Bruno Latour

Bruno Latour : “Il faut organiser le tâtonnement”

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LE MONDE DES LIVRES | 27.04.06 |Lecteurs, prenez garde à cet anthropologue sans frontières qui navigue entre la Californie, la Nouvelle-Angleterre et la France. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages et animateur de deux expositions controversées en Allemagne aux titres cinglants : Iconoclash (2002) et Making Things Public (2005). Sa pensée n’est pas de celles qui confortent les certitudes. Elle précipite au contraire, avec bonheur, ceux qui l’abordent sur des étendues de plus en plus mouvantes. Son dernier livre en donne une nouvelle illustration : c’est à une véritable critique de la raison sociologique qu’il nous convie. Qui suit ce chemin s’expose à une révision profonde des fondements mêmes de la discipline.

Bruno Latour, Bourguignon né dans un milieu vinicole à Beaune (Côte-d’Or) en 1947, agrégé de philosophie et sociologue des sciences, s’apprête à rejoindre Sciences Po, après avoir enseigné de nombreuses années à l’Ecole des mines de Paris. Nul doute qu’il trouvera devant ce nouveau public l’occasion de pratiquer la provocation aimable et l’humour pince-sans-rire qui le caractérisent. La saveur spéciale de son style, plus familier au monde académique anglo-saxon qu’à l’Université française, où l’écriture savante affectionne plutôt le registre de la dramaturgie et de l’indignation, n’a sans doute pas peu contribué à faire proliférer sur sa route adversaires et sceptiques. Tout autant que la lecture très particulière qu’il a tirée de son observation des “sciences dures” et du laboratoire, par laquelle il montre l’importance de la rhétorique et des stratégies institutionnelles dans la fabrication des vérités scientifiques.

Pierre Bourdieu, dans l’un de ses derniers ouvrages, Science de la science et réflexivité (Raison d’agir, 2001), s’en inquiéta en lui consacrant quelques pages sévères. Pour le maître à penser de la “sociologie critique”, Bruno Latour serait un “constructiviste radical”, c’est-à-dire un penseur convaincu du caractère artificiel de la réalité. Autre péché, dont Bruno Latour se serait rendu coupable (et que ce dernier revendique) : avoir allégrement ignoré la frontière qui sépare philosophie et sciences sociales, tombant du même coup dans la “vulgate normalienne” haïe par l’auteur de La Misère du monde.

SOURIRE EN COIN

C’est aussi comme “constructiviste” que Bruno Latour fut fustigé, en compagnie d’autres intellectuels français comme Jacques Derrida, Julia Kristeva ou Jacques Lacan, par le physicien américain Alan Sokal, à l’occasion d’une mystification restée célèbre (Le Monde du 20 décembre 1996). En publiant dans une revue supposée “postmoderne” un article de physique volontairement truffé d’erreurs grossières, Sokal avait voulu dénoncer l’esbroufe d’une gauche intellectuelle censée avoir été convertie en masse au relativisme, voire à l’irrationalisme, et avoir rejeté comme “positiviste” l’idée même qu’il puisse exister un monde extérieur au discours…

Toutes ces attaques n’ont pas entamé le perpétuel sourire en coin de l’anthropologue. Pour Bruno Latour, quelque victime qu’il en ait été, “l’affaire Sokal” représente ce moment privilégié où des sujets observés – en l’occurrence des scientifiques – se sont pour la première fois révoltés contre les analyses de leurs observateurs sociologues, établissant ainsi que leur réflexion sur eux-mêmes n’avait pas rang inférieur par rapport à celle des spécialistes : “Il faut écouter les cris des gens qu’on explique”, commente-t-il, amusé.

Au reproche de “constructivisme radical”, Bruno Latour réplique aussi, indirectement, par son étonnante insistance à étendre les limites du “social” à ce qu’il nomme les “non-humains”. Par là il entend non seulement les animaux mais aussi les plantes et les rochers, plaidant par plaisanterie pour un Sénat où seraient représentés les oiseaux migrateurs et les zones inondables ! C’est ce réalisme d’un genre très particulier qui l’amène à vouloir substituer à la notion d'”acteur” celle d'”actant”. “C’est un honneur d’être une chose”, affirme-t-il à la suite de la philosophe Isabelle Stengers, qui avec l’éditeur Philippe Pignarre, fondateur des Empêcheurs de penser en rond (aujourd’hui une collection du Seuil), et le sociologue Michel Callon, son confrère à l’Ecole des mines, fait partie de ses vieux complices.

Cette extension extrême du domaine de la sociologie ne risque-t-il pas d’empêtrer à nouveau ce savoir dans une conception “organiciste” d’une société conçue comme une fourmilière, quite à naturaliser les hiérarchies sociales ? “Je suis tombé dans la sociologie très tôt en apprenant celle des babouins, reconnaît Bruno Latour. C’est là que j’ai appris que la définition de l’organe est difficile à établir tout autant que celle du gène, ce qui m’a évité de sombrer dans le darwinisme social. Les grandes découvertes deviennent des épouvantails très largement à cause de l’épistémologie qu’on leur ajoute. Ce que fait Edward Wilson (professeur de zoologie à Harvard, fondateur de la sociobiologie) avec les fourmis est passionnant. Ce qu’il en tire avec la sociologie, c’est grotesque !”

Multiplier les incertitudes que ce soit sur les groupes, l’action, les faits, les objets ou l’expérience, contre la souveraineté d’une sociologie sûre d’elle-même, fût-elle assortie de l’adjectif “critique”, tel est le projet de son ouvrage au titre en forme de programme : Changer de société, refaire de la sociologie (La Découverte, 402 p., 26 €). “Je considère l’épistémologie comme l’amiante. C’est un produit parfait dont on a floqué tous les bâtiments pour éviter les incendies et maintenant on s’aperçoit qu’il y a des maladies professionnelles”, lance-t-il.

“COLLECTIF”

Bruno Latour pense en effet que l’erreur des sociologues, d’Auguste Comte à Bourdieu en passant par Durkheim, est d’avoir abordé les liens sociaux comme des entités déjà constituées, aussi fixes que les étoiles du ciel d’Aristote. Sous l’inspiration du fondateur américain de l'”ethnométhodologie”, Harold Garfinkel, l’un des ancêtres des études de genres, mais surtout du philosophe, criminologue et sociologue français Gabriel Tarde (1843-1904), qui opposait son individualisme méthodologique au “tout social” de Durkheim, Bruno Latour estime qu’il faut abandonner non seulement la notion de “substance sociale” mais celle de société, qu’il suggère de remplacer par l’expression plus mobile de “collectif”. “Est social pour moi ce qui est nouveau et quand on sent qu’il y a quelque chose qui ne colle pas. Il faut nommer “social” le moment où ça craque, où dans les associations on ne parvient plus à composer. On peut parler de lien social quand il est question de sa perte : les banlieues brûlent, le Gulf Stream refroidit, l’ours dévore des moutons qu’il ne devrait pas manger : ça, c’est du social !” Contre un savoir figé en idéologies il propose, en somme, de fluidifier la sociologie.

Le regard du spécialiste doit, selon lui, se déplacer jusqu’au niveau où les acteurs s’assemblent, c’est-à-dire en deçà de celui où se situent la traditionnelle “sociologie du social” et son exaspération en sociologie critique. “Comme le montre Zygmunt Bauman, l’invention de la notion de société se fait au XIX e siècle dans le but d’éviter la révolution.” Il est inouï de penser que l’on étudie dans les départements de sociologie Marx, Weber, Durkheim comme des nouveautés. A l’en croire, les sciences sociales sont en danger de produire désormais des explications sorties toutes armées de l’ordinateur sur des faits qui n’existent pas. Il en veut pour exemple la prétendue agression par des prétendus beurs néonazis de la jeune mythomane Marie L. Toute fictive qu’elle ait été, elle n’en a pas moins déchaîné de savants développements sociologiques.
La sociologie doit également être sensible aux circulations et intégrer l’événement comme la surprise. En cela Bruno Latour est proche de la “sociologie du risque” de l’Allemand Ulrich Beck édifiée en réaction à divers incidents ébranlant les certitudes d’un âge industriel révolu (les catastrophes de Bhopal ou de Tchernobyl), même si le Français préfère qualifier sa propre théorie de “sociologie de l’acteur-réseau” (Actor Network Theory, soit le sigle ANT, mot qui en anglais signifie “fourmi”).

C’est toujours en ethnographe soucieux d’abord de bien décrire que, dans ses travaux plus récents, Bruno Latour s’est penché sur la vie politique et ce qu’il a appelé, au terme d’une enquête sur le Conseil d’Etat menée dans les années 1990, “la fabrique du droit”. Il se revendique pour cela du pragmatisme de l’Américain John Dewey (1859-1952), qu’il a contribué à faire découvrir et traduire. “Contrairement à la tradition d’ingénierie sociale plutôt européenne, de sciences camérales au service de l’Etat, commente-t-il, l’idée de Dewey est que les politiques sont aveugles, les sciences sociales aussi et que les conséquences de nos actions sont inattendues. Aveugle pour aveugle, la question est celle des instruments de tâtonnement commun. Ce sont ces cannes blanches qui définissent le politique. On est dans une situation où il faut organiser le tâtonnement, loin du rationalisme guidant le progrès et la République. Les pragmatiques n’en étaient pas moins des démocrates et pas du tout des réactionnaires à l’ancienne.”

D’où le côté déroutant d’une oeuvre et de références qui se veulent également une réhabilitation en règle du relativisme comme la seule attitude scientifique, au moins comme prise au sérieux de la multiplicité des points de vue. “Considérer le relativisme comme une injure est inouï quand on pense à l’éloge continu que l’on fait d’Einstein et de la relativité, s’insurge Bruno Latour. Le fait qu’en morale ou en droit le relativisme est une vertu appréciée rend d’autant plus étrange que le malaise s’installe dès qu’on prononce le mot. C’est la peur du relativisme qui est cause que l’on s’accroche à cette catégorie toute faite que l’on appelle le social.” Si le relativisme veut dire établir de la distance, alors pour lui le relativisme reste bien son drapeau.

Bouleverser les habitudes

A la différence de ceux que les Américains identifient collectivement sous le vocable de “French theory” – les Derrida, Lacan, Foucault -, les intellectuels français qui appartiennent à la génération suivante, contemporaine de Bruno Latour, n’ont pas encore reçu de “label”, ni en France ni à l’étranger. Quoique fort hétérogènes, les travaux du sociologue Luc Boltanski, de l’ethnologue Philippe Descola, du biologiste et philosophe Henri Atlan ou de Bruno Latour lui-même ont pourtant ceci de commun qu’ils s’efforcent, chacun à leur manière, de bouleverser les habitudes acquises des sciences humaines. La diversité des sujets abordés par ce dernier depuis la parution de son premier ouvrages, La Vie de laboratoire (La Découverte, 1979) en est peut-être aussi responsable. Parmi ses principaux essais, on retiendra Nous n’avons jamais été modernes. Essai d’anthropologie symétrique (La Découverte, 1991), Aramis ou l’amour des techniques (La Découverte, 1992), Petites leçons de philosophie des sciences (Seuil, 1996), Petite réflexion sur le culte moderne des dieux Faitiche (Les Empêcheurs de penser en rond, 1996), Jubiler ou les difficultés de l’énonciation religieuse (Les Empêcheurs, 2002) et La Fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’Etat (La Découverte, 2002).