En 2014, le media d’investigation Bellingcat arrive à prouver que le crash du vol 7 de la Malaysia Airlines en Ukraine est de la responsabilité de la Fédération russe. Il a travaillé pour cela principalement sur des données numériques en libre accès1. En 2019, l’agence de recherche Forensic Architecture publie les résultats d’une investigation à la fois sur le terrain et à distance qui démontre des attaques chimiques à base d’herbicides contre Gaza de la part d’Israël.2 En 2022, Elon Musk, un des hommes les plus riches de la planète, offre 5 000 dollars pour que le suivi de ses trajets en jet privé cesse d’être mis en ligne par un compte Twitter qui diffuse des informations aéronautiques publiques.

Chacun de ces exemples appartient au domaine des pratiques d’investigation civile qui s’approprient l’information en accès libre selon des stratégies de renseignement nées dans le domaine policier et étatique. Ces investigateur·ices ont développé des méthodes OSINT (Open Source Intelligence) qui profitent de la prolifération de données multimédia rendues publiquement accessibles par le web des plateformes, des leaks et des réseaux sociaux. Iels élucident des affaires géopolitiques et criminelles au-delà des récits officiellement établis. Ces investigations par le bas et en réseau déploient de puissantes capacités de compréhension critique de ce qui se passe près et loin de nous3.

Collectifs forensiques et violences institutionnelles

Aujourd’hui, les contre-enquêtes en sources ouvertes viennent, directement ou indirectement, en appui de groupes militants afin de leur apporter des méthodologies permettant de mettre en place un discours de vérité. La transparence voulue de la méthodologie, explicitant les tenants et les aboutissants de l’enquête, vise à consolider les témoignages des victimes face aux administrations. L’investigation sur les violences policières motive de nombreuses enquêtes de collectifs comme Forensic Architecture4 et INDEX (en France). L’important travail du New York Times sur la mort de George Floyd5, visionné par plusieurs dizaines de millions d’internautes, a donné une visibilité à ce type de démarches.

Ces opérations sont inconcevables en dehors du développement des outils et des infrastructures de production et de transmission de l’information (textuelle, visuelle, sonore…) qui marquent l’époque numérique. Lorsque Spike Lee souhaitait mettre en images les violences policières que sa communauté subissait aux USA dans les années 1980 (Do The Right Thing, 1989) il ne semblait disposer que du moyen fictionnel et de l’invention d’un personnage : Radio Raheem. Une vingtaine d’années après, les documents audio-visuels de ce genre d’événements se multiplient et circulent. C’est ce que Spike Lee pointe du doigt en montant ensemble des images fictionnelles de son œuvre fondatrice et celles (documentaires et amateures) des meurtres de George Floyd et Eric Garner (tué en 2014) dans son court-metrage Three Brothers (2020)6. Les conditions contemporaines de l’OSINT sont solidaires des nouvelles tactiques d’enregistrement et de diffusion de l’information : que l’on songe au copwatching armé d’un caméscope du cas Rodney King (1991) ou bien au réseau de médias militants Indymedia (1999) issu du mouvement altermondialiste, qui ont joué un rôle de contre-enquête lors de la manifestation de Gênes en 2001.

D’importantes enquêtes de ce type permettent également de documenter des violations des droits humains dans des situations migratoires : dans le contexte de la traversée de la Méditerranée7 et des refoulements illégaux opérés par l’agence Frontex8, de la traversée des Alpes et de la traque policière menant à la mort9 ; ou encore dans celui des violences policières dans les campements et de la mise en esclavage des exilé·es10.

Puissances et limites
de l’investigation Open Source

D’importantes communautés politiques et militantes se réunissent ainsi en ligne autour des pratiques OSINT, que ce soit à travers des forums ou des chaînes discord, afin de mener ensemble des enquêtes et de s’échanger des outils d’investigation. Cette dimension collective se retrouve en germe dès les premières enquêtes menées par le média Bellingcat11. Face à l’importante somme de données présentes sur le web, il n’y a jamais trop d’yeux pour les regarder ni trop de compétences complémentaires pour les comprendre et les mettre en ordre. Ainsi, ce sont de véritables communautés collaboratives qui se constituent à travers des discussions sur certaines enquêtes mais aussi par la formation, car Internet est également le lieu où l’on peut s’entraîner à l’OSINT, notamment grâce à de nombreux tutoriels disponibles sur YouTube.

Ces enquêtes peuvent alors être de l’ordre de l’engagement politique, être attachées à certains sujets urgents, mais elles peuvent aussi faire l’objet d’une certaine gamification. En effet, le plaisir de l’enquête pour l’enquête, celui de l’amusement du jeu du détective est ainsi largement cultivés dans l’univers des bloggeur·euses et autres figures de l’Internet vernaculaire, et reste parfaitement illustré par la vidéo « “MICHAELSOFT BINBOWS” isn’t what you think it is »12 de Nick Robinson, cumulant presque deux millions de visualisations, dans laquelle le YouTubeur expose chaque étape du cheminement qui l’a mené à découvrir, notamment grâce à Google Street View, l’origine géographique d’une des premières photographies virales d’internet. Par ailleurs, les titres de certains de ces tutoriels YouTube, comme « How to Stalk People Effectively and Legally Through OSINT » ou « OSINT tools to track you down. You cannot hide » permettent de faire le lien entre l’OSINT et les pratiques dites de stalking, à relier à la recrudescence des « justiciers autoproclamés13 ».

L’OSINT et le stalking rassemblent, analysent et mettent en perspective les documents trouvés en ligne. Si les outils de l’OSINT donnent des armes aux citoyen·nes, ils posent également des questions éthiques sur la vie privée en ligne. Nous pouvons d’ailleurs nous figurer de telles dérives dans le film Watching the Detectives (2017) de Chris Kennedy qui étudie une communauté en ligne enquêtant sur Reddit sur les attentats de Boston de 2013. Pour de telles raisons, le projet Exposing the Invisible promu par l’association Tactical Tech propose des outils en accès libre pour se former à l’enquête (notamment en milieu numérique) en réfléchissant aux méthodes, aux objets et aux limites, bref, à l’éthique de tels gestes investigateurs, comme l’explique sa coordinatrice Laura Ranca.

Ce lien avec les publics est également une question centrale dans le développement de l’OSINT dans le journalisme professionnel. Comme l’évoquent Aurélie Ledoux, Olivier le Deuff et Rayya Roumanos, l’OSINT a donné l’occasion aux journalistes de redorer leur blason. La mise en transparence de leurs méthodes d’investigation les rapproche de leurs lecteurs et leur permet de s’ériger en contre-pouvoir politique. Pour les collectifs politiques ou militants, l’OSINT permet la mise en place d’un dispositif exposant des faits vérifiés servant de base à une vérité publique partagée, comme le disent les membres du collectif INDEX.

De l’OSINT comme renseignement

Il serait erroné de voir dans l’OSINT uniquement un réservoir de pratiques militantes permettant de dénoncer des violences d’État. C’est au sein des services de renseignement que se sont développés les premiers outils d’investigation open source, ce que rappelle d’ailleurs la traduction française d’OSINT par ROSO « renseignement d’origine sources ouvertes ». Ce passage du renseignement à des pratiques citoyennes doit être gardé en tête pour réfléchir aux liens qui existent entre ce type de méthodes et la surveillance policière. L’OSINT est certes une arme au service des plus faibles, mais elle se base aussi sur un régime de transparence et de surveillance appareillées propre aux méthodes gouvernementales14.

Ainsi, l’enquête forensique est aujourd’hui utilisée par différentes administrations étatiques. En Grande-Bretagne par exemple, elle permet de tester le discours des candidat·es au sujet du droit d’asile15. En France, on l’utilise pour vérifier leurs dires et leurs positions. Le Parlement français a également légiféré, malgré l’avis très défavorable de la CNIL, pour permettre aux services de fraudes d’aspirer massivement des données présentes en ligne16. L’article de Kevin Limonier et de Marie-Gabriel Bertran dans cette Majeure montre également comment la Russie s’en sert pour obtenir des données dans le cadre de la guerre en Ukraine.

Certains groupes militants proposent aujourd’hui d’arrêter de se filmer dans les manifestations afin de ne pas fournir à la police des traces numériques de leur présence. Dans une société de l’investigation en sources ouvertes, la dissimulation et la discrétion sont des armes. À l’ère numérique, elles peuvent prendre de nombreuses formes, comme ces policiers étatsuniens diffusant des musiques sous copyright durant leur intervention, afin que les vidéos ne puissent pas être retransmises en direct sur Instagram17. À l’heure du numérique et de l’hyperproduction de données, le droit à l’opacité est important mais le contexte de production et de réception des documents également. Des images et des textes seuls ne prouvent rien, ils prennent sens dans un contexte particulier de réception ainsi qu’à travers la mise en lien avec d’autres textes et d’autres images. La vidéo d’une manifestation des Gilets jaunes pourra, après une enquête OSINT, montrer l’ampleur du mouvement et permettre la mise en images de violences policières dans un cas. Elle pourra être un instrument d’identification des participant·es et mener à des arrestations, dans un autre18.

Esthétiques de l’investigation

Par leur lien avec l’indicialité des appareils vidéographiques et leurs méthodologies, ces enquêtes jouent sur les deux versants classiques de l’argumentation : persuader et convaincre. Si nous ne prenions pas en compte l’esthétique de l’enquête, nous manquerions un pan important de ces investigations. Ces pratiques partent de la production, de la découverte ou de la collecte de données pour aboutir à la construction négociée d’un récit qui les mettent en relation et les ordonnent d’une façon significative. En règle générale, l’enquête OSINT cherche à obtenir des résultats vérifiables qui nous aident à appréhender un monde marqué par une forte densité sémiotique. Elle est censée parvenir à la révélation ou au décryptage d’une réalité jusqu’alors ignorée ou mécomprise, à des conclusions non contenues dans la base de données (mais qui découlent d’elle). Le domaine artistique serait toutefois une exception à cette règle méthodologique. Il vaut donc la peine d’examiner les écarts qui séparent l’OSINT comme forme artistique de l’OSINT comme pratique sociologique, activiste, judiciaire, journalistique ou scientifique, et de déterminer quelles pourraient être ses spécificités à une époque où la création, poussée par des urgences politiques et écologiques toujours plus pressantes, semble avoir de plus en plus tendance à s’allier aux sciences sociales.

Il semblerait qu’aujourd’hui « créer » rime de plus en plus avec « enquêter ». Le constat est partagé par plusieurs analyses qui paraissent aux alentours de l’année 2019 dans différents champs de la recherche en sciences humaines : celle de Danièle Meaux (Enquêtes. Nouvelles formes de la photographie documentaire), celle de Laurent Demanze (Un nouvel âge de l’enquête) ou encore celle d’Aline Caillet (L’art de l’enquête. Savoirs pratiques et sciences sociales)19. Les cadres qui permettent d’appréhender et situer cette tendance sont nombreux : le tournant documentaire des pratiques artistiques ; l’articulation entre ces dernières et la connaissance scientifique, sur un fond d’engagement ; le développement spontané et la valorisation institutionnelle du croisement entre recherche et création… Déjà chez John Dewey20, la fonction artistique constituait la clé de voûte des enquêtes – et surtout de leur transmission – pour décrire à nouveau le monde que nous partageons en mobilisant différemment la société. Un programme toujours d’actualité, mais d’une actualité nouvelle issue de l’imposition des infrastructures numériques.

Appréhendées en tant que « documents », les données multimédias des réseaux nourrissent aujourd’hui des « poétiques documentales » et/ou « forensiques » qui « dégèlent » ces informations en déployant « une attention aux saillances des documents et aux arènes qui les contiennent21». Dans un lien de filiation historique avec des pratiques de l’essai cinématographique, analytique et réflexif, basées sur l’étude critique des matériaux audiovisuels documentaires et leurs possibilités de mobilisation (incarnées d’une façon emblématique par Harun Farocki), ces gestes créatifs s’inscrivent dans une préoccupation moins « aléthique » (« est-ce bien vrai ? ») qu’« éthique »: « quel point de vue est posé sur ces documents ? Qu’implique la sélection opérée ? Est-ce rendre justice aux documents que de procéder ainsi ?22». En ce sens, ils constituent un important espace de conscience critique vis-à-vis de l’absorption aveugle des démonstrations OSINT. Par exemple, lorsque ces dernières prennent le pli d’une esthétique-logique de la fatalité nous portant inexorablement d’un point A à un point B (ce qui rejoue une certaine forme de discours d’autorité qu’elles tentent pourtant de contredire) ; ou bien le pli d’une boîte noire qui dérobe les outils technologiques et les méthodologies structurant l’information.

Par ailleurs, certaines pratiques artistiques s’inspirent librement des formes plastiques, des protocoles, des sources ou des méthodologies de l’OSINT sans nécessairement vouloir produire une vérité scientifique vérifiable. Ainsi, l’enquête peut être vidée de sa dimension fonctionnelle et téléologique, ne garder, par exemple, que la monstration de bases de données hétérodoxes, ou bien, mener à la formulation d’un récit ironique, absurde ou poétique. L’enquête, écrit Jeff Barda dans ce dossier, veut aussi dire « être en quête de », un processus, un mouvement, une trajectoire. Plutôt que de dévoiler une vérité cachée ou de trouver des réponses, il s’agit pour ces artistes de montrer les méandres, les sinuosités de l’enquête menée afin de générer ou satisfaire des « affects épistémiques » comme la curiosité23. Dans les œuvres de Chloé Galibert-Laîné et de franck leibovici, si enquête il y a, c’est enquête d’enquête, puisqu’« il n’y a pas simplement une excitation à “avoir découvert”, il y a plutôt à la fois une excitation au processus d’élaboration conceptuelle et une sorte d’adhérence […] des sentiments, des affects, au contenu cognitif même de cette élaboration »24.

La tendance à l’enquête de l’art contemporain peut risquer de le transformer en un instrument mis au service des sciences sociales, alors que son autonomie est corrélée à sa fonction critique, esthétique et poétique25. Ainsi, la reconnaissance du travail de Forensic Architecture dans le domaine artistique – le collectif a même été nommé pour le Turner Prize en 2018 –, a participé à générer de la confusion autour de la nature de ses productions. Le contexte de l’espace muséal qui accueille souvent le travail du groupe britannique, à défaut d’autres espaces physiques d’exposition et de visibilité, a parfois pu identifier leurs enquêtes comme un objet purement esthétique, nuisant ainsi à leur crédibilité ou minimisant l’impression d’une rigueur scientifique.

Où s’arrêtent nos contre-enquêtes ?

Contrairement au journalisme ou au système judiciaire, l’art peut se permettre le luxe de ne pas avoir comme fin l’obtention d’une vérité claire, absolue et objective. La fin peut être au contraire de s’égarer, de se désorienter au sein d’une multiplicité de sources et de données, d’arpenter un territoire (virtuel): une expérience plus flottante, indécise. Il s’agit d’explorer les puissances de la « dimension esthétique de la recherche26 ». Corentin Lê affirme : « peut-être que le sel d’une enquête, d’une énigme ou d’une recherche, réside moins dans la résolution que dans la méthode ». La dimension ludique et sensible de l’enquête est donc célébrée et accueillie par certaines pratiques artistiques qui s’attardent à savourer les plaisirs des détours, des sentiers qui ne mènent nulle part, des retours en arrière, des fausses pistes, du suspense et de la sérendipité. Lorsque franck leibovici fait l’inventaire non-exhaustif des méthodes et sources possibles pour l’OSINT, son ambition n’est pas de produire une quelconque (contre-)vérité factuelle. En offrant le portrait partiel, désordonné et poétique d’une société des sources ouvertes, il fait appel à la sphère esthétique du moyen libéré de sa relation à une fin, du moyen pur, du geste27.

Le court-métrage Searching for the Perfect Gentleman: An Investigative Journey, de Lena Windisch (2019)28 qui présente une enquête, uniquement réalisée avec des données et images en source ouverte, à propos d’une affiche aperçue dans la vitrine d’un coiffeur à Marseille, fait de même. De manière similaire, A Business With No End (2018) est une enquête OSINT que l’artiste Jenny Odell29 a fait pour le New York Times. Présentée sous la forme d’un « internet rabbit hole », l’autrice construit une vertigineuse trajectoire de site en site, uniquement à partir d’outils libres en ligne (Wayback Machine, Website informer, likes et posts de Facebook, bases de données de marques déposées, ou banques d’images…), en essayant de trouver une explication à un colis Amazon livré à une adresse erronée. Le travail de Windisch comme celui d’Odell mettent en évidence l’entrelacement étroit de l’online avec l’offline, et la forte dimension géographique des enquêtes OSINT, simultanément localisées et à distance. Des enquêtes OSINT à « no end », sans fin mais aussi sans but, sans objectif.

Lorsque la fonction centrale de l’artiste-enquêteur·ice est celle d’une mise à l’épreuve des « méthodologies à l’œuvre en sciences sociales et dans la production du savoir »30, de problématiser la condition même de chercheur·se assurant essentiellement une tâche de critique épistémologique disciplinaire, il remet en question la façon dont nous construisons nos données sur le réel. Iel invente et imagine ses propres outils et méthodes d’enquête – et d’exposition de celle-ci –, qu’il peut adapter aux singularités de chaque affaire, de chaque problème et de chaque contexte. Iel peut ainsi, au lieu d’affirmer une vérité catégorique, construire une situation dans laquelle, par exemple, le public adopte une position de délibération et se doit de produire sa propre vérité face aux données exposées.

Pour l’artiste qui enquête, suivant le paradigme indiciaire de Ginsburg, les détails marginaux, microscopiques, invisibles ou insignifiants de l’expérience deviennent traces, indices, symptômes révélateurs à interpréter qui s’imposent par-dessus les règles méthodologiques ou scientifiques canoniques et établies. En guise d’exemple, le dernier ouvrage d’Eyal Weizman (fondateur de Forensic Architecture) et Matthew Fuller propose une esthétique de l’enquête (investigative aesthetics) basée sur la théorie des « modes of sensing »31 (« modes de sentir/de détection ») qui considère tout objet matériel et toute forme de vie comme un capteur qui, telle une photographie, détecte et enregistre les changements de son environnement. Cette matérialité sensible ne parle pas d’elle-même, du moins pour nous, humains : il faut donc décoder son langage afin de rendre intelligible son témoignage. L’horizon de futur de l’esthétique OSINT se dessine donc comme le développement de moyens par lesquels les incidents du réel captés par les non-humains seront détectés, enregistrés, transformés en données et présentés à un public humain : « une question cruciale pour l’esthétique est de développer des capacités de création de sens adaptées à de telles pluralités de sensations 32 ». Transformer la multiplicité des modes d’existence de la planète en sources ouvertes, faire collaborer l’intelligence humaine avec la non-humaine.

Nouvelles écologies de l’enquête

Affirmer la résurgence d’un âge révolu et fondateur des enquêtes (à cheval entre XIXe et XXe siècles), n’est pas suffisant. Indiquer l’absorption et l’hybridation de ces pratiques au sein des activités artistiques non plus. En scrutant l’explosion des pratiques OSINT à travers les réseaux, nous sommes poussés à repenser le paradigme et l’imaginaire par lequel nous envisageons le processus investigateur. C’est un âge de nouvelles enquêtes, on pourrait dire, car celles-ci émergent et élaborent de nouveaux environnements de l’information et de la connaissance. Le paradigme et l’imaginaire « classiques » dressaient autrefois le portrait 1. d’un enquêteur (mâle), professionnel et solitaire, 2. se rendant sur le terrain, 3. afin d’identifier et de saisir une réalité advenue (quoique non immédiatement lisible)33. L’observation des initiatives OSINT nous convie dans une écologie alternative des gestes d’enquête (autant actuelle que potentielle). Il ne s’agit pas seulement de contre-enquêtes qui mèneraient à des connaissances alternatives et antagonistes face à celles assénées d’en haut (par les médias, les institutions et les grandes entreprises…), mais de façons de faire différentes.

Contre-enquêter en open source signifie souvent : 1. travailler de manière collaborative, en réseau, entre citoyen·nes impliqué·es (amateurs souvent, parfois en symbiose avec des professionnels) ; 2. agir à distance en étudiant des médiations (documents disponibles), tout en étant capable d’articuler cette investigation avec une autre en présence et sur le terrain ; 3. ne pas s’attarder uniquement sur l’établissement d’une pure vérité factuelle, dans une dynamique plutôt prospective (donc mobilisatrice et génératrice). Ces nouvelles dimensions de l’enquête OSINT sont également débitrices des théories de l’investigation répandues depuis le domaine socio-anthropologique (comme chez Tim Ingold ou Bruno Latour), reprises et déclinés dans une perspective engagée par de nombreuses pensées éco-politiques contemporaines34. Les pratiques OSINT peuvent contribuer à ce chantier d’enquête militante, comme le démontre l’intérêt de l’association Tactical Tech pour l’articulation entre combat écologique et nouveaux gestes d’investigation35.

Il y a plus de trente ans, le théoricien Frederic Jameson indiquait la difficulté de produire et entretenir une intelligence partagée du monde dans lequel nous vivons36. Les représentations complotistes constituaient à son avis un symptôme saillant de la carence de notre « cartographie cognitive » (« cognitive mapping »), de notre incapacité à appréhender et décrire la réalité dans laquelle nous vivons. Aujourd’hui, il est facile de faire le constat d’une prolifération de « contre-enquêtes aberrantes » à base de ressources en accès libre – communément qualifiées de « complotistes ». L’élan (politique, ludique, intellectuel) de l’enquête glisse dans ces cas vers un vertige maladif et auto-référentiel qu’on pourrait appeler avec Chloé Galibert-Lainé « forensickness ». L’aberration de ces contre-enquêtes réside dans la volonté de riposter au verrouillage des « narrations toxiques » (Wu Ming 1) diffusées d’en haut par une Vérité fantasmée tout autant verrouillée et belliqueuse, basée sur des effets superficiels de démonstration. Ainsi, ces opérations finissent par désavouer la tâche plus fragile et politiquement émancipatrice d’une « vérification » exploratrice et fédératrice – en tant que processus ouvert, pluriel et collectif – qu’un pan important de l’OSINT met à l’œuvre37.

1Voir le site du media indépendant : www.bellingcat.com/tag/mh17

3Pour une introduction aux enjeux et à l’histoire récente de l’OSINT voir le dossier qui lui a été consacré par la revue I2D (2021, no 1), disponible en ligne, ainsi que l’ensemble du numéro 186 de la revue Hérodote (2022).

4Voir sur le site du collectif une section intégralement dédiée aux enquêtes sur les violences policières :
forensic-architecture.org/category/police-violence

5Evan Hill, Ainara Tiefenthäler, Christianne Triebert, Drew Jordan, Halley Willis & Robin Stein (2020, 31 mai). How George Floyd Was Killed in Police Custody, The New York Time. www.youtube.com/watch?v=vksEJR9EPQ8

6Le film est accessible en ce moment sur Vimeo : vimeo.com/429100845

7Voir la section consacrée sur le site de Forensic Architecture : forensic-architecture.org/category/forensic-oceanography

8Julia Pascual et Tomas Statius, « Frontex, l’agence européenne de gardes-frontières, a maquillé des renvois illégaux de migrants en mer Egée », Le Monde, 27 avril 2022, www.lemonde.fr/international/article/2022/04/27/refoulements-en-mer-egee-les-recensements-errones-ou-mensongers-de-frontex_6123944_3210.html

9Voir à ce propos l’important travail réalisé par le collectif Border Forensic : www.borderforensics.org

10Marina Rafenberg, Tomas Statius, Thomas Eydoux, Arthur Weil-Rabaud, Marceau Bretonnier, Elisa Bellanger, Adrien Sahl, « Comment des migrants sont utilisés comme esclaves par la police grecque contre d’autres migrants », Le Monde, 28 juin 2022, www.lemonde.fr/international/video/2022/06/28/comment-des-migrants-sont-utilises-comme-esclaves-par-la-police-grecque-contre-d-autres-migrants_6132282_3210.html

11Voir à ce propos le livre retraçant l’histoire de ce média : Higgins, E., We are Bellingcat, an intelligence agency for the people. Bloomsbury Publishing, 2021.

13Voir à ce sujet l’analyse de Gilles Favarel-Garrigues et Laurent Gayer (« Le temps des justiciers autoproclamés ») dans Le monde diplomatique (novembre 2021).

14Sur ces questions, nous renvoyons à l’intervention de Félix Tréguer dans le séminaire en octobre 2021 « Les images en communs » de l’association « Après les réseaux sociaux » (accessible en ligne : https://vimeo.com/571541044). Pour un cadrage théorique plus général, faire aussi référence au dossier dirigé par Emmanuel Alloa et Yves Citton : « Tyrannies de la transparence », Multitudes, no 73, 2018.

15http://lawrenceabuhamdan.com/the-freedom-of-speech-itself

16www.lemonde.fr/pixels/article/2019/11/13/la-surveillance-des-reseaux-sociaux-contre-la-fraude-fiscale-adoptee-a-l-assemblee_6019063_4408996.html

17www.vice.com/en/article/bvxa7q/new-video-shows-beverly-hills-cops-playing-beatles-to-trigger-instagram-copyright-filter

18Sur ces questions, consulter aussi le dossier « Du contrôle à la sousveillance », Multitudes, no 40, 2010.

19Voir également le travail fondamental de franck leibovici : des opérations d’écriture qui ne disent pas leur nom, Paris, Questions Théoriques, 2020.

20John Dewey, Le public et ses problèmes [1915], Paris, Folio, 2010.

21franck leibovici, des opérations d’écriture qui ne disent pas leur nom, op. cit., p. 91.

22Ibid., p. 112.

23Herman Parret, Les passions. Essai sur la mise en discours de la subjectivité, Bruxelles, P. Mardaga, 1986.

24Jean-Louis Genard & Marta Roca i Escoda, « La dimension esthétique de la recherche », Éthique de la recherche en sociologie, Jean-Louis Genard, Marta Roca i Escoda (dir.), Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2019.

25Alain Caillé (dir.), Des sciences sociales à la science sociale. Fondements anti-utilitaristes, Paris, Hermann, 2018.

26Genard et Roca i Escoda, ibid.

27Giorgio Agamben, Moyens sans fin. Notes sur la politique, Paris, Rivages, 2002.

28Disponible en ligne : https://vimeo.com/345729820

30Caillet, op. cit., p. 17.

31Weizman, Fuller, Investigative Aesthetics. Conflicts and Commons in the Politics of Truth, Londres, Verso books, 2021, p. 39-40.

32Ibid, p.36.

33Sur ce modèle fondateur, voir Luc Boltasnki, Enigmes et complot. Une enquête à propos d’enquêtes, Paris, Gallimard, 2012. Ses limites ont été mises en évidence par Christophe Hanna (au cours du séminaire « Arts et littératures de terrain », Université Jean Monnet) qui propose la notion d’exploration à la place de celle d’enquête.

34La question de l’enquête occupe un rôle important dans les travaux de Josep Rafanell I Orra, Fragmenter le monde, Paris, Divergences, 2018; Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin, Héritage et Fermeture. Une écologie du démantèlement, Paris, Divergences, 2021; Lena Balaud et Antoine Chopot, Nous ne sommes pas seuls. Politique des soulèvements terrestres, Paris, Seuil, 2021.

35Leopold Salzestain, « No Disaster Is Natural : How Investigating Climate Change Adaptation could make a Difference » (2021), https://exposingtheinvisible.org/en/articles/investigating-climate-change-adaptation

36Fredric Jameson, « Cognitive mapping », in Cary Nelson & Lawrence Grossberg, Marxism and the Interpretation of Culture, Chicago, University of Illinois Press, 1988.

37Sur la question de la vérification ouverte, nous renvoyons à Eyal Weizman, La vérité en ruines. Manifeste pour une architecture forensique, Paris, Zones, 2021.