de profils (citoyenn·es, artistes, chercheur·euses), de parcours, de cultures et de pratiques (faire, sentir, penser), mais aussi notre attachement aux cultures libres et aux communs de la connaissance. La recherche est pour nous ce qu’est la poésie à Lautréamont : elle doit être faite par tous·tes et a une visée transformatrice, émancipatrice.

E. : Être solidaires, c’est vital. Dans mes expériences je vois plusieurs cas. Le premier, dans le cadre des activités de Klask !, est celui des docteur·es qui cherchent à s’insérer professionnellement en dehors de l’académie. Iels sont souvent éreinté·es psychiquement, physiquement et moralement de leur parcours doctoral, et cela même s’il se passe « bien ». Dans cet état, ça peut être très compliqué de chercher ou développer une activité professionnelle. De manière un peu caricaturale, les docteur·es se retrouvent sur le « marché du travail » avec des compétences que tout le monde veut sur le papier, mais qui ne sont pas valorisées en réalité.

Dites « je sais problématiser et remettre des projets en question de manière critique, prendre le temps de m’informer, produire des connaissances, écrire, penser, apprendre… » et les recruteur·ices fuient en hurlant. Cela intéresse quelques associations, certes, mais elles n’ont pas de financement pour la R&D (elles n’ont pas vraiment de financements tout court). Dans ce cas, se retrouver entre docteur·ices pour se rendre compte qu’on est beaucoup dans cette situation, devient une sorte de plateforme de réconfort sur laquelle on peut rebondir.

Le deuxième cas que je côtoie est celui des docteur·ices « indépendant·es » qui tentent de développer une activité professionnelle en accord à la fois avec leurs convictions engagées, souvent anti-productivistes, et leurs compétences de recherche. Rencontrer d’autres collègues qui développent des activités de ce type est très stimulant. Dans ce cadre, nous sommes en train de monter un réseau national de chercheur·euses « interdépendant·es ». D’ailleurs d’autres réseaux existent déjà, comme celui développé par La Manufacture Coopérative.

Pour ce que ça dit de ma vision de la recherche, c’est peut-être qu’elle est faite par des personnes avant tout. Il y a certes l’institution, ses modes de fonctionnement critiquables etc., mais elle porte aussi un lot d’opportunités uniques. Il n’y a pas besoin de l’abolir, mais peut-être de soutenir les personnes qui souhaitent la modifier et soutenir aussi les personnes qui en ont profité pour qu’elles puissent le rendre à la société.

E. & M. : Dans le cadre du MSER, semer le doute et accueillir les dissonant·es font partie de nos axes d’action. On sème le doute en participant à des réunions, en soutenant des rencontres, en mettant en contact ou en organisant des événements locaux (plénières et autres) ou nationaux, comme les Journées dÉté des Savoirs Engagés et Reliés. On a aussi un espace sur le site internet avec quelques propositions pour les témoignages de personnes qui dissonent5. On accueille les dissonant·es en partageant ouvertement dans des cadres de confiance nos doutes, nos observations, en se soutenant mutuellement. Un exemple typique est de rencontrer un·e chercheur·euse qui a réussi une redirection de ses thématiques de recherche (ça prend plusieurs années) et de la mettre en contact avec un·e chercheur·euse qui se pose les mêmes questions. On stimule l’entraide.

En quoi votre structure rend possibles et concrètement politiques ces soustractions grâce à des outils, une communauté, des espaces de parole ?

M. : À l’association PiNG, notre particularité réside très certainement dans le fait d’animer des lieux au sein desquels il est possible de mettre en débat collectivement le numérique, les sciences et les technologies. Pratiquement cela prend de nombreuses formes (un fablab citoyen, une bibliothèque sur les cultures numériques, matérielles et techniques, des ateliers pratiques, des arpentages, des recherches-actions)… Nous ne revendiquons pas nécessairement un soutien à ces soustractions, mais nous observons que nos lieux peuvent en consister un point d’appui, ne serait-ce qu’en tant que lieu de rencontre, de sociabilité et de partage d’expériences, mais aussi en tant que lieux « ressources », au double sens que le mot charrie.

E. & M. : Pratiquement, le Mouvement SER s’est d’abord constitué par l’organisation de rencontres visant à rassembler chercheur·euses, associations du tiers-secteur de la recherche et militant·es. Parmi ces rencontres, on peut ainsi citer : « Les États généraux des sciences et des techniques engagées » lors de l’Université dÉté des mouvements sociaux et des solidarités en 2021, ou une journée de débat sur le thème « Rester, résister, déserter, désherber – Faut-il changer notre manière de faire de la recherche ? ». Ces rencontres et leur organisation ont été des sortes de prétextes pour passer du temps ensemble, nous rencontrer, nous connaître, nous faire confiance.

E. : Dans le cadre de Klask ! on a pu organiser 3 EXPÉs qui invitaient des docteur·ices à faire du bénévolat de compétences pour les associations locales. La moitié du temps y était consacrée à l’accompagnement à la re-insertion des docteur·ices. Il faut dire que nous ne sommes accompagné·es ni par France Travail ni par l’APEC (malgré une mobilisation récente autour de la question dans le cadre de Cap Docteurs). Les EXPÉs ont permis plusieurs choses aux participant·es : 1. Se retrouver entre pairs et partager les vécus. Ça fait du bien et ça permet de prendre de la distance sur la situation ; 2. Prendre conscience de l’utilité de ses compétences. En effet, en sortant du milieu académique, on peut avoir l’impression (merci le syndrome de l’imposteur·ice !) que savoir poser des questions claires et précises, être créatif·ves dans la résolution de problèmes, savoir s’informer et citer ses sources, apprendre, créer des connaissances… sont des compétences « ordinaires ». Concrètement, une doctrice en océanographie et un chimiste ont pondu, en un quart d’heure, une carte qui montrait d’où venaient les adhérent·es d’une association qui fait du lien social.

En tout cas, ce que ça a permis à un niveau plus actionnable et politique, c’est de faire prendre conscience aux docteur·ices de leur compétences transverses au-delà de leur expertise (à laquelle les scientifiques sont parfois réduit·es). Cela les a clairement encapacité·es. Du côté des associations, une rencontre de premier degré avec des scientifiques a fait tomber les stéréotypes et montré de manière très tangible à quoi les chercheur·euses peuvent leur servir directement. Seulement 10 % environ des docteur·es (postes de chercheur·es ouverts/doctorats soutenus données du MESR) sont recruté·es comme fonctionnaires dans la recherche publique. Environ 10 % sont recruté·es dans l’industrie à gros coups de Crédit d’Impôt Recherche, donc de l’argent dont ne profiteront pas les contribuables. Une partie trouve des emplois dans le conseil (ce qui n’est pas leur métier à la base, on peut en faire après un master) ou la fonction publique. Une partie importante reste sans emploi ou en emploi précaire plusieurs années. Il est fondamental de questionner pourquoi dépenser de l’argent pour la formation de ces profils et ne pas les utiliser pour le bien commun.

Il existe un débat parfois âpre, notamment dans les milieux militants, autour de lintérêt de ces refus de travailler qui viennent des classes moyennes et supérieures et diplômées, donc autour dun privilège social autoréférentiel. Comment vous vous positionnez ? Ces gestes peuvent-ils être en résonance ou en solidarité avec les besoins et les luttes dautres secteurs sociaux ?

M. : Votre question en appelle une autre, posée dès 2012 par le Collectif pour l’intervention : comment pratiquement « prendre en charge les infrastructures techniques et scientifiques du monde du capital, comme seule voie praticable pour organiser le démantèlement de celui-ci 6 »? D’une certaine manière, il me semble que les « désertions individuelles » donnent peu de prises pour aborder ce problème quand bon nombre de savoirs techniques nécessaires à la reproduction de nos conditions d’existence (énergie, communication, alimentation…) sont encore l’apanage de chercheur·euses ou ingénieur·es. La critique d’Anne Humbert, dans son livre Tout Plaquer : la désertion ne fait pas partie de la solution … mais du problème selon laquelle « les désertions permettent aussi de rejeter la responsabilité sur les individus plutôt que de se focaliser sur les politiques publiques » paraît aussi fondée si l’on parle de désertions individuelles sans relations à des mouvements sociaux de masse.

Cependant, nous remarquons que l’état de délabrement des institutions de recherche et les politiques publiques de négligences volontaires confinent parfois avec la brutalisation des acteur·ices qui y sont pris·es, des agent·es aux chercheur·euses en passant par les étudiant·es. Il ne s’agit donc pas de renvoyer chaque fois la fuite à une mode de la désertion comme développement personnel, quand elle peut être aussi un réflexe salutaire d’auto-conservation. D’où la nécessité de faire exister des collectifs qui puissent relier chercheur·euses engagé·es ou en recherche d’engagements, structures du tiers-secteur de la recherche, militant·es et déserteur·euses de tous horizons.

E. : Cela résonne avec « l’enquête conscientisante ». Une « soustraction » individuelle peut être le début d’un mouvement. C’est la force de méthodologies comme l’enquête conscientisante (défendue, entre autres, par Paloma Lopez de Ceballos) qui part de deux personnes qui, grâce à un partage d’expériences, prennent conscience de mécanismes d’oppression. Si la démarche se perpétue, il se génère rapidement un collectif, une classe, une population qui peuvent avoir les mêmes prises de conscience. Cela permet une mise en action et une montée en puissance à plusieurs échelles.

En ce qui concerne les docteur·ices que je rencontre, dans Klask ! ou mes activités interdépendantes ou militantes, ce sont effectivement souvent des représentant·es de classes moyennes, de la toute petite bourgeoisie intellectuelle. Cependant une partie importante d’elleux viennent d’autres milieux, prolétaires ou ruraux par exemple, je suis moi-même fille d’immigré·es. Comme par hasard, je ne rencontre pas beaucoup de « fils et filles de » qui galèrent, la plupart sont le ou la premier·ère de la famille à avoir un diplôme universitaire aussi haut, le plus haut d’ailleurs. Personnellement je trouve que c’est courageux de ne pas vouloir ni persévérer et espérer avoir un poste de fonctionnaire dans la recherche publique, ni choisir un poste dans la R&D industrielle.

E. & M. : Au sein du MSER, il y a celleux qui souhaitent que les chercheur·es désertent (on a organisé un « désertion-tour »), d’autres qui souhaitent qu’iels résistent, désherbent ou encore redirigent leurs recherches. Ce qui nous parait intéressant à pointer, au-delà du jugement qu’on peut avoir sur les privilèges de celleux qui désertent, c’est les difficultés que rencontrent celleux qui « restent et résistent ». Un·e fonctionnaire est privilégié·e, mais s’iel décide de façonner son activité de recherche avec un aspect militant cela a de grandes chances de lui rendre les choses plus difficiles. Il faut le·a soutenir, le·a mettre en contact, l’inclure dans une communauté et pas s’attarder sur ses privilèges…

Quest-ce qui se passe après labandon des positions privilégiées, tant symboliquement (perte du statut social de chercheurs/euse·s notamment) que matériellement (dans le cas des ingénieur·euses ou diplômé·es de grandes écoles notamment) ? Quelles stratégies collectives dactivité et de rémunération sont mises en place ensemble dans ces « conversions » ou « mutations » ? Pensez-vous par exemple à des organisations et des économies alternatives pour ces désertions ?

M. : Si la question peut être comprise comme « faut-il trouver des modèles économiques alternatifs pour les chercheur·euses alternatif·ves ? », j’aurai tendance à répondre qu’il est bien plus urgent politiquement de rendre possible pour tous·tes la possibilité de vivre une vie digne, émancipée de la contrainte du travail salarié. Si l’on prend au sérieux l’idée selon laquelle la production des connaissances n’est pas réservée à une caste d’expert·es, on ne peut se contenter de stratégies de type corporatistes.

Des initiatives inspirantes construisent déjà des moyens de passer d’une conception de la vie placée sous le signe de l’échange économique, à des relations basées sur la solidarité : de la Mutmat rennaise, un collectif qui mutualise du matériel d’évènementiel, aux réseaux de ravitaillement des luttes et leurs distributions alimentaires, en passant par diverses initiatives de mutualisations de l’argent, d’autogestion de serveurs informatiques « cyberféministes », les foncières militantes et leurs reprises de terres ou même la création de Bureaux de Désertion de l’Emploi, sans oublier les réflexions sur un revenu d’existence comme « attaque contre la valeur travail 7 ».

E. & M. : Cette question des stratégies sera partiellement abordée lors de la dernière journée des JESER 2024. Une des séances proposées lors de la bourse d’activité du premier matin était exactement sur cette thématique. Ce qui en sort c’est que, s’il est nécessaire d’avoir des temps et espaces pour penser et préfigurer ces solutions (ce que permettent les JESER entre autres), on ne va pas très loin sans fonds et volontés politiques. Il y a donc un travail politique à opérer à ce sujet.

À l’échelle du mouvement, il n’y a pas encore de réponse claire ou solution sur ce point. Il y a plein d’urgences à gérer et le mouvement n’a pas vraiment les moyens nécessaires. Un constat que l’on peut cependant effectuer, c’est que les associations qui composent le mouvement (Klask !, PiNG, Ingénieurs Sans Frontières, Sciences Citoyennes, etc.) recrutent souvent des chercheur·euses et ingénieur·es qui ont fait cet abandon. C’est donc occasionnellement un moyen de soutenir ce type de profils mais on ne peut pas dire que ce soit ni organisé ni conscient. Le soutien entre pair·es, s’il ne met pas de beurre dans les pâtes, reste tout de même bénéfique.

Ce qu’on observe, c’est l’émergence de ce type de réflexions très concrètes dans le milieu académique, et on suit de près les financements de plus en plus nombreux dédiés aux relations sciences-société. On peut également célébrer l’initiative du Ministère de la Jeunesse et de l’Éducation qui a crée le Fonjep Recherche (une aide à l’emploi pour des fonctions de recherche en association) et déplorer sa suspension (quasi immédiate). Plusieurs des associations qui font partie de MSER ou de son écosystème en ont bénéficié.

E. : Klask ! avait pour vocation de créer des emplois engagés et basés sur les compétences de recherche des docteur·es. Cela s’est avéré trop ambitieux – ou trop précurseur si on veut garder le moral ! D’un côté ni les collectivités, ni les fonds de subventions des associations, ni l’Économie Sociale et Solidaire n’ont la connaissance de ces profils et de leurs capacités et plus largement de ce qu’est la recherche. Dans les demandes de subventions, il n’y a que rarement de la place pour des activités réellement expérimentales et de recherche. Les mots clés sont là, mais vidés de sens. Il est très compliqué de financer un projet sans préciser ce qu’il en sortira exactement.

De l’autre côté, prendre des risques pour bâtir des carrières alternatives, renoncer à un salaire stable et/ou satisfaisant n’est pas chose facile. Surtout pour des personnes qui ont déjà « donné ». De mon côté, je dédie une partie de mon temps professionnel à parler de mon parcours. Certes, je n’ai pas de montre très très chère à 40 ans, mais mes activités subviennent à mes besoins. J’ai assez pour me nourrir au sens pluriel.

Pensez-vous que ce réseau de gestes périphériques (en croissance, certes) instaure un rapport de force avec certaines institutions ou acteurs économiques dominants ?

M. : En ce qui concerne les activités de PiNG, je pense que nous y contribuons d’une certaine manière, notamment en faisant exister des façons de s’approprier collectivement les technologies et les objets, de créer et de produire collectivement à l’écart des circuits marchands. Il s’agit là avant tout de donner à voir de façon concrète ce qui est bien trop souvent relégué au niveau de l’utopie et de l’imaginaire.

Même si nos lieux sont d’abord des espaces de bricolage convivial8, et qu’ils existent aussi grâce au soutien politique de certaines institutions (notamment financier, en ce qui concerne les collectivités qui subventionnent l’association), ils entretiennent une parenté philosophique forte avec d’autres espaces communaux tels que Calafou, où la Coopérative Intégrale Catalane et ses logements sociaux croisent une micro-brasserie, un fablab, une cantine collective, des collectifs gynépunks9, etc.10, dans un projet collectif qui assume pratiquement se constituer en entreprise de désertion11.

E. & M. : Là encore, on se situe plutôt en amont. Pour l’instant on ne crée pas directement le rapport de force, on y contribue de plusieurs manières et on se prépare à pouvoir le faire. Il y a tout d’abord besoin d’encapaciter celleux qui pourront collectivement créer le rapport de forces. On pense que le MSER y contribue avec l’animation de la communauté et en soutenant différentes luttes.

Ensuite, le mouvement travaille à décloisonner et mobiliser largement, stimuler des synergies. On tisse des relations et on « fait » aussi bien avec des organisations qui se situent plutôt dans l’institutionnel qu’avec des collectifs plutôt radicaux. En travaillant avec Future Earth12 ou Archipel13, on met en avant des questions, thématiques, postures, méthodes ou personnes qui ne seraient pas présentées ou abordées autrement. Travailler avec les collectifs plus radicaux ou tout simplement éloignés de la recherche académique nous permet d’être plus près de leurs besoins, en tout cas à leur écoute, et de les soutenir en partageant avec elleux des informations et des contacts et pour qu’ils se légitiment et soient légitimés davantage. Précisons que les deux côtés apportent également beaucoup au mouvement.

E. : J’ai envie de répondre que c’est la périphérie qui délimite les frontières. J’aime l’image selon laquelle les connaissances humaines sont des sortes d’îlots dans le néant. Les activités de recherche placent le·a chercheur·e (tout court, dont les académiques) au bord de l’îlot, face au vide. Comprendre quelque chose crée une petite excroissance de l’îlot et repousse la frontière de nos connaissances.

Selon vous, quel(s)terme(s) décrivent le mieux les situations en question ? Quel est lintérêt de parler de « désertion », ou « bifurcation » ou « soustraction », etc. ?

M. : De façon analogue à l’usage de la notion de « désarmement » qui tend à prévaloir sur celle de « sabotage », il me semble que le terme de « désertion » a le mérite d’insister sur le caractère potentiellement nuisible et dommageable de ce dont il est question de se détacher.

Il peut s’agir là d’insister sur le caractère fallacieux de l’idée de neutralité des sciences et des techniques, et de renouer avec l’héritage radical d’un Alexandre Grothendieck, mathématicien médaille Fields en 1966 mais aussi antimilitariste, qui rompt avec les institutions de la recherche à l’occasion de la guerre du Vietnam. Après avoir contribué à la création du groupe et de la revue écologiste Survivre et vivre, il tiendra en 1971 une séance inaugurale au Collège de France intitulée : « Science et technologie dans la crise évolutionniste actuelle : allons-nous continuer la recherche scientifique14 ? ». Personnellement, comme il s’agit de bâtir collectivement de larges alliances, je pense que la notion de désertion est particulièrement intéressante à l’heure où la jeunesse se retrouve en proie au militarisme, notamment suite à la décision de généraliser le Service national universel (SNU) à l’horizon 2026. Reste que la désertion ne se suffit pas à elle-même, et que nous avons certainement aussi besoin de développer ensemble un art de la résistance15.

1Il rassemble : Abecopol, Atécopol, AtEcoPolAM, Coexiscience, Écopolien, la Fabrique des Questions Simples, Ingénieurs sans Frontières, Klask !, La Myne, PiNG, RogueESR, Sciences Citoyennes, Scientifiques en Rébellion et de nombreuses personnes.

2Bernard Aspe, Les mots et les actes, Caen, NOUS, 2011.

3Sur le caractère situé et engagé de la production scientifique, voir : Jacques Roux, Florian Charvolin, et Aurélie Dumain. « Les “passions cognitives” ou la dimension rebelle du connaître en régime de passion. Premiers résultats d’un programme en cours », Revue danthropologie des connaissances, no 3, 2009, p. 369-385.

4« Soutien à celleux qui bifurquent, par le Mouvement pour des savoirs engagés et reliés », Le Blog Mediapart, 2 juin 2022, en ligne.

5Voir à ce propos : www.mouvement-ser.org/dissoner

6Collectif pour l’intervention, Communisme : un manifeste, Caen, NOUS, 2012.

7Muriel Combes et Bernard Aspe, Revenu garanti et biopolitique, Alice, 1998. Pour les initiatives mentionnées, voir : La Mutmat https://mutmat.alwaysdata.net ; Réseau de ravitaillement des luttes https://expansive.info/Reseau-de-ravitaillement-des-luttes ; La mutuelle de Lyon https://infokiosques.net/lire.php?id_article=1406 ; Anarcha server https://pantherepremiere.org/texte/pas-dinternet-feministe-sans-serveurs-feministes ; La foncière Antidote https://lafonciereantidote.org ; Bureau de Désertion de l’Emploi https://bdt.ouvaton.org/?AccUeil

8Charlotte Rautureau, Thomas Bernardi, LAtelier Partagé du Breil, Bricolage convivial, PiNG, 2019 : https://ressources.pingbase.net/fiches/publication_atelier_partag %C3 %A9

10Benjamin Cadon, Hack The Earth, le labo écolo décadentiste de Calafou, Makery, 2017 : www.makery.info/2017/05/17/hack-the-earth-un-laboratoire-collectif-ecologique-et-decadentiste

11« La coopérative de désertion est un espace social et solidaire transitif qui abrite une entente sociale dont l’objectif est de produire collectivement les biens nécessaires à la vie. Et en définitive c’est le projet de toute entreprise de subvenir aux besoins de chacun de ceux qui la constituent. » voir « Usinette : Hors-sujet hacker » dans Artisans Numériques, sous la direction d’Ewen Chardronnet, HYX, 2012.

12Future Earth : https://france.futureearth.org

13Archipel : https://archipel.inria.fr

15Justus Rosenberg, Lart de la résistance, Divergences, 2024, 280 p.