67. Multitudes 67. Été 2017
Icônes 67. Stéphane Degoutin & Gwenola Wagon

Stéphane Degoutin & Gwenola Wagon. Le rêve de la raison

et

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Le projet World Brain, publié sur le site d’Arte Creative (worldbrain.arte.tv), propose une promenade à travers des contes folkloriques et hétéroclites : data centers, magnétisme animal, l’Internet vu comme un mythe, la vie intérieure des rats, comment rassembler un réseau de chercheurs dans la forêt, comment survivre nu dans la nature avec Wikipédia, comment connecter des chatons et des pierres… Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon répondent ici à quelques questions d’Andreas Rauth à propos de ce projet1.

Andreas Rauth : Vos projets récents sont constitués en grande partie de matériaux trouvés : vidéos téléchargées sur YouTube, images scientifiques ou comptes rendus pseudo-scientifiques, flux d’actualités… Comment l’idée de capture ou de récupération s’exprime-t-elle dans votre travail ?

Stéphane Degoutin & Gwenola Wagon : Nous fouillons dans cet immense entrepôt de ressources que constitue Internet. Le film Globodrome (GW, 2012) raconte l’histoire d’un tour du monde capturé à travers les représentations de la planète géolocalisées sur Google Earth, en suivant la même route que dans le roman de Jules Verne, Le tour du monde en 80 jours. Pour le film Cyborgs dans la brume (SD & GW, 2012), nous avons mené une enquête dans une rue de Saint-Denis, en doublant cette enquête d’une recherche de vidéos sur Internet, de lieux qu’il aurait été difficile de filmer, pour obtenir des points de vue que nous n’aurions pas eus nous-mêmes (églises évangélistes filmées par leurs propres adeptes en transe, usine de farine animale, data centers…). L’installation Dance Party in Iraq (SD & GW, 2012) montre des scènes de la guerre vue des coulisses : les soldats qui se filment eux-mêmes en train de danser sur le champ de bataille. Quant au projet World Brain, il pose la question : Que se passe-t-il quand la planète se capture elle-même ? Tous nos projets interrogent un monde qui ressemble de plus en plus aux rêves de cyberespace qu’avaient décrits les auteurs de science-fiction de la fin du XXe siècle. Comment retranscrire nos explorations de ces mondes ?

A. R. : Cela vous a pris trois ans, de 2012 à 2015, pour réaliser World Brain. Comment le projet s’est-il développé ?

S. D. & G. W. : Au tout début, nous voulions suivre la pose d’un câble sous-marin de fibre optique destiné au trading à haute fréquence, à travers le passage du nord-ouest, près du pôle nord et filmer cette action très matérielle qui consiste à déposer un câble au fond de la mer, un câble qui revient à plusieurs centaines de millions d’euros. Qu’est-ce qui conduit l’humanité à construire ces réseaux d’information ? Il s’agissait de questionner les utopies du début du XIXe siècle, notamment Saint-Simon. Pour comprendre comment l’utopie de la connexion évoluera à l’avenir, il nous semblait important de savoir d’où elle venait. Nous voulions interroger des penseurs, des écrivains et des chercheurs.

Mais, finalement, nous avons fait un film très différent. Nous ne voulions plus apporter de réponses à ces questions. Cependant, elles restent à l’arrière-plan du film.

La vérité est uniforme et étroite,
mais l’erreur est infiniment diversifiée

A. R. : Il est difficile de dire en quoi consiste exactement le projet World Brain. Est-ce une banque d’archives, un outil de recherche, une fiction, un site web divertissant, un documentaire, une histoire de la communication… ?

S. D. & G. W. : Nous avions le projet d’entrelacer un film et une cartographie de références. Nous avions été très impressionnés par le Whole Earth Catalog. Édité par Stewart Brand entre 1968 et 1972, il utilisait les codes d’un catalogue de vente par correspondance et rassemblait des livres, des idées et des objets, tous réunis sous l’appellation d’« outils » et destinés tout autant à comprendre le monde qu’à inventer des modes de vie alternatifs. Il s’adressait avant tout à ceux qui voulaient créer des communautés hippies. Dans un esprit similaire, nous voulions fabriquer une carte qui donnerait une vue panoramique de toutes les ressources que nous avions utilisées ou qui avaient un lien avec le projet. Sur la carte, les chapitres du film (qui durent entre 2 et 5 minutes) sont entourés de textes et d’images qui les complètent, les situent dans un contexte plus large, ou les contredisent. Chaque chapitre développe sa propre logique, avec son propre titre, un début et une fin. Elles peuvent être regardées séparément, mais il est également possible de les voir toutes ensemble à la suite et elles forment alors un film long métrage. Par défaut, le visiteur du site se retrouve devant ce film linéaire. La carte se trouve derrière et on y accède en « dézoomant ». Cela laisse apparaître les média qui entourent chaque chapitre.

A. R. :World Brain ressemble à un labyrinthe, dans lequel l’idée de cerveau mondial servirait de centre virtuel… Il réunit des expériences du XVIIIe et du XIXe siècle, portant sur l’électricité animale ou le magnétisme animal, le projet de H.G. Wells d’une encyclopédie mondiale, l’idée d’écologie cybernétique de Richard Brautigan, le Whole Earth Catalog, les data centers, le caisson d’isolation sensorielle de John C. Lilly, Charles Darwin, Google, le trading à haute fréquence, ou même un casque de détection d’ondes cérébrales en forme d’oreilles de chat, et encore bien d’autres éléments. Quelle a été la découverte la plus surprenante pour vous ?

S. D. & G. W. : Sans doute cette citation de Benjamin Franklin que nous avons placée en exergue du film : « Tout bien considéré, l’histoire des erreurs de l’humanité est peut-être plus précieuse et plus intéressante que celle de ses découvertes. La vérité est uniforme et étroite ; elle se manifeste avec constance. Elle ne requiert pas tant une énergie active qu’une aptitude de l’âme à la passivité. Au contraire, l’erreur est infiniment diversifiée ; elle n’a pas de réalité, elle est la création pure de l’esprit qui l’invente. Dans ce domaine, l’âme a de l’espace pour s’étendre, pour faire preuve de ses facultés sans bornes et de toutes ses belles extravagances et absurdités2. »

Le plus étonnant est de retrouver, à chaque époque, la même ingénuité face aux nouvelles technologies. Franz-Anton Mesmer affirme qu’il découvre le magnétisme animal, alors qu’il explore en réalité le pouvoir de la suggestion collective – ce qui n’est pas moins fascinant. Aujourd’hui, les dernières découvertes de lecture du cerveau nous emmènent peut-être dans un domaine qui n’est pas du tout celui imaginé par les médias de vulgarisation scientifique. D’ailleurs, ceux-ci alimentent les fictions les plus improbables et les plus convenues, tandis que l’ingénierie scientifique a dépassé depuis longtemps la science-fiction. Nous avons abordé ces fantasmes dans des livres produits lors de l’exposition « Média Médiums » (galerie Ygrec, 2014). La société-nuage 1 et 2 3 explore l’espace physique des centres de traitement de données, tandis que De Mesmer aux rats télépathes 4 expose les fantasmes liés aux techniques de lecture du cerveau.

Le point de convergence entre les idées et le fantasme

A. R. : L’expression « World Brain » a été inventée par l’écrivain américain H.G. Wells en 1936. Après la Première Guerre mondiale5, Wells s’inquiète du fait que « nous vivons dans un monde où le savoir et les compétences sont peu utilisées et mal appliquées ». Il pense que l’immense savoir accumulé dans le monde est très peu connecté – et donc inutile. Pour résoudre ce problème, il suggère « une encyclopédie mondiale moderne qui consisterait en sélections, extraits, citations très attentivement réunis, sous le contrôle d’autorités exceptionnelles dans chacun des sujets, attentivement assemblés et présentés avec recul6. »

C’était une idée d’inspiration libérale et il était convaincu de son pouvoir pacificateur. Bien que l’Internet puisse dans une certaine mesure être vu comme la matérialisation de cette idée, il ne réalise pas l’objectif d’un savoir mieux structuré pour aider à la prise de décision pour le bénéfice de l’humanité. Au contraire, je dirais, le niveau de peur et de désordre a significativement augmenté. L’Internet est à la fois moins et plus que ce que Wells avait en tête. Il est plus complexe et moins ciblé, alimenté par des forces économiques et militaires, plutôt que dirigé vers le savoir. En gardant ceci à l’esprit, peut-on réellement espérer qu’un cerveau mondial tel que celui que présente votre projet – c’est-à-dire bien au-delà de l’Internet – puisse amener autre chose qu’un surcroît de peur, de contrôle et de désordre ?

S. D. & G. W. : Être connecté aux autres n’implique pas nécessairement la disparition de l’altérité. La prolifération d’attaques terroristes semble indiquer que le fait de mettre en contact étroit différentes manières de voir le monde intensifie les différences plutôt que de faire disparaître l’altérité. Ces différences disparaîtront-elles à plus long terme ? On peut l’imaginer mais, franchement, nous n’en savons rien.

En ce qui concerne la connexion à d’autres espèces animales, Michael Chorost tente d’imaginer ce qui se passerait si l’on était connecté, par exemple, à un chien. Les chiens passent beaucoup de temps à se renifler le derrière les uns les autres. À première vue, il n’y a pas de raison pour que des humains apprécient cela. Mais est-ce que nous pourrions apprendre quelque chose de ce comportement ? Si nous étions connectés à des chiens, comprendrions-nous mieux l’avantage qu’il y a à renifler le derrière des autres chiens ? Et si tel était le cas, l’altérité du chien disparaîtrait-elle ? Les humains deviendraient-ils plus semblables aux chiens, et se renifleraient-ils plus le derrière les uns les autres ?

Et, s’ils se connectent aux arbres, se mettraient-ils à sentir le vent ou… ce que l’arbre sent ? Adopteraient-ils le rythme de vie d’un arbre ? Et, dans l’autre sens, l’arbre se sentirait-il plus humain s’il était connecté à des humains ? Il est facile d’imaginer un scénario de science-fiction dans lequel toutes les créatures vivant dans une forêt se connecteraient en réseau et formeraient un super cerveau. À vrai dire, c’est déjà en partie le cas, il existe de nombreuses connexions dans la nature – mais que se passerait-il si on multipliait ces connexions ? La forêt aurait-elle la moindre curiosité pour la manière dont les humains pensent ? Chercherait-elle à devenir autre chose qu’une forêt ? Les humains semblent avoir une propension à chercher à sortir des limites de leur espèce. Mais est-ce vrai d’autres entités vivantes ?

A. R. : L’ingénieur britannique Kevin Warwick, alias Captain Cyborg, est célèbre pour ses expériences de communication de cerveau à cerveau (voir le chapitre « Total Brain » de World Brain). Au sujet du corps, son opinion est simple et radicale : nous n’en avons pas besoin, c’est une prison, il faut réinventer l’humain comme une espèce de purs cerveaux.

Le corps a été très malmené, voire nié, depuis des siècles, notamment dans le monde occidental. Tant que nous avions une âme chrétienne prête à décoller pour la vie éternelle, cette attitude était, disons, peu surprenante. Mais la haine du corps reste tout aussi vive chez les matérialistes. La culture matérielle la plus avancée de l’histoire cherche à anéantir le corps pour libérer l’humanité dans une vie spirituelle éternelle.

S. D. & G. W. : Si l’on en croit Kevin Warwick ou Ray Kurzweil, nous pourrions quitter le monde physique et devenir de purs esprits. Nous n’aurions plus besoin de nos corps. Nous développerions une forme de communication supérieure, à travers l’intelligence et la conscience. Mais, si nous devenons des cerveaux sans corps (si tant est que cela soit possible), alors pourquoi resterions-nous dans les limites de l’individu ? Pourquoi nos cerveaux ne fusionneraient-ils pas en une intelligence collective ? Pourquoi rester dans les limites du soi, s’il n’y a plus de limites ? En toute logique, si nous n’avons plus de corps, alors nous ne restons plus des individus.

À la fin du film World Brain, nous jouons avec ce rêve. Dans la forêt, les chercheurs créent une sorte de peau verte (conçue avec l’artiste Lou Delamare) qui leur fait perdre les limites de leurs corps et leur permet de se connecter avec l’environnement naturel. C’est une forme de communication extrême, qui passe directement par les nerfs, les veines, les neurones, mais pas nécessairement par la conscience. Dans cette idée de communication utopique, le corps reprend la place principale : le corps devient le médium.

A. R. :World Brain oscille entre une approche qualitative et une approche quantitative. La dernière tendance dans l’auto-surveillance – le « quantified self » ou mesure de soi – montre indéniablement que nous vivons dans un monde de quantité. Les gens ne font pas confiance à leur propre perception, mais délèguent la responsabilité de leur bien-être à une quantification fabriquée de toutes pièces, capturée et affichée sur un appareil électronique. Tout est amélioré par la quantification. Plus, c’est mieux (ou moins, c’est mieux – tout dépend de l’information qu’on calcule). L’art ou la spiritualité sont d’une nature différente (appelons cela notre monde intérieur). Le cerveau global donne l’illusion que la technologie permettrait de franchir le vide entre le monde intérieur et le monde extérieur. Les expériences de Kevin Warwick tendent dans cette direction…

S. D. & G. W. : C’est en effet une utopie très étrange : l’approche la plus scientifique et « objective » prétendrait nous conduire au plus profond de nous-mêmes. La quantité brute des big data libérerait le moi intérieur collectif…

A. R. : Pour moi, l’une des idées les plus intéressantes est celle de l’écologie cybernétique, imaginée par Richard Brautigan en 1967 dans son poème « All Watched Over by Machines of Loving Grace » : réconcilier l’homme et la nature à travers la technologie. Ce pourrait être une utopie romantique, ce pourrait être apaisant, mais en même temps, c’est terrifiant, bien sûr, car Dieu est remplacé par les machines. Néanmoins, cela ouvre la voie à une manière différente de penser… et puis, dans ce cas, on garderait nos corps.

S. D. & G. W. : L’idée d’une écologie cybernétique peut être comprise de plusieurs manières. L’idée principale est d’imaginer des liens entre la faune, la flore et nous-mêmes. Dans le film World Brain, le décor imaginé par Olivier Peyricot et Julien Imbert incarne cette idée, le désir de connecter des mondes qui, sinon, nous sépareraient de plus en plus les uns des autres. Le développement des outils technologiques contredit toute l’histoire de l’évolution humaine. Votre appareil devient cette boîte noire opaque, hermétique à toute interaction avec le reste du monde naturel.

Le poème de Richard Brautigan est un chef-d’œuvre de cynisme, dans la veine de la No Stop City d’Archizoom ou du Monument continu de Superstudio. Que se passe-t-il, si l’on pousse à l’extrême la logique de l’époque ? Brautigan décrit un monde à la fois désirable et effrayant : nous pourrions conserver nos corps, mais chaque cellule serait connectée à chaque grain de sable sur terre, à chaque atome de l’univers… en effet, la perspective de fusionner avec l’univers entier est terrifiante.

1 Cet entretien a été originellement publié en anglais sur le site de Jitter, Magazin für Kunst & Visuelle Kultur, 2015. www.jitter-magazin.de/world-brain

2 Benjamin Franklin, Préface à la traduction anglaise du Rapport des commissaires chargés par le roi de l’examen du magnétisme animal, 1748.

3 Stéphane Degoutin, La Société nuage 1 et La Société nuage 2, Paris, Média médiums, 2014. www.blurb.fr/b/5160975-la-soci-t-nuage-01

4 Gwenola Wagon, De Mesmer aux rats télépathes, Paris, Média médiums, 2014. www.blurb.fr/books/5159039-de-mesmer-aux-rats-t-l-pathes, www.mediamediums.net

5 H. G. Wells, World Encyclopaedia, Conférence donnée lors du rendez-vous hebdomadaire de la Royal Institution of Great Britain, 20 novembre 1936. H.G. Wells, World Brain, Londres, Methuen & Co, 1938.

6 Ibid.