87. Multitudes 87. Eté 2022
Mineure 87. D. Malaquais : pratiques artistiques d’insoumission

Sismographie des luttes
Vers une histoire globale des revues critiques culturelles

et

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Entretien avec Zahia Rahmani
par Julie Peghini

Julie Peghini : Sismographie des luttes rassemble un millier de publications non-européennes ou issues de diasporas et propose une histoire décentrée de ces revues. De la plus ancienne sauvegardée (L’Abeille haytienne, créée en 1817 à Port-au-Prince) à l’une des plus récentes (la revue réunionnaise Expressions, créée en 1989), ces revues ont en commun une situation de domination, politique, culturelle, et œuvrent par leur existence même pour les droits des peuples opprimés et des communautés marginalisées. Pouvez-vous nous raconter la genèse de Sismographie des luttes, qui est à la fois une base de données, une installation et deux catalogues, et qui rend compte d’une démarche de recherche et de création tout à fait inédite1 ?

Zahia Rahmani : Il me faut dire d’abord ce que représente la revue. La revue accompagne les révolutions poétiques et politiques. Ce lien entre revues et causes émancipatrices est à l’origine du projet. Je vais mentionner deux éléments qui concourent ensuite à l’existence de ce projet.

Le premier est lié à mon rôle au sein de l’Institut national d’histoire de l’art. Je travaille à l’INHA sur des zones non européennes, je ne travaille pas sur une histoire de l’art occidentale. Ma fonction a toujours été celle-ci. Ma compréhension de ce qu’est l’épistémologie et sa généalogie m’a fait comprendre qu’un certain type de concepts et de termes liés à des dynamiques critiques ne sont pas opérants hors de l’Occident. Le concept d’art se forge à un moment utile de l’histoire du XIXe, où les sociétés qui participent alors de la domination valident l’idée de deux modèles d’art. Un art structuré par une élaboration intellectuelle et un art lié au primitif, au geste, à l’instinct, qui participe de tout ce qui n’est pas européen.

Dès lors, à l’INHA, je voyais arriver régulièrement un ensemble d’anthologies dédiées aux revues d’art. Force m’était de constater qu’on était toujours dans une relation à deux, l’Europe, et ce que l’on a nommé Europe de l’Est inclus, et les États-Unis ; plus rarement dans une relation à trois, avec des revues sud-américaines. C’est à partir de ces constats que je me suis demandée : est-ce que d’autres sociétés que les européennes, ou dirions-nous, d’autres sociétés autres qu’occidentales, ont fondé des revues ? Comment ne pas tomber dans le piège d’une généalogie tronquée ? J’ai donc décidé de ne travailler que sur des pays qui ne relèvent pas du continent européen, en excluant donc la sphère soviétique également, pour privilégier des pays ayant pour point commun finalement de relever de l’histoire de la colonisation. C’est donc un choix explicite et argumenté que de raconter l’histoire à partir de quatre continents seulement, c’est-à-dire sans inclure des publications strictement d’Europe – sauf si elles émanent de communautés exilées, déplacées ou diasporiques (comme la revue kurde Azadî ou la guadeloupéenne Matouba).

Le second est lié au cadre intellectuel dans lequel s’est conçu le projet. Ce qui m’intéresse est que les revues sur lesquelles je travaille participent à une réflexion sur la culture, qu’elles soient des revues critiques, même si la culture peut être un luxe dans l’urgence politique. Je me suis donc intéressée à des revues qui ont un manifeste, une intention critique, un statement, c’est-à-dire un acte politique qui explique l’enjeu de leur création. Il faut s’imaginer, dans le contexte du XIXe siècle où une poignée de pays européens recouvrent par leurs administrations, leurs économies et leurs colonialismes, l’humanité toute entière, comment naissent ces manifestes. Nous pouvons prendre l’exemple de la Revue Freedom’s Journal, en 18272 : des affranchis libres créent leur revue et son manifeste pour la cause des noirs. Ou encore la revue Les Cherokees. Il faut s’imaginer l’importance du geste de s’adresser à ceux qui ont participé de votre destruction, pour dire son assujettissement, à l’encontre de communautés d’hommes qui portaient haut et fort leur liberté pour leur seule et propre communauté. Sismographies des luttes vient d’une volonté de connaître et d’appréhender dans le contexte historique qui est le leur, l’invention politique de ces hommes et ces femmes qui créent ces revues. Ceux qu’ils inventent et convoquent comme sujets assujettis. Il est frappant à la lecture des manifestes qu’aucun texte ne soit motivé par un désir de vengeance et d’appel à un retournement de la violence. Ce ne sont pas du tout des manifestes qui appellent à l’effacement de ce que l’on pourrait nommer « l’homme blanc ». Alors que dans le même temps, en Europe, on fabrique l’holocauste et on génocide une communauté européenne, parce que juive. Les revues montrent que l’émancipation ne peut pas faire de toi un meurtrier. La condition de l’esclave est retournée contre ceux qui veulent que les autres disparaissent. Ceux qui sont assujettis n’ont pas produit une pensée fasciste.

J. P. : Pouvez-vous nous parler de la dimension collective du projet, qui vous a permis d’inventer une très ambitieuse chronologie multi-située ?

Z. R. : J’ai d’abord rédigé un projet de recherche dédié aux revues non européennes ou produites en situation diasporiques pour obtenir un financement dans le cadre d’un laboratoire d’excellence. J’y avais inscrit la nécessité de pratiquer le contre-champ. De tenter de circonscrire une autre « voix ». Une majeure partie de nos documents, de nos revues, relevaient de ce long moment historique marqué par la domination européenne. Et s’il est vrai que dans l’Empire il n’y a qu’une langue, il nous fallait rechercher si ce monolinguisme de l’Empire avait été combattu. Et sous quelles formes ? Force est de constater que la revue été le vecteur majeur de ce combat. L’importance de son rôle dans la diffusion de son opposition à l’hégémonie d’un modèle économique et politique par l’apport d’une pratique critique porteuse de revendications politiques et culturelles est convaincante. À l’INHA, ce projet relevait du programme Globalisation, art et prospective au sein du domaine que je dirige. Nous l’avons inauguré en 2015, en réunissant d’abord un collectif de jeunes chercheurs tous impliqués dans des revues contemporaines. L’intention était de faire une généalogie de ces revues critiques et culturelles pensées par des communautés extérieures à l’occident. Il nous fallait remonter à l’origine de cet exercice. Pour cela avec mon équipe nous avons programmé quatre journées d’études, sur quatre périodes clés : les revues au sein de l’après-guerre, dans l’entre-deux guerres, puis des contradictions de la modernité (1870) à la grande guerre, enfin des révolutions au chaos colonial (XVIIIe et XIXe). Nous avons ainsi travaillé à quatre journées d’études puis à un colloque deux ans plus tard. Nous avons réuni une quarantaine de spécialistes de revues issus des quatre continents qui nous intéressaient. Nous en avons conclu qu’il nous fallait impérativement sauvegarder ce patrimoine et constituer une base de données multilingue, décentrée et en accès libre pour que chacune et chacun à un quelconque point du globe puisse accéder à ces corpus. Les numérisations ont été possibles grâce à une dizaine de partenaires, qui ont eux-mêmes numérisé ces corpus au fur et à mesure. Nous avons participé d’un mouvement global, d’une volonté de sauvegarder ce patrimoine intellectuel, d’un besoin de conserver les traces de toutes ces luttes qui se sont exercées partout dans le monde.

J’ai pu finaliser ce travail grâce à une équipe formidable, notamment Esteban Sanchez, qui a fait tout le travail de recensement, en tant que coordinateur éditorial de la base de données et Ariane Temkine qui a mené à bien le suivi éditorial.

J. P. : Les revues présentées par Sismographie des luttes sont les porte-voix de communautés qui ont des langues, des savoir-faire, en lutte contre ce qu’Edward Said nomme la seule langue, la seule écriture de l’histoire : la langue de l’Empire.

Z. R. : Un certain nombre de revues vont en effet s’exercer en langue locale. Écrire en langue hawaïenne, par exemple, est un geste politique fort. Dans l’index, on recense quatorze revues en langue hawaïenne, treize revues en langue maori. Si je prends les revues arabes, nous en avons recensé cent onze. Certaines, un très grand nombre, n’existent plus dans les pays arabes, c’est depuis l’extérieur que s’est faite leur sauvegarde. Pour moi, c’est un critère qui dit la violence politique à l’égard des populations. Une société qui ne peut pas sauvegarder la mémoire d’une société, même si cette mémoire raconte les conflits, est une société qui veut éradiquer la capacité critique de ses citoyens. Prenons en exemple « L’Égyptienne », créée par Huda Sharawi, en 1923. C’est la première revue égyptienne féministe en langue française. « L’Égyptienne » s’adresse principalement à des femmes de milieux sociaux élevés et aux cercles internationaux féministes. Le premier numéro indique dans son manifeste : « En fondant cette revue dans une langue qui n’est pas la nôtre, mais qui en Égypte comme ailleurs est parlée par toute l’élite, notre but est double : faire connaître à l’étranger la Femme Égyptienne, telle qu’elle est de nos jours – quitte à lui enlever tout le mystère et le charme que sa réclusion passée lui prêtait aux yeux des Occidentaux – et éclairer l’opinion publique européenne sur le véritable état politique et social de l’Égypte ». Cette revue est accessible en France sur le site de la BNF.

En revendiquant le droit à la parole, le droit à la reconnaissance et à l’égalité, ceux et celles qui ont fondé les revues sont des inventeurs de vie, de styles et de formes de vie. La lutte contre l’esclavage est peut-être à la source de ce que l’on nomme une revue critique et culturelle, soit un objet matriciel de la modernité. Tout comme la lutte contre le colonialisme. En remontant le temps, j’en suis venue à réaliser quelque chose de très particulier sur ce qu’est un travail critique sur l’émancipation. Malgré l’horreur de la condition d’esclave, j’ai été retournée par ce que j’ai appréhendé – privés de tout, du lien à la langue maternelle, à la famille, à un possible retour… – ils ont ré/inventé l’émancipation. Et si on lit le seul numéro de la revue Fire, qui traite de l’homosexualité, tout comme de la prostitution, il n’est pas sans rappeler aussi le manifeste de la revue japonaise Seïto, qui prônait une liberté totalement affranchie de ce que ses rédactrices nommaient la femme bourgeoise européenne voulu comme modèle sous l’ére Meiji.

Il me semble que notre émancipation, du point de vue de la filiation et de ce que penser le collectif doit être, est héritière de tout ce que les noirs ont dû, de par l’esclavage « et sa condition », réinventer du point de vue politique, social et culturel.

J. P. : Une fois sortis de l’empilement des données dans la base, comment avez-vous décidé de créer une installation ? Était-ce une manière d’opérer un partage du sensible ?

Z. R. : Après avoir côtoyé des revues, je voulais partager des énoncés puissants, portés par des hommes et des femmes incarnés. L’installation audiovisuelle référence 450 revues3. Elle permet de partager les textes manifestes ainsi que la subjectivité portée par les titres des revues. Elle donne un visage à celles et ceux qui les ont créées. Sur la durée de l’installation, une heure, 850 documents sont projetés. Il y a une trame chronologique, je l’ai dit en amont. Cela va de 1817 à 1989. Certaines revues reviennent dans le temps, pour montrer leur durée et dessiner une communauté des luttes. C’est le cas de la revue The Crisis. Elle revient à plusieurs reprises dans le montage, pour dire son ancienneté et ses sujets. Nous avons intégré dans le film plusieurs pages de l’article « The Waco Horror » qui présente le lynchage et l’agonie du jeune Jesse Washington en 1916, qui aura les doigts coupés et sera pendu et brulé durant plus de deux heures devant une foule immense qui assiste là à l’horreur sans réagir. C’est un montage d’images avec une narration, il nous a donc été nécessaire de rentrer à l’intérieur des revues. Tout le montage a été construit avec Thierry Crombé, un artiste, photographe et graphiste. C’est avec lui que j’ai monté les 850 documents qui constituent les deux films de l’exposition, qui forme une trame narrative, un long continuum historique, un film. Nous avons tenté d’écrire une narration visuelle à partir de nuances sensibles ; le graphisme, la typographie, les nuances de couleur, le noir et blanc, les portraits des rédacteurs. S’ajoute à ce montage d’images une bande son commandée à l’artiste sonore JJ Palix. Il a produit un son qui ne cesse de se répéter, mot à mot pourrions-nous dire, comme sur une machine, en liant des voix d’hommes et femmes marquant la période des indépendances. Nous avons construit une expérience sensible d’une durée d’une heure, on entre dans un processus esthétique. Le manifeste de l’installation qui est à l’entrée de l’espace dit le contexte historique dans lequel la revue critique et culturelle s’est exercée. L’installation répond enfin à un ordre chronologique. Elle commence avec la première revue critique et culturelle dont on ait la trace entière, L’Abeille haytienne, qui date de 1817. Nous en présentons la couverture et le manifeste qui explicite le joug colonial. Elle s’arrête en 1989, avec Third Text, un numéro critique sur l’exposition « les Magiciens de la terre ». Third Text est une revue d’Art ouverte à tous les espaces du monde, positionnée contre l’Eurocentrisme. Rasheed Araeen en est le fondateur, en 1987.

J. P. : Troisième et dernier temps du projet : la publication de deux volumes, co-édités par l’INHA et les Nouvelles éditions Place.

Z. R. : Les sous-titres des deux volumes, Epicentres et Répliques, sont une proposition de l’éditeur, Cyril Zolaplace. Son rôle a été important dans l’aventure. Après avoir vu l’installation audiovisuelle à Dakar, il m’a demandé si j’étais en recherche d’un éditeur et il s’est proposé d’être l’éditeur de l’installation. Il a souhaité déployer par le livre les revues, comme il venait de le vivre au sein de l’installation dans la vidéo-projection. Il a voulu penser un livre pour mettre le lecteur en situation de spectateurs, lui faire éprouver l’aspect multifocal des luttes à travers le temps et multiples points géographiques.

J. P. : Comme vous le savez, je coordonne cette mineure de Multitudes en hommage à Dominique Malaquais. J’ai pensé à Sismographies des luttes car je sais combien ce projet l’enthousiasmait et toute l’estime qu’elle vous portait.

Z. R. : Dominique était touchée par les énoncés des populations assujetties que nous avons tenté de réunir dans cette pratique décentrée de la revue critique et culturelle. L’ambition et l’utopie de ces revues critiques sont contenues dans les manifestes qui les précèdent. Elles sont puissantes du point de vue de leurs énoncés et de leurs désirs, et cette puissance rend très humble. S’il y a un lien avec Dominique, il est de ce côté-là. Ce que j’ai toujours trouvé très beau chez Dominique, c’est cette capacité qu’elle avait à créer des espaces pour entendre les autres. Elle utilisait sa position pour qu’on puisse entendre ceux qui n’étaient pas écoutés. Elle avait réussi à habiter le corps de ses sujets. Dominique est sortie du corps qu’on lui avait assigné, le corps d’une intellectuelle blanche. En raison de son histoire familiale, de sa biographie, elle a su et pu négocier autrement sa présence au monde. Elle avait cette incroyable capacité à être présente et à ne pas être là : le corps des autres comptait beaucoup plus que le sien. Cette présence-absence lui permettait une totale et singulière modestie, celle de faire en sorte que d’autres paroles existent, la parole de celles et ceux qu’on n’a pas souhaité entendre quand il y a plus de cinq siècles a commencé cette aventure coloniale faite de l’ignorance que le monde européen avait du reste du monde.

1 Comme le révèle la restitution de cette vaste enquête en deux volumes co-édités par l’INHA et les Nouvelles éditions Place, accompagnés par un « Portail mondial des revues » (une base de données en ligne et en libre accès) https://sismo.inha.fr et par une installation vidéo et sonore qui s’est arrêtée au Centre Pompidou à Paris après Dakar, Rabat, Toulouse, Port-au-Prince et Beyrouth « Sismographie des luttes : vers une histoire globale des… »

2 Freedom’s Journal, vol. 1, n1, 16 mars 1827, p. 1, The Editors, « To Our Patrons ».