La catastrophe fait aujourd’hui partie de notre quotidien, comme si l’apocalypse pouvait nous tomber dessus tous les matins. Ce rapport démentiel au monde est cependant légitime, construit et non imaginaire, homogène au socius postmoderne. Une biopolitique des catastrophes s’est mise en place, qui tente d’intégrer cette nouvelle donne pour conjurer les risques qui composent, nous dit Beck, la mesure de nos sociétés post-progressistes. Cette biopolitique semble pourtant, par ses pratiques mêmes, rendre difficile la mise en place d’une écopolitique capable d’agir sur les causes, et non les effets des dommages que nous subissons d’ores et déjà.
Catastrophe now forms part of our daily lives, as though the apocalypse could hit us every morning. Yet this crazed relation to the world is legitimate, constructed and not imaginary, entirely coherent with the postmodern socius. A biopolitics of catastrophe has come into being, in the attempt to include this new given and thereby conjure away the risks that, for Ulrich Beck, compose the measuring-stick of our post-progressive societies. However, by its very practices, this biopolitics seems to block the advent of an ecopolitics that could act on the causes and not the effects of the injury that we are already suffering.
La catastrophe est de l’ordre de l’interruption désastreuse, qui déborde le cours supposé normal de l’existence, le lit naturel d’un fleuve ou des digues artificielles, emportant parfois avec elle l’ordre institué. Accident majeur qui renverse le cours des choses, la catastrophe rend l’espace inhabitable. Mais pour un temps. Dans les pires scénarios de science-fiction, les survivants s’adaptent et reconstruisent – ou alors c’est la fin du monde… La catastrophe tient en effet le milieu entre l’accident, qui s’ajoute à l’ordinaire sans bouleverser radicalement la continuité historique, et l’apocalypse comme discontinuité dernière.
légitime démence
Or notre situation contemporaine entretient un rapport à la catastrophe que l’on pourrait juger paradoxal : son aspect quasi-routinier. « La société du risque est une société de la catastrophe. L’état d’exception menace d’y devenir un état normal »([[U. Beck, La Société du risque, « Champs » – Flammarion, 2003, p.43.), écrivait Ulrich Beck en 1986. Cette tendance est aujourd’hui avérée, et la catastrophe fait partie de notre quotidienne actualité. Elle semble perdre son caractère de discontinuité partielle et de continuité relative au profit d’une confusion des genres, comme si l’apocalypse pouvait nous arriver sans cesse, comme si la catastrophe définissait désormais un rapport de continuité démentiel au monde.
Mais une démence qui, en ce qui concerne ses conditions de possibilité, nous semble cependant légitime : notre sensibilité exacerbée aux risques est construite, ce n’est pas une production idéologique. Et c’est sur cette sensibilité que prend corps ce que nous nommons une biopolitique des catastrophes, soit une forme de « gouvernementalité » qui aurait intégré le dit « principe de précaution » : la biopolitique des catastrophes est une hyper-biopolitique qui, sur un mode conjuratoire ou régulateur, tente de prendre en charge la totalité de la vie humaine et du vivant dont elle use.
une nouvelle sensibilité
Nous parlons d’un rapport démentiel au monde pour désigner un excès, mais pas une erreur de perception. Car ce rapport est, pour partie au moins, fondé. Et nous avons souvent raison d’être aussi fous que le monde. Notre démence, pourrait-on dire, est orthomaniaque. Car la « société de la catastrophe » présente les conditions de possibilité du sentiment de vulnérabilité à la catastrophe. Nous sommes sensibles aux risques, ce qui veut dire que nous y sommes d’abord et avant tout sensibilisés. Notre thèse va ainsi à l’encontre des approches qui, poursuivant les analyses de Norbert Elias, voient dans le « processus de civilisation » un mouvement unilatéral de désensibilisation au long cours par intégration des interdits, auto-contrôle et refoulement (enfermement et invisibilisation) de la violence, un mouvement d’anesthésie généralisée que l’utilisation d’anxiolytiques et autres psychotropes viendrait achever. Car si refoulement ou invisibilité programmée il y a, celle-ci est aussi l’effet politico-organique de nouvelles perceptions, d’une attention accordée à de nouveaux phénomènes.
Ces nouvelles perceptions sont l’effet direct de la globalisation, dont l’une des caractéristiques majeures est la disparition d’un Dehors transcendant : désormais, nous dit-on, tout est dedans. Ce qui veut dire que nous ne pouvons plus rejeter à l’extérieur l’effet indésirable de nos actions, nous savons que cet effet finira par nous affecter. Devenir sensibles, par la force des choses, à ce que nous faisons, c’est devenir sensibles à nous-mêmes. L’auto-affection constitutive de la globalisation techno-informatique est la condition de possibilité de notre sensibilité aux catastrophes. C’est nous-mêmes que nous redoutons parce que c’est nous-mêmes que nous percevons, en tant qu’effet d’une auto-production. D’où cette espèce de rétroaction obligatoire du socius postmoderne sur lui-même, cette sorte d’automatisme de l’auto-production, cette auto-machination d’allure fatale qu’il nous semble constater aux heures d’insomnie mass-médiatique.
L’on comprendra sans doute mieux ce régime d’immanence auto-perceptive en accommodant le regard non pas sur la « disparition » de l’« autre » ou du « dehors », mais sur la frontière séparant ce dehors d’un dedans. Car la mondialisation, nous l’expérimentons, a remis en cause cette distinction : trans-nationalisation du capital, informatisation, numérisation du monde, mise en réseau, « convergence » de tous les systèmes de communication, processus global de « synchronisation » (Stiegler) où nous recevons en « temps réel » des informations touchant l’ensemble de la planète. « Mondialisation des « affects », « SYNCHRONISATION des émotions collectives » dans le « CONTINUUM AUDIOVISUEL » dit Virilio([[P. Virilio, L’Accident originel, Galilée, 2005, p.39.) : en privilégiant le « temps réel », l’immédiat et l’« ubiquité » au détriment du passé, du futur et de la place assignable, notre société « met en scène » et privilégie l’accident global. Entendons le concept de communication dans un sens archaïque, celui de contagion, ou de communication « virale » (Baudrillard). Ce qui s’est mis en place dans la seconde partie du XXe siècle, c’est un nouveau socius exprimant localement, selon des formes de contractions toujours singulières, la communication globale, c’est-à-dire la communication d’un Globe devenu boule contagieuse.
Si l’épidémie nous émeut, nous panique, c’est que le socius est épidémique, c’est que chaque phénomène – une émeute urbaine, une caricature dans un journal – est susceptible de se propager à toute vitesse à travers le monde.
risques
D’où cette conséquence : il faut ainsi comprendre la « société du risque » à partir du socius et non du risque. Ce n’est pas, nous dit Beck([[U. Beck, op. cit.,13.), l’intensité du risque qui d’abord importe, mais son degré probable d’extension socio-géographique.
Selon Beck, le risque contemporain a en effet quatre caractéristiques majeures. Il a le Globe comme théâtre et domaine d’expansion possible, il peut toucher tout le monde. L’« expropriation écologique »([[Ibidem, p.42.) prend le temps qu’il faut mais finit par se répandre – « effet boomerang » – alors que le risque « traditionnel » n’impliquait quant à lui qu’une personne, son proche entourage. Avant, on prenait un risque, mais le risque global est reçu, d’abord passif. Et c’est cette passibilité qui nous permet de comprendre et remettre en cause les modalités sans cela inaccessibles de leur production, de leur injuste mise en action.
Seconde caractéristique, le risque global est grandement destructeur. Rappelons ici que la sensibilité aux risques contemporains s’est initialisée avec l’éclair d’Hiroshima, l’âge nucléaire sous ses aspects militaires et civils. Double versant inséparable et chronologique : la mort est matrice de Progrès, voilà le grand refoulé de l’Occident. Nous sommes pourtant visuellement sensibilisés, il y a des images d’Hiroshima, des témoins, on ne nous aura pas fait le coup de l’Irreprésentable. Le visuel du champignon atomique est une image intégrée à nos dispositifs de pensée que les compagnies de la mort nucléaire tentent d’adoucir par la promotion de l’énergie pour tous et pour tout, ou d’effacer par le « secret défense » lorsque ce lobby représente le phallus d’un État ; voyez la République française.
La troisième caractéristique fait du risque contemporain l’effet primaire de la modernisation technologique, et non sa conséquence. Vous pouvez en effet considérer la pollution comme l’effet « secondaire » du progrès industriel, le nuage de fumée entourant dès lors le pur joyau du progrès. Mais il est une autre façon de le considérer : comme impliqué dans la machine. La « fin du dehors » n’est autre que celle d’un clivage entre cause et effet : il n’y a pas un Avant (le Bien pour tous) et un Après (le Mal comme dommage collatéral du Bien pour tous) mais une contemporanéité des deux. Virilio a poussé cette logique jusqu’à son point de renversement, ce qu’il nomme l’« accident originel » : « si l’accident révèle la substance, c’est bien que CE QUI ARRIVE (accidens) est une techno-analyse de CE QUI EST en dessous (substare) de tout savoir. » Voilà qui devrait changer notre regard : « Inventer le navire à voile ou à vapeur, c’est inventer le naufrage […. Inventer l’automobile domestique, c’est produire le télescopage en chaîne sur l’autoroute », etc. C’est depuis toujours que l’accident révèle la substance, mais l’industrialisation de l’« accident artificiel » par temps de « synchronisation » nous exposerait au désastre global([[P. Virilio, op. cit., pp.27-29.).
Quatrième et dernier critère : leur invisibilité – comment voir des radiations, comment voir ce que pourrait provoquer l’exposition à l’amiante ? Beck insiste pour le coup sur la nécessité des discours capables de dire et prédire ce qu’on ne peut que pré-voir à défaut d’un voir immédiat : l’information en continu sur les risques est appelée par un socius exposé à lui-même, qui tente d’intégrer par avance les conséquences encore invisibles de ses actions.
En définitive, ce que l’on comprend, c’est qu’un risque totalement intégré au socius, inséparable de son développement, est mal nommé : au lieu d’être quelque chose qui nous attend, simplement posé devant nous, le risque est intériorisé comme une composante normale de notre vie psycho-politique.
hyper-biopolitique : prévention et précaution
Une nouvelle forme de « gouvernance » s’est mise en place, homogène aux processus que nous venons de décrire, une sorte de biopolitique des catastrophes tentant d’épouser le contour des risques contemporains.
Si nous parlons de biopolitique des catastrophes, c’est afin de pointer le fait que les gouvernements semblent intégrer dans leurs politiques le rapport à des catastrophes passées comme à venir, et se préoccuper de la question suivante : comment les éviter ? Derrière nous s’accumulent des désastres : « vache » dite « folle », sang contaminé, amiante, Tchernobyl, autant de phénomènes hybrides mêlant nuage naturel et radioactivité, science et politique. La conjuration de ces catastrophes passe par l’usage du « principe de précaution », inscrit pour la France dans la loi Barnier de 1995 et la Charte de l’Environnement (2004), et au niveau européen par le Traité de Maastricht (1992). Ce principe suppose de définir le risque comme un accident qui peut nous arriver et nous affecter – mais que signifie ici pouvoir, de quel possible s’agit-il ? Il faut distinguer un risque probabilisable, en ce sens avéré, d’un risque purement potentiel échappant à ce calcul et nous plongeant dans l’incertain. Le risque avéré peut faire l’objet d’une action de « prévention » facilement justifiable, là où le risque potentiel implique une réponse plus difficile à légitimer ; entre en scène le principe de « précaution ».
Catherine Larrère et Raphaël Larrère([[C.Larrère et R. Larrère, « Les OGM entre hostilité et principe de précaution » in Le Courrier de l’environnement – n°43, mai 2001.) définissent les risques « potentiels » comme étant « vraisemblables » mais non pas « scientifiquement établis ». Là où la prévention implique un « calcul d’optimisation » en « avenir incertain », la précaution suppose une « procédure de décision en avenir controversé » : on « suspend » l’introduction d’une innovation pour réduire l’incertitude, c’est-à-dire pour « prendre le temps ». Il ne nous semble pourtant pas évident de pouvoir éviter la catastrophe à partir des définitions ainsi constituées. Bien entendu, il faut « laisser se développer les controverses scientifiques concernant les risques encourus »([[Idem, « Principe de précaution » in Y. Dupond (sous la dir. De), Dictionnaire des risques, A. Colin, 2003, p.299.). Mais la question de savoir comment on les laissera se développer est fondamentale. Car certains soutiendront qu’il faut laisser se développer les champs d’O.G.M. afin de vérifier s’ils sont, oui ou non, nocifs ! L’argument est fallacieux, destructeur de toute résistance politique – mais pourquoi ? Parce que le concept de catastrophe n’est pas soluble dans celui de risque.
Analysant le rapport Kourilsky-Viney relatif à l’application du principe de précaution en France([[J.P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé – Quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, pp.105-116.), Jean-Pierre Dupuy note que les deux auteurs de ce rapport dénaturent l’incertitude du risque « potentiel » en l’intégrant à un nouveau calcul, celui d’un « risque de risque » pouvant faire l’objet d’une conjoncture, rabattant dès lors l’incertain sur le risque et la précaution sur la prévention. Rabattement qui fait l’impasse sur des caractéristiques structurelles de l’incertitude relative aux risques contemporains ; incertitude qui, si elle n’est pas prise en compte, fera passer la catastrophe dans les mailles conceptuelles du risque. Une ignorance nécessaire et objective, nous dit Dupuy, est fondée dans la complexité des écosystèmes : au-delà d’une certain seuil critique disparaît la capacité de résilience du système([[Ibidem, op. cit., p.132.). Ainsi pour la formation d’un désert, absolument irrémédiable : la connaissance ne peut ici qu’être en retard sur l’événement désastreux. La seconde raison de cette incertitude est liée aux boucles de rétroactions positives, c’est-à-dire à des amplifications imprédictibles : toute la littérature scientifique concernant le réchauffement climatique ne fait que prouver cela, lorsque chaque changement écosystémique provoque en retour une aggravation. La troisième est liée, nous dit Dupuy, aux inventions à venir (aux accidents programmés dirait Virilio) : on ne manque pas de connaissance ici, plus de savoirs ne changerait rien. Inutile patience… Il ne s’agit pas de se demander si les « menaces » sont « très peu probables » ou « quasi certaines », il s’agit de voir qu’elles sont, au vu des caractéristiques ici décrites, « inéluctables »([[Ibidem, p.141.). C’est tout le rapport à la possibilité de la catastrophe qu’il faut modifier.
politique-fiction : prophétie, « temps réel », information
Dupuy pose le problème de façon ontochronologique : ou bien on prévient avec succès la catastrophe, et elle ne peut s’inscrire nulle part après coup, elle n’aura pas été (c’est le cas du SRAS) ; ou bien cette prévention invalide logiquement de penser la catastrophe comme possibilité future. Dans le premier cas, nous envisageons les possibles comme ce dans quoi nous opérons un choix, des possibles déjà là ; dans le second, le possible succède au réel : s’inscrivant toujours après coup dans le passé, le possible ne peut par définition être évité… Solution de Dupuy : rendre la catastrophe « inéluctable », la présenter comme nécessaire([[Ibidem, p.164.) en donnant à l’avenir la réalité qui lui manque. Ce schème est celui de la « prophétie de malheur », qui a pour particularité de s’avérer fausse, d’être faite pour ne pas se réaliser ; telle est l’authentique « prévention ». Il s’agirait donc de lâcher la question mal posée de l’incertitude, qu’il serait vain et contre-productif de minorer, afin de fixer une certitude, celle du pire.
Cela implique, opération un peu complexe mais réaliste, de penser l’avenir comme à la fois certain et causé par nous, un avenir, dit Dupuy, contre-factuellement indépendant du présent. La dépendance contre-factuelle dit : si j’avais fait ceci au lieu de cela, alors l’avenir aurait été différent ; l’indépendance contre-factuelle remplace le « si » par un « même si » : même si j’avais fait ceci, il n’en aurait pas été différemment. Il nous faut donc distinguer entre impuissance contre-factuelle et pouvoir causal. Le prophète de malheur sait ce qu’est une prophétie auto-réalisatrice, qui est vraie non pas en tant que telle mais par ses effets ; parce qu’il le sait, il en joue. Si la catastrophe ne se produit pas dans le futur, cette prophétie montre son efficacité comme acte de parole (et non par son contenu). Comme une prophétie hétéro-réalisatrice, vérifiée par sa négation. Ou un performatif négatif – quand dire, c’est dé-faire. Mais défaire en agissant causalement au présent sur un point contre-factuellement indépendant de celui-ci : il faut toujours avoir à l’esprit la différence entre ces deux temps, linéaire-causal et récursif, temps de l’« histoire » et temps « fictif » du « projet ». Pour le coup, cette prophétie de malheur ne tend pas tant à se vérifier qu’à prouver sa puissance. C’est littéralement l’introduction de la puissance du faux en politique.
Pourquoi pas. Cela nous change de la politique du Vrai, ou celle, à son revers, de l’Opinion. Et nous semble efficace pour comprendre un certain type d’activisme contemporain. Lorsque les « faucheurs volontaires » agissent pour conjurer la menace d’une « contamination » par OGM, ils posent à la fois un point fixe, celui de la situation dans laquelle, c’est certain, nous allons nous retrouver (impuissance contre-factuelle), et dans le même temps considèrent que leur action peut enrayer ce mouvement (pouvoir causal). L’argument qui consiste à leur reprocher de ne pas laisser faire la science envisage l’extension des OGM au-delà de leur aire d’implantation comme un simple possible incertain, possible parmi les possibles que seul l’« obscurantisme » et la « terreur » orchestrée par de méchants bougres s’occupant, ô crime impardonnable, des affaires scientifico-publiques, nous fixerait à tort comme horizon indépassable… Curieux retournement de situation, fausse perception ontochronologique permettant l’allégeance de certains esprits aux Seigneurs du temps.
L’épisode récent de ladite « grippe aviaire » nous permet de définir la logique générale de cette hyper-biopolitique : pour la première fois de son histoire, l’humanité est aux prises avec le traitement d’une pandémie qui n’existe pas. Les États provisionnent des ressources financières, des masques et d’incertains vaccins non pas en fonction de dommages visibles mais des flux d’informations, de boucles d’informations projectives et prospectives évoluant parfois heure par heure. L’hyper-biopolitique a pour modèle une sorte de gouvernance just in time, capable de répondre à la vitesse des dernières informations. Lorsqu’elle est en mode conjuratoire, la biopolitique des catastrophes ne se fixe sur aucun dommage perçu, mais sur la possibilité du dommage. Ce serait sans compter avec l’effectivité de la catastrophe, soit le dommage réalisé – vache folle, canicule, tsunami etc. C’est alors que l’hyper-biopolitique passe en mode régulatoire, et agit dans l’après-coup. Certes toujours en fonction des flux d’informations, avec l’idéal suivant : panser les plaies au moment même de leur ouverture, afin d’éviter l’installation de tout trauma – voire la répétition de ce même type de catastrophe : en mode régulatoire, l’hyper-biopolitique maintient sa dimension prospective dans son mode même de régulation. Comme s’il s’agissait, en définitive, de conjurer ce qui a eu lieu et de réguler ce qui viendra… Inversant l’axe du temps, la politique-fiction devient ici véritablement fantasmatique.
Mais au prix d’un oubli des conditions de la catastrophe qui a eu lieu. Voilà ce que Vandana Shiva nous demande de prendre en considération lorsqu’elle analyse l’impact du tsunami de 2004 : la régulation hyper-biopolitique fait l’impasse sur les formes de destruction que nous mettons en œuvre, et les formes de construction que nous délaissons. Destruction des mangroves et des récifs coralliens qui ont supprimé les barrières protectrices contre les tempêtes, les cyclones, les ouragans et les tsunamis, soit un développement économique s’effectuant dans l’ignorance des « limites écologiques » et des « impératifs de l’environnement », conduisant « inévitablement à une catastrophe inimaginable ». D’une certaine manière, l’immersion dans les flux d’information peut aussi rendre impossible un rapport connectif à la planète : « si les animaux et les communautés indigènes ont eu l’intelligence d’anticiper le tsunami et de se mettre à l’abri, il a manqué aux cultures du XXIe siècle plongées dans la technologie de l’information, la connaissance de Gaïa pour se connecter, à temps, au tremblement de terre et au tsunami et pour se mettre à l’abri. »([[V. Siva, « Le Tsunami et la crevette », Le Monde, 08.01.05.) La biopolitique des catastrophes occulte l’éco-politique. La gestion politique du possible est la digestion du possible, elle rend impossible une autre politique([[Deleuze nous avait pourtant bien prévenus : « la communication est la transmission et la propagation d’une information », soit « un ensemble de mots d’ordre. Quand on vous informe, on vous dit ce que vous êtes censés devoir croire […. On ne nous demande pas de croire mais de nous comporter comme si nous croyions […. Ce qui revient à dire que l’information est exactement le système de contrôle. » (G. Deleuze, Deux régimes de fous, Minuit, pp.298-299).).
écopolitique now
Il y a donc deux écueils. Le premier consiste à minorer les risques au nom d’une comptabilité rationnelle somme toute insuffisante. C’est à ce titre que la pensée des catastrophes est utile : elle fait sauter le verrou gestionnaire qui semble incapable de prendre la mesure exacte de ce qui nous arrive, et peut encore nous arriver. Mais, second écueil, la pensée des catastrophes est elle-même au risque de déclencher une peur dont il ne faut rien attendre, si ce n’est pire. Même si cette peur provient des systèmes d’alarme écologistes, sera-t-elle capable de conjurer la possibilité d’un éco-fascisme religieux ?
Si nous prenons acte de la question des catastrophes à partir de leurs conditions de possibilité, nous disons que c’est le rapport à la catastrophe dont il faut se méfier, le rapport catastrophiste à la catastrophe, ce dangereux redoublement. Voilà ce que nous reprochons à Dupuy : entre nous et la fixation du Pire, il n’y a rien, nulle politique. Autant l’idée d’un « mal systémique » à distinguer d’un « mal moral » et d’un « mal naturel » nous semble fructueuse, autant l’oubli de la politique sous la morale est, au bout du compte, stérile. Ainsi ne comprend-il pas que la désignation d’une cause politique réelle ne signifie nullement la recherche névrotique d’un responsable là où il n’y en a pas, mais la nécessaire distinction qu’il faut effectuer, devant chaque cas, entre l’infortune (qu’on ne peut assigner devant aucun tribunal), l’injustice (identifiable politiquement), et le mal « systémique » comme effet d’une « autotranscendance » d’un ordre social qui se présente comme extérieur aux « actions individuelles » alors qu’il provient de leur « mise en synergie »([[J.P. Dupuy, Petite Métaphysique des tsunamis, Seuil, 2005.).
Alors, regardons cette « mise en synergie » qui, elle, ne commence pas par nous tomber dessus, mais est produite, technologiquement, économiquement et politiquement. Il nous a ainsi semblé utile de comprendre les fondements de la biopolitique des catastrophes, afin d’éviter une critique trop rapide, de type classiste et classique, résolument aveugle aux enjeux réels de l’écologie politique. C’est cette prise en considération qui nous éloigne de la position de Virilio : certes, la substance doit être pensée à partir de l’accident, et l’effet doit être vu dans la cause (la contingence ne doit en aucun cas constituer un asile de l’ignorance), sous peine d’idéalisme progressiste. Mais c’est là où la résistance politique prend aussi son sens. Virilio ne voit dans les affects et le bouclage biopolitique que la matière de la manipulation, et non la possibilité de son renversement. De Madrid 2004, il retient l’idée que c’est l’attentat qui fait voter contre Aznar : or, pour reprendre ses termes, l’« émotion publique » qui a « bouleversé » l’« indispensable sérénité du vote démocratique »([[P. Virilio, op. cit., p.101.) fut surtout l’effet du démontage du mensonge d’Aznar, c’est-à-dire l’effet de la communication intelligente et politique des affects par S.M.S., par l’Internet etc.([[Cf. R. Sanchez, « Journées de mars en Espagne », Multitudes, n°17, été 2004, http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=1438).). En termes de gouvernement ordinaire, la biopolitique des catastrophes s’inscrit dans un régime parlementaire postmoderne où les représentants sont certes séparés des électeurs par leur mode d’élection, mais cependant collés par nécessité, effet technique et global, aux affects, pensées et actions de ces derniers. L’info-gouvernance subit le poids de cette prise directe, de cette prise rapide avec ce qui arrive, avec ce que les gens pensent, ressentent, avec la propre rapidité de réaction de ces derniers. Et c’est là où il faut intervenir.
Premièrement en nommant les dommages réels, et non simplement les risques et les catastrophes à venir. Cette nomination aura pour effet l’inscription mémorielle, à partir de laquelle l’accident révèlera sa logique, et la localisation de torts politiquement identifiables. Deuxièmement, en étendant le réseau de communication au-delà de la sphère humaine, évitant ainsi l’autisme de l’information qui nous étouffe – le monde est encore trop petit, nous manquons de mondialisation. Troisièmement, en étirant le temps réel à la faveur d’un imaginaire créateur. Car la biopolitique des catastrophes s’inscrit dans une temporalité qui a pour fonction de gérer la maintenance du présent par pré-vision du possible, prévenant ainsi la possibilité d’une éco-politique transformatrice. La projection du Pire, le pilonnage du concept de risque à coups de catastrophes, ne suffit pas à désamorcer ce piège. Il reste à produire les images d’un monde désirable. Détruire l’utopie du progrès est une chose, laisser en friche la fonction fabulatrice dont naissent des mondes en est une autre. Parodions Breton : ce n’est pas la crainte de la catastrophe qui nous forcera à laisser en berne le drapeau de l’imagination.
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