Mineure 24. Fernand Deligny

Fernand Deligny, imager le commun

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Janmari, Yves, la « graine de crapule », les « vagabonds efficaces » : les enfants « difficiles » avec lesquels Fernand Deligny a vécu ont été pour lui autant de poteaux indicateurs de l’étendue du problème du commun. Fabriquer le commun n’est pas un problème soluble dans le langage, dans l’obéissance à des mots d’ordre, dans l’imitation des chefs. Il y a des petits et des plus grands qui ne disent pas non, qui font autrement, tournent en rond, lisent la loi à l’envers ou parcourent le terrain dans leurs propres chemins. En général ils se font prendre, et naguère, et à nouveau, enfermer. Le social, cela se fabrique à l’économie, dans la norme, cela n’a rien de commun avec le commun, avec l’accueil de tout un chacun. Le social sépare le bon grain de l’ivraie, le social trie, se mérite. Et fabrique des restes, de « la racaille » au sens étymologique du mot ; ces restes pour Deligny ce sont des trouvailles, l’apparition de l’autre, de ce qui compte dans une vie.

Il récure jusqu’ à trouer la casserole
Janmari ne répugne pas à faire la vaisselle. Il récure une casserole, veut en enlever le moindre reste. Il frotte, il frotte, il frotte avec une cuiller, comme le sculpteur qui travaille sa pierre, et il passe au travers. L’éducateur dira : on ne peut décidément rien lui confier à faire, l’écartera de la vaisselle, et, oubliant qu’il l’en a écarté, dira quelque temps plus tard : décidément, Janmari ne veut pas aider, il est insupportable. Un enfant qui troue les casseroles à force de les récurer est d’ailleurs aussi insupportable. Qu’est-ce qu’un enfant, ou un adulte, qui ne place pas les limites aux mêmes endroits que les autres ?

Il sent et fait
Janmari est sourcier, il sent l’eau qui coule, invisible, sous la surface des choses. Il est en relation avec cette eau et la déterre, quand elle affleure presque. Il est sourcier. Il ne sait pas dire comment il fait, et de toute façon la recherche méthodique et scientifique des ressources en eau n’a plus besoin de gens comme lui. Il ne sait pas et ne dit pas, il sent et fait. L’eau coule, visible par tous commune. Petite source sans grand avenir et sans possibilité d’exploitation marchande sans doute, source à laquelle se rafraîchir ensemble aujourd’hui.

Les trajets des uns sont attentifs aux autres
Comment construire du commun quand on ne peut pas en parler, quand on ne peut pas le projeter, quand l’autre n’est pas à disposition pour le réaliser, mais seulement proche, attentif ? Sans langage il n’y a pas d’esclavage ou de domestication possible, pas de mise en ordre possible, pas de coopération possible sans doute ? Et pourtant cette coopération s’organise. Les personnes qui sont là avec Deligny se sont engagées à vivre en présence proche de Janmari et des autres enfants envoyés au réseau. Leurs mouvements, leurs déplacements dans le temps et l’espace gênent souvent, mais on ne va pas leur interdire de les faire, on va les cartographier et rapprocher leurs images de celles des chemins suivis par les adultes. On va observer et on analysera après. L’espace des cartes sur lesquels s’inscrivent les parcours de la vie quotidienne configure un espace commun où les trajets ne sont pas indifférents à la présence des autres, où une limite apparaît aux allers et venues des enfants que jusque-là les adultes ne suivaient pas, une limite centrée sur l’espace de vie en commun.

Un lieu de vie en recherche
Dans le réseau Janmari n’est pas de trop, comme dans l’hôpital où il était attaché avant que sa mère le confie à Deligny. Il n’était d’ailleurs pas de trop non plus puisqu’il contribuait à créer de l’emploi de personnel hospitalier, de l’économie de services. Mais il était réduit à l’immobilité, déshumanisé. Dans les Cévennes, il trace, il participe à un monde ouvert où ce qui gêne n’est pas à réduire, à résorber, mais à suivre comme tout ce qui passe et qui peut induire d’autres significations. Janmari participe d’un lieu de vie en recherche sur ce que c’est que de vivre en commun quand on ne se supporte pas les uns et les autres. Aujourd’hui on ajouterait parce qu’on n’est pas tous pareils, parce que la demande de similitude, d’homogénéité a fait un grand bond en avant. Mais à l’époque où j’ai connu Deligny, au début des années 1970, ce qui fait le plus problème c’est l’absence de langage pour régler les problèmes, pour résoudre les conflits, pour fabriquer du consensus malgré les différences. Des problèmes posés aux autres membres du réseau par les gestes de Janmari, le fait qu’il tourne sur lui en aboyant sans qu’on sache pourquoi, on ne peut pas lui parler, on ne peut rien lui demander, il ne comprend pas, il continue, ça ne communique pas. C’est peine perdue de vouloir réformer les choses en amenant l’autre à notre image ; ce qui importe c’est nous, de façon continue, de nous donner les moyens de pouvoir continuer avec lui. C’est lui le poteau indicateur de l’espace commun.

Des artifices moteurs
Les cartes comme les images de cinéma des quelques films tournés par ou avec Deligny ne sont pas des représentations mais des artifices moteurs, des machines pour donner à penser au groupe qui vit en présence proche, comme à tous les groupes qui affrontent des expériences de création continuée d’une vie commune. Deligny se donne des conditions extrêmes pour penser l’être-ensemble, mais ce faisant il affirme que cet être-ensemble ne peut être construit et reproduit au quotidien qu’en se donnant des instruments d’évaluation au jour le jour et des hypothèses de montage. La hiérarchie, ordonnancement de tous selon l’âge, l’argent ou le mérite, sont des artifices moteurs puissants, mais qui ont tous la mobilité linéaire, l’ascension pour ressort. Elle ne laisse de places à l’approche sensori-motrice du monde, aux mobilités circulaires et tourbillonnantes, qu’assujetties à son effort de canalisation. Même si celui-ci est très efficace, les vagabonds, les nomades, gardent un pouvoir de nuisance certain. Il est possible que la zone de pertinence de cette mobilité linéaire ascendante s’épuise, que la base sociale de sa pertinence se rétrécisse et que tout en aspirant de nouveaux groupes de population, le mouvement ascendant laisse des restes plus importants.

L’espace commun est la trace de l’un dans l’autre
Les tentatives de Deligny, celles des Cévennes après celle d’Armentières, de la Grande Cordée, de La Borde, montrent que l’être-ensemble n’est pas le résultat d’une négociation, un objectif à poursuivre, par rapport auquel on va toujours trouver l’autre en défaut, et dans les derniers choix de Deligny dans un défaut radical, mais un être-là qu’on organise, qu’on constitue comme hypothèse de tous les petits outillages qu’on se donne pour le mettre en œuvre. Dans cet être-là, être-ensemble, il n’y a aucune réciprocité exigible a priori de l’autre seulement, aucune condition. L’être-là humain est une inconditionnalité, sans appartenance, mais capable d’alliance au sein du réseau. L’espace est fait de tourbillons pour l’un et de technologies de vision pour l’autre, et l’espace commun est la trace de l’un dans l’autre, la condition de l’accueil de l’un par l’autre, de la vie en commun, de la constitution du réseau. Leur société n’est pas transparente, ni à eux, ni aux autres ; les visions, les pratiques communes sont partielles, au sein du nous dans lequel évolue le réseau.

Un réseau d’aide à la route de chacun
Comme le souligne Émile Copfermann dans la préface aux Vagabonds efficaces, il s’agit de constituer « un milieu dont la position prise puisse intervenir utilement dans l’histoire toute tracée des enfants ». Dans ce milieu, la présence des enfants, de leurs singularités, est aussi constituante que celle des éducateurs, l’organisation des lieux, leur position géographique, les relations avec le dehors, l’immuable, des éducateurs. C’est la vie des enfants qui va apporter à l’éducateur les problèmes avec lesquels animer la sienne, croiser ses propres questionnements. Que les enfants soient délinquants, caractériels, ou débiles, peu importe à Deligny, qui s’offre de leur faire faire une halte dans leur parcours de vie, de profiter d’un arrêt sans doute obligé, pour prendre des forces. Le réseau de Deligny s’inspire des auberges de jeunesse dont il a bien connu des animateurs : c’est un réseau d’aide à la route de chacun.

Un milieu d’appui qui les informe
« Qu’est-ce que cette manie d’avoir toujours un groupe à portée de la main comme d’autres un bréviaire ou un transistor ? » demande Deligny à propos de sa propension à toujours reconstituer des radeaux. Il faut multiplier les chances de s’en tirer, de trouver des lignes d’erre, de circuler le long des lignes qui joignent les points d’ancrage du groupe. Les enfants ou les adultes ont besoin d’une collectivité, ou plutôt d’un milieu d’appui qui les informe, les inspire d’une manière cohérente et suivie. Ils en ont besoin comme tout un chacun ; aux autres, la famille ou l’entreprise en fournissent des bribes. Mais ces bribes sont agencées dans un arsenal fortifié, dans l’institué, un institué qui pour eux reste à construire, avec trois fois rien. Pour eux l’institué n’est pas solennel, il est déchu ; les punir en son nom ne produit rien. Il ne peut pas y avoir rappel à l’ordre qui leur a manqué ; il faut leur permettre de passer dans un ordre vivable, commun.

S’imaginer
Il ne faut pas essayer de les faire se souvenir, reproduire mentalement le passé, ils n’en ont pas les moyens, ils ont un trou à cet endroit-là, la cause de leur singularité. Les y attacher ne leur permettra rien. Il faut les faire s’imaginer dans le présent et l’avenir, basculer dans la construction de l’espace où ils sont accueillis, où leur partition n’a pas encore été refusée car elle reste à composer. Chaque enfant à sa manière, chaque adulte a cette posture à conquérir sur le radeau, sur les grandes données dimensionnelles qui balisent la tentative, selon le terme qu’affectionne Deligny pour parler de son expérience en cours.

Les gestes coutumiers établissent l’identité du lieu
Cette tentative se joue dans une image locale, une scénographie originale, du coutumier. Alors que le signe relève de l’intention, et de l’événement, les repères matériels ou gestuels stables, les routines, cadrent l’humain commun, en donnent une image locale. Les mots qu’on s’échange dans une conversation ont une valeur ambiguë : ils signifient à la fois un accord, une similitude, et une différence qui fonde la nécessité d’échanger pour parvenir à l’accord. Le langage introduit entre les êtres une distance irréparable pour certains et dont l’abolition pour les autres n’est qu’illusion . Les gestes coutumiers déclinent, établissent, l’identité du lieu, tracent la scène sur laquelle l’action devient possible pour ceux qui se croyaient exclus de toute action normale. En respectant le coutumier, en l’agissant, l’homme peut être à la fois homme, homme de tous les jours, et humain, ouvert à toutes les figures possibles de l’homme. Le coutumier est fait des quelques choses et gestes dans lesquels se reconnaît l’humain. L’hs, l’homme que nous sommes, comme l’appelle Deligny, est inhumain, il rejette l’autre humain qui se présente à lui, il n’est pas ouvert au tout de l’humain ; il est épuisé. L’hs éradique le coutumier, aménage le terrain, construit une espace hors sol, génétiquement modifié, aux performances prévisibles et limitées. Mais l’être humain le déborde de partout.

Silencer n’est pas se taire
L’être humain apparaît hors langage, dans le coutumier, dans les usages, les actions, dans le virtuellement commun rapporté par l’observation. Silencer comme Janmari n’est pas se taire, n’est pas une réaction ; c’est une posture, une attitude, un style de vie, un ensemble de gestes qui tiennent la parole forclose. Janmari se tient sur le qui-vive, en bordure d’événement, il est attentif, mais il ne s’implique pas, il disparaît, provisoirement, et revient inlassablement au coutumier. Pour Janmari la place des choses est très importante, plus que les choses elles-mêmes. Il s’intéresse à peu d’entre elles, et le lieu de vie qu’il partage avec Deligny est très dépouillé. Il suit la circulation de ces choses, s’inquiète par ses mouvements de leurs déplacements, sans pour autant se les approprier. Les choses ne sont pas à lui, elles circulent dans le groupe, et lui suit de son corps cette circulation. Janmari est un être humain sans propriété, à commencer celle de lui-même. Il est circulation, mouvement, sensation.

La caste est une autre manière d’être soi
Alors que Janmari éprouve le monde en bordure, décentré dans un radeau-commun à tout un groupe, L’homme que nous sommes se reflète au centre du réel. Il préfère le symbole qui unifie en excluant, qui centre le monde en face de lui-même à l’image qui divise en rassemblant au risque de disperser le monde et de le décentrer. L’homme que nous sommes s’éloigne de l’humain d’être, du commun de l’espèce, qu’il confond avec la seule figure qu’il connaît, qu’il répète, qu’il impose. Il abandonne l’exploration et condamne les autres figures de l’être humain à la disparition. Le commun d’espèce est non objectivé, c’est le dehors, l’étrangeté ; les trajets d’exploration sont en extension, illimités. Le territoire commun est contraire circonscrit, défendu, assujetti au symbole qui le définit, qui désigne ceux qui lui appartiennent, la caste qui s’y reconnaît. La caste, c’est une autre manière de dire soi, soi-même, l’homme en rupture avec l’être humain, sorti du commun.

Le coutumier est pavé de rigueurs incompréhensibles
Le hasard n’a pas de langage. Un événement arrive, un autre. Il ne les signale pas, il ne prévient pas. Les hommes interprètent, commentent avec un outil bien imparfait. Qu’est-ce que le temps ? Le temps qu’il fait ou le temps qui passe ? Combien de mots ont au moins deux sens communs, font des trous dans le sens dans lesquels vont s’engouffrer les vagabonds, les clowns. Le langage est ambigu. Qu’une autorité passe par là et impose son sens unique, c’est la dérive, l’impertinence, peut-être la violence. Le coutumier, les rituels, les habitudes sont « pavés de rigueurs incompréhensibles » ; il faut le faire parce que cela se fait comme cela, mais c’est sans interprétation, à ras du faire et non du dire, ou s’il s’agit de dire, le sens des paroles n’importe pas, seule importe la répétition des sons. Le coutumier est partagé, commun, hors langage, gestes qui gardent le même sens qu’on les fasse ou non, quelle que soit la place qu’on occupe dans les rapports sociaux. L’homme que nous sommes tente de boucher les trous dans le sens des mots avec tout ce qui passe à sa portée. Les configurations baroques auxquelles il aboutit pourraient avoir valeur de création, de dérives, si elles ne s’affirmaient uniques, objets d’identités, et facteurs d’exclusion. L’homme que nous sommes veut se rassurer au prix d’un écart croissant de l’humain d’être, d’une production croissante de folie, de pauvreté, de délinquance. Quelles que soient les méthodes, plus scientifiques les unes que les autres, avec lesquelles l’homme que nous sommes traite ses restes, sa mise au propre en reproduit.

L’humain comme puissance de vie
L’humain a toujours été domestiqué par l’homme que nous sommes qui a organisé avec constance son écart par rapport à l’animal dont il se sentait semblable. L’humain d’être, l’humain comme espèce animale, comme puissance de vie, porte pourtant l’homme, ses réalisations symboliques, ses tentatives d’unification, les coupures qu’il a introduites. Et cet humain, cette puissance de vie, est irréductible à l’effort pédagogique, à sa canalisation dans des formes contenues ; elle l’excède toujours, de manière plus ou moins directe, de manière plus ou moins répréhensible. Le reste, que les opérations symboliques de l’homme produisent, appartient à ce substrat commun sur lesquelles elles se produisent ; il leur est inhérent. Il leur est indispensable, condition du maintien de la différence entre l’humain et le machinal, condition de la puissance de l’humain.

L’éducateur offre l’immuable
Une œuvre qui trace cette différence, qui image le commun, est rare. L’éducateur pense sa médiation comme rentrée dans l’ordre, dans le travail de canalisation des pulsions dans le socialement correct, tout en s’affrontant quotidiennement à leur débordement, et en étant peut-être attiré par ce trouble. Mais l’éducateur, dont Deligny brosse le portrait, offre aux jeunes l’immuable dont il a besoin pour retisser sa singularité; le radeau offre aux jeunes en errance ou en difficulté les fondamentaux de la vie quotidienne. Y participent des personnes qui ont décidé de vivre en « présence proche » de ces jeunes. L’immuable du lieu, du réseau, des repères de temps, des pratiques, soutient la capacité d’accueillir les gens qui passent, de soutenir les libertés qui se cherchent.

Le réseau invente au quotidien
Deligny, c’est une pratique continue de l’écriture, du film, du projet au sens de problème : jeter en avant les coordonnées de ce qu’on fait pour en déplier le sens, les sens, que déploient la diversité des enfants. Aucun n’est semblable et chacun doit trouver son chemin à partir de ce qui lui est offert et qui variera au cours des arrivées d’amis sur le radeau. La tentative de Deligny n’est pas une institution conforme à un modèle ; elle est un rassemblement de personnes en recherche d’un projet fondé dans un commun rejet des institutions d’enfermement et des institutions hiérarchiques, mais aussi des traitements médicamenteux et de toutes les mesures qui consistent à faire du symptôme vital des enfants une erreur temporaire qu’on peut faire disparaître rapidement. L’attitude éducative est jugée par ces transfuges de la normalité redoubler la violence initiale que reproduit la violence de l’enfant, ou son étrangeté. Leur engagement est total pour participer aux côtés de Deligny sur sa recherche des moyens de vivre en présence proche avec les enfants. Le réseau invente au quotidien, et Deligny parle, donne sens, fabrique les mots qui vont devenir les outils des autres. Deligny mort, le réseau n’a plus de parleur. Comment faire ?