Diagnostic sur l’état de notre nature en régime de terreur ordinaire

Les politiques actuels adorent Camus. George Bush puis Ségolène Royal n’ont pas manqué de faire savoir qu’ils avaient récemment lu (ou relu) L’Étranger. Un homme politique du midi de la France a, lui, annoncé qu’Albert Camus serait au cœur du dossier de la ville de Marseille dans la course au titre de «Ville européenne de la culture»… Le Magazine littéraire en 2006, Philosophie magazine en 2007, font un numéro sur Camus. Certes, il y a une raison scientifique à cela : l’événement d’une nouvelle édition critique des Œuvres complètes de La Pléiade qui peut expliquer, en partie, l’engouement (quoique en ce qui concerne Bush…) Mais il y a, à l’évidence, autre chose aussi. Quand un grand intellectuel, dans un dossier sur penser la révolte, peut dire, dans un entretien sur la relecture d’Albert Camus, que tôt ou tard Camus aurait été traité de conservateur, tout en prolongeant une remarque sur M. Germain, le maître admiré mais sévère qui ne dédaigne pas les petits châtiments corporels, par un «“Aujourd’hui, il serait révoqué de l’Éducation nationale”»… on soupçonne que Camus pourrait, à son corps défendant, servir à terme de penseur (presque officiel) d’une révolution néoconservatrice à la française.

À son corps défendant, et même résistant, car il y a bien autre chose à lire, pour nous, dans l’œuvre de Camus, et des choses qui sont explicitement et radicalement tournées contre la pensée consensuelle de la triste mesure qui l’instrumentalise et les mots d’ordre médiatiques qui nous sont, à travers elle (et les «pensées et maximes» de l’auteur de L’Homme révolté) aujourd’hui savamment distillés.

Camus, penseur de la crise, est aussi, en effet, un penseur de la radicalité, du refus de la domination, donc aussi un penseur de la résistance. C’est cet aspect critique de l’œuvre que nous voudrions éclairer à partir des textes qui ont immédiatement suivi la guerre et la Libération. Car la crise (krisis) – et la pensée de la crise –, c’est aussi le moment d’une décision.

Au sortir de la guerre, la réflexion de Camus porte moins sur l’état du monde que sur l’état de la nature de l’homme et sur la possibilité d’agir sur son devenir. Une nature profondément «mutilée», fixée dans un éternel présent, prisonnière d’un affect qui la domine et l’occupe (presque) entièrement, la terreur : «la génération dont je parle sait bien que cette crise n’est ni ceci, ni cela : elle est seulement la montée de la terreur consécutive à une perversion des valeurs telle qu’un homme ou une force historique n’ont plus été jugés en fonction de leur dignité, mais en fonction de leur réussite. La crise moderne tient tout entière dans le fait qu’aucun Occidental n’est assuré de son avenir immédiat et que tous vivent avec l’angoisse plus ou moins précise d’être broyés d’une façon ou l’autre par l’Histoire»[1].

La revendication «humaniste» de la conférence, “La Crise de l’homme”, ne serait qu’un cri angélique si ce texte ne touchait à une question décisive que Camus va traverser avec acuité et courage : celle de l’anthropogenèse. Une question qui concerne les conditions effectives de la constitution de l’être humain en tant qu’être humain et, inversement, celles – que Camus, en 1946, pouvait redouter comme déjà actuelles – de son animalisation.

Le mot «animalisation» (écho d’Alexandre Kojève, qui, la même année, s’interrogeait sur «la fin de l’histoire» et sur le statut à accorder aux êtres humains[2]) n’est pas chez Camus, mais l’idée est bien présente. En partie aussi décapée (comme chez le commentateur de la Phénoménologie de l’Esprit) de son acception moralisante car il s’agit, en premier lieu, de s’interroger sur l’effacement de la spécificité même de l’être humain, autrement dit ce qui fait la différence anthropologique. Or, quand l’être humain s’efface, c’est la question du statut de son reste et aussi celle d’une énigmatique puissance, source de renaissance, qui s’imposent. Soit la question de la monstruosité corrélative d’une conception du temps.

De Meursault à Caligula, le monstre hante, de manière ambivalente, la première phase de l’œuvre de Camus. Après la guerre, à travers la réflexion sur le nihilisme, la figure du monstre se politise. Camus avance, en ce domaine, des idées aussi paradoxales que scandaleuses. Et cela, aussi bien en son temps que pour le nôtre. Des idées justement tournées contre les «humanismes» de la modernité, qu’ils soient conservateurs ou marxistes (mais Camus reconnaît cependant la pertinence et l’utilité de la critique de Marx, tout en rejetant sa philosophie de l’histoire). Bref, comme il s’en excusait presque auprès des lecteurs de Combat, (du 31 août 1944) à propos de la charge qu’il mène alors contre «la nouvelle presse», Camus joue les trouble-fête en parlant «au milieu de l’enthousiasme général», de ce qui fait mal et de ce qui, nécessairement divise et l’isole (ce qui explique aussi qu’il ne pourra pas être entendu).

Début 1946. Quelques mois après la victoire contre le nazisme et au cœur de la glorification institutionnelle de la Résistance, Camus ouvre en effet un dissensus fondamental. La victoire n’a non seulement rien résolu du problème essentiel (ici traité sous le thème nietzschéen du «nihilisme») que l’homme européen doit affronter quant à son devenir, mais elle a, au contraire, illusoirement éloigné ce problème à ses yeux, voire l’a effacé. L’occupant nazi a été battu mais pas la terreur qui «occupe» les esprits. Une terreur dont le nazisme, malgré l’horreur extrême de sa tyrannie, n’est pas la cause première mais bien les rapports constants de violence et de domination (Camus dit aussi de «volonté de puissance») et aussi leurs justifications idéologiques qui, avant le nazisme comme après lui, continuent à entretenir cette terreur structurelle, officielle, normale, à laquelle plus aucun esprit (ou presque) n’est aujourd’hui capable de résister, même en démocratie… «L’officier allemand qui torture et celui qui exécute, les S.S. transformés en fossoyeurs, voilà les hommes raisonnables de ce nouveau monde. Regardez donc les choses autour de vous, et voyez si maintenant encore ce n’est pas vrai»… Nous sommes le 28 mars 1946. C’est le premier paradoxe : le constat d’un échec éthique de la Résistance et de la Libération.

Un paradoxe immédiatement suivi d’une idée scandaleuse quand Camus suggère une continuité de nature, quant à la domination qui occupe l’homme, des périodes de guerre et de paix, du nazisme haï et de la démocratie tant aimée et heureusement retrouvée… Car en réalité on ne sort pas de l’état de guerre (ou d’une véritable logique du meurtre consentie par «presque tous»[3]). La crise de l’homme, c’est l’inaptitude, ici-maintenant, à la «liberté de l’esprit»[4] c’est-à-dire à la résistance singulière à une domination devenue secrète, structurelle et finalement constitutive du nouvel être de l’homme. Le régime de terreur du fascisme que, très rapidement pour sa tranquillité, «le monde a commencé d’oublier»[5], ne serait-il pas, en vérité, le régime secret de l’esprit moderne…?

Cette analyse, Camus ne la fait pas du point de vue d’une doctrine téléologique – elle-même alors idéologiquement dominante – qui projette dans l’avenir une autre Libération qui serait définitive, dans l’établissement de «la Société universelle» et du «Paradis sur terre»[6] dont l’avènement serait inéluctable. Cet imaginaire (de la philosophie hégélo-marxiste de l’histoire) est lui-même considéré, dans le fatalisme qu’il impose, comme une des causes de la terreur présente des esprits. Que l’on cède, en effet, au scepticisme du «rien n’est vrai» et du «tout est égal» du sentiment de l’absurde, ou à la dogmatique croyance politique en un destin historique inéluctable, la conséquence pratique est la même : l’abandon à une pensée qui ne reconnaît la valeur des actions que dans leur «réussite». Et cela, l’efficacité de moyens d’action qui n’ont de valeur qu’en fonction des fins qu’elles permettent d’atteindre est bien la caractéristique majeure du régime de terreur. C’est de ce régime qu’il va falloir être capable de se libérer… D’abord en comprenant sa genèse et sa logique dans son articulation à une théorie de l’agir et à une conception du temps dont Camus avait donné, dix ans plus tôt, les prémisses dans L’Envers et l’Endroit, puis Noces.

Dans «Le vent à Djémila», la position camusienne d’une philosophie du présent et de la présence conduisait à une exigence éthique : le devoir d’«être entier dans cette passion passive». Camus posait en effet une conception de l’être-au-présent (et/ou de l’être-temps comme présent), inséparable d’un «goût de la mort» immanent à toute affirmation. «Oui je suis présent», écrit Camus, et, dans cette présence, s’éprouve avec lucidité, «la certitude consciente d’une mort sans espoir». La «vie», indépendante de la réussite ou de l’efficacité, se dit alors comme le jeu éternel du «temps du désir sans objet»[7], c’est-à-dire un «présent» en proximité absolue avec la mort, sans finalité ni manque. La gloire de l’actuel, éprouvée dans la présence comme don, s’étaye ainsi sur une passivité essentielle par laquelle peut s’«accomplir une vérité qui est celle du soleil et qui sera aussi celle de [ma] mort»[8]. C’est la vérité d’un homme nu qui est le monde[9, en communication fraternelle avec toutes choses (comme avec sa propre mort). La possibilité même d’une vie humaine dans l’histoire va alors se jouer dans la manière (la nuance) avec laquelle pourra être «réglée» la tension, voire la contradiction meurtrière (il s’agit de trouver une «règle de conduite»[10] pour une «communauté par laquelle tous les hommes communiquent»[11]), entre le temps propre du désir sans objet ni origine ni fin, et le temps d’une histoire qui donne nécessairement, dans l’imaginaire comme dans le réel (des actions que cet imaginaire institue), des Objets au désir, autrement dit une histoire qui impose une nécessité téléologique au temps. Cette résolution (favorable) du temps, à la fois historique et anthropologique, est la condition même, chez Camus, d’une anthropogenèse.

La leçon éthico-politique de Camus c’est qu’au contraire, lorsque l’Objet imposé au Désir est massivement celui de la «réussite» ou de «l’efficacité», le «temps» de l’histoire est alors celui «des meurtriers»[12]… Des meurtriers de l’humanité (possible) de la nature des hommes, car ce temps historique est devenu contradictoire au désir même d’humanité (de communauté et de communication). Une nature «humaine» qui est donc indéfiniment «faite» et «défaite», par le temps historique, dans le jeu indéfini de sa tension avec le désir sans objet. C’est de ce point de vue que Camus peut porter un diagnostic sur l’état misérable d’une nature fixée par son objet historique propre dans un éternel présent, selon une résolution singulière du temps : le diagnostic d’une vie de chiens. Non pas parce que l’homme est devenu réellement un «animal» (ce qu’il est déjà régulièrement en tant qu’espèce animale et de cela Camus, en tant que matérialiste, ne doute pas) mais plutôt parce que son nouveau statut, comme être-historico-politique moderne, est incertain et que sa vie est semblable à celle des bêtes («comme des chiens»). En fait, il n’y a pas de mot, dans aucune langue, pour dire cette réduction animalisante. C’est donc de monstruosité qu’il faut parler en tant que les hommes sont adéquatement devenus les fonctionnaires d’un monde dont la rationalité (guerrière et instrumentale) détruit l’idée même de «monde» (de monde-commun) et par là même d’une nature (et/ou d’une vie) véritablement humaine, inséparable d’un temps anthropogène. Sont-ce là une analyse et une revendication platement «humanistes» au nom d’une nature humaine (et morale) qu’il s’agirait de sauver…? Je ne le crois pas. La pensée de Camus est plus complexe.

C’est du point de vue des «barbares», et d’une barbarie toujours à préserver et à défendre, que Camus mène, en vérité, son combat philosophique. Car, comme il l’écrivait dès 1938, c’est de «trouver une démesure dans la mesure»[13] qu’il s’agit au fond. La mesure, en effet, «la vraie», est celle «qui n’a rien à voir avec une certaine “mesure” confortable»[14] ! Elle rayonne en effet puissamment et paradoxalement de la lumière barbare d’un «dieu noir»[15]. Il y a pour Camus une dimension de monstruosité immanente à penser, à préserver et à défendre, afin que la vie des hommes ne devienne pas, par l’histoire, monstrueuse. Cette monstruosité ontologique, c’est celle du «temps du désir sans objet», temps-source d’une vie historique humaine possible, dans et par la constitution indéfinie du «commun». Le temps du désir sans objet, c’est (en deçà de l’histoire) le temps d’«une vie à l’état pur»[16], temps de la sympathie de toutes choses et de la «gloire»[17] qui est puissance d’être ou le «droit d’aimer sans mesure»[18] d’un amour qui est celui du monde, de sa «tendresse et [de] [sa] gloire»[19]. Car, en vérité, «il n’y a qu’un seul amour dans ce monde»[20], un amour qui n’a de valeur, pour nous, que d’être «innocent et sans objet»[21].

14 Mais comment parler de démesure et de barbarie porteuses d’avenir (comme Camus le faisait dix ans plus tôt dans Noces), à des femmes et des hommes à peine délivrés du délire nazi et toujours sous la menace d’une prochaine apocalypse ! En cette situation, dos au «mur», il faut non seulement s’efforcer de se faire entendre mais aussi être «modeste». Il s’agit seulement de parler et de lutter pour préserver «leur chance à d’autres générations», en sauvant «ce qui peut être encore sauvé, pour rendre l’avenir possible»[22].

On ne comprendrait cependant pas Camus si l’on oubliait la puissante «promesse» qu’il perçoit à travers les «jeunes gens de la plage Padovani à Alger qui passent toute l’année au soleil»[23] ou ceux qui, en canoë, forment «une fauve cargaison de dieux»[24] : «Le contraire d’un peuple civilisé, écrit-il alors dans “L’été à Alger”, c’est un peuple créateur. Ces barbares qui se prélassent sur des plages, j’ai l’espoir insensé qu’à leur insu peut-être, ils sont en train de modeler le visage d’une culture où la grandeur de l’homme trouvera enfin son vrai visage»[25]. Réminiscence nietzschéenne (bien sûr) de la puissance créatrice des barbares qui ne sauraient servir d’exemples de vie humaine… Ces barbares pacifiques et sans but, qui fêtent indéfiniment, dans un éternel présent, leur jouissance fraternelle avec la terre, l’eau et la lumière, disent, simplement à leur manière, le type puissant de désir et d’amour («innocent», «sans mesure» et «sans objet») qui, au cœur de la «vie» des hommes, porte la puissante promesse d’une «création».

Paradoxe du présent et de la présence, donc, à la fois creuset de l’anthropogenèse et son maelström. Car il y a le présent historico-politique de la présentification, qui colle «contre un mur», et l’expérience quasi spinoziste, sub specie aeternitatis[26], dans la tension même du désir sans objet, du temps de la présence et de l’absence à partir duquel peut se construire le temps anthropogène qui ouvre à un avenir.

En 1946, Camus écrit : «l’homme est une longue création et tout ce qui vaut la peine de vivre, amour, intelligence, beauté, demande le temps et la maturité»[27] ; «Il n’y a pas de vie valable sans projection sur l’avenir, sans promesse de mûrissement et de progrès. Vivre contre un mur, c’est la vie des chiens»[28.

Une vie, donc, du désir soudé à l’objet qui fixe l’individu dans l’inertie de la persévérance en son état qui est celui de l’identité à soi de l’animal. Par là l’individu est réduit, dans son action, à la naturalisation d’une logique du besoin et de sa satisfaction. Ce qui, par cette opération, est tendanciellement supprimé, ce n’est pas la puissance même du Désir mais sa versatilité ontologique, c’est-à-dire la puissante virtualité d’une multiplicité par laquelle peuvent s’ouvrir les voies de l’hominisation. L’animalisation, c’est donc la dynamique d’instrumentalisation intégrale des désirs, des affects et de la raison modernes à la structure téléologique quasi instinctuelle d’une activité régie par les lois de la guerre. C’est ce modèle qui efface à la fois le temps du projet et qui rend l’esprit moderne sourd au dialogue humain. C’est lui qui rend le dominant insensible à la démonstration éthique et questionnante du dominé quant à la dignité (ou pas) de son action[29]. Car celui qui est saisi et construit par ce modèle (qu’on peut appeler de «souveraineté» [de «dialectique souveraine» ou de «logique souveraine»[30]] dans la forclusion juridico-politique des affects de communication à laquelle et par laquelle il procède), est inapte à la perception de la douleur de l’autre qu’il ne reconnaît plus comme un semblable. C’est le modèle de l’homme d’appareil, qu’il soit membre d’un Parti ou d’une Église[31] ou, plus ordinairement, le type de juridication de la vie de ceux qui, par impuissance effective à vivre et à penser la singularité d’une vie, s’identifient à la «vérité définitive» et absurde de la loi de leurs fonctions, se murant ainsi dans «la solitude sans avenir» de la «terreur»[32]. Camus parle, alors, d’une rupture (qu’on peut nommer ontologique), de la confiance de l’homme, qui est rupture au sein même de sa nature et de l’alliance éternelle de compréhension et d’amitié qu’elle rend possible : «Quelque chose a été détruit par le spectacle des années que nous venons de passer. Et ce quelque chose est cette éternelle confiance de l’homme, qui lui a toujours fait croire qu’on pouvait tirer d’un autre homme des réactions humaines en lui parlant le langage de l’humanité. […] Le long dialogue des hommes vient de s’arrêter»[33].

La «terreur» n’est donc pas un simple sentiment de crainte, voire de panique extrême, mais le pouvoir meurtrier silencieux et secret qui détourne le cœur et l’esprit de l’identification spontanée à la douleur du semblable[34]. Cette «aptitude à vivre la vie d’autrui» (et dans le commun, à vivre de la vie d’autrui), est une puissance artiste, dit Camus, celle de la communication de la «chair»[35]. En deçà de toute histoire, «la chair, qu’elle soit souffrante, ou qu’elle soit heureuse»[36, est ainsi le creuset même de l’hominisation. Quand s’efface, au contraire, sa singulière aptitude qui «permet de reconnaître la constante justification des hommes qui est la douleur»[37], l’esprit de l’homme se dispose à un nouveau type de jugement animalisé. Animalité non pas (seulement) de la «bête» nazie, qui opprime selon la Loi, mais de l’homme ordinaire qui, «le cœur en paix puisqu’[il] a pris sans doute son petit déjeuner»[38], peut, sans «honte», vivre dans l’indifférence de l’oppression et de la «douleur humaine»[39] en remplissant ses fonctions (auxquelles il s’identifie) avec soin et devoir. Car la douleur de l’autre n’est plus, pour lui, qu’une cause d’ennui et de dérangement du même type que la perte de temps causée par l’attente dans un magasin de ravitaillement… On comprend que si le nihilisme est dans la destruction du «commun à tous les hommes»[40]  qui, véritablement, constitue la matrice de la démocratie, seule une nouvelle figure libertaire de la résistance, libérée de la volonté meurtrière de domination rationnelle et dont le projet est d’«affirmer l’homme dans sa chair et dans son effort de liberté»[41] , pourra tisser ces liens sociaux de solidarité constitutifs d’une vie commune authentiquement humaine. Cette conviction, aussi modeste que radicale, permet «de refuser, à l’argent comme à la police, d’appeler démocratie ce qui ne l’est pas», écrit Camus en juin 1948[42].

Une conviction selon laquelle on ne peut plus séparer l’acte de résistance de l’alliance de chair, d’empathie, de compréhension et d’amour, constitutive d’une humanité toujours à faire.

En toutes nos actions, en toutes nos pensées, il faut donc défendre, encore et toujours, la société… défendre la chair, «sauver les corps»[43], «décongestionner le monde de la terreur qui y règne et qui l’empêche de penser»[44] . L’appel solennel et inlassablement répété à la suppression universelle de la peine de mort s’inscrit puissamment dans cette perspective. Et aussi la critique radicale de la politique moderne qui veut régir tous les actes de nos vies et qui évoque, pour nous dans l’Europe du XXIe siècle, la montée obscure, meurtrière et xénophobe de l’État autoritaire hobbesien, sous couvert de démocratie…

Cela dit, s’il faut retenir aujourd’hui la forte puissance critique et la passion éthique et libertaire de Camus, il y a pourtant quelques raisons théoriques et politiques de ne pas se satisfaire de son analyse de la domination et corrélativement de sa conception de la résistance. Un tel sujet demande une étude approfondie en cours, dont nous ne donnerons que quelques prémisses. Nous avons insisté, en effet, sur la matrice camusienne d’une théorie du temps comme présent vivant indissociable d’une proximité au néant. Camus suit Pascal (dans l’expérience du temps comme fuite abyssale[45]), tout en affirmant l’actualité matérialiste d’une présence au cœur même de l’être actuel comme «passion passive» : une passivité essentielle, en effet, de l’être-au-présent-qui-dure, dans et par une succession pure du temps posée en deçà de toute duration historique. Une véritable ligne de démarcation théorique apparaît alors entre une pensée de l’expérience du temps comme passion pure, vécue dans la «nudité» (et/ou le dénuement) comme grâce[46], et la position d’une activité immanente de l’actuel conçue comme productivité puissante et indéfinie de l’être-temps (suivant des perspectives ouvertes par Spinoza[47). Dans la conception camusienne, l’être-temps se trouve en effet réellement (ontologiquement) séparé du procès de son action dans le monde historique, et la résistance ne peut plus être alors conçue que défensivement. C’est pour cela qu’elle n’entre dans l’histoire que par volonté héroïque, obligation morale, par arrachement et par effraction : une histoire qui se déroule donc ainsi, de fait, en dehors de la réalité même de la résistance (ce qui explique que, dans certaines conditions – celles de la modernité –, la dynamique du meurtre puisse aller «jusqu’au bout» de l’extermination effective de l’humanité de l’homme en l’absence d’un sursaut moral qui pourrait enrayer cette folle mécanique de guerre totale…) On comprend que le concept de résistance ne prend ainsi sa signification (métaphysique, éthique et politique) que selon le sens de l’actuel qu’il exprime. Et qu’il y a donc bien effectivement deux voies : celle de la présence comme don et celle de la productivité indéfinie du réel… Notons simplement, pour conclure sur cette division, que c’est par la seconde que la résistance est une puissance constitutive et que l’histoire prend, elle-même, une consistance ontologique. La notion centrale de révolte répond alors, en creux chez Camus, à cette séparation théorique comme le signe de l’impossibilité philosophique et politique qu’il a de penser, par-delà la négation dialectique, une résistance affirmative réellement active, constituante d’histoire et radicalement libre d’une logique meurtrière de la domination. Ce que pourtant voulait Camus, ce en quoi il nous sera toujours proche et utile.

Notes

[ 1] Conférence sur “La crise de l’homme”, qui a été prononcée pour la première fois aux États-Unis le 28 mars 1946. Le texte de cette conférence se trouve dans la nouvelle édition, Albert Camus, Œuvres complètes, La Pléiade, tome II, Gallimard 2006, que nous citons OC, t. I ou II. Il s’agit ici de OC, t. II, p. 740.Retour

[ 2] Alexandre Kojève, Introduction à la lecture de Hegel. Leçons sur la Phénoménologie de l’Esprit, professées de 1933 à 1939 à l’École des hautes études, réunies et publiées par Raymond Queneau, Paris, Gallimard, 1947 (repris dans la coll. «Bibliothèque des idées» en 1968, actuellement chez TEL Gallimard). Après avoir affirmé en 1946, face à l’optimisme de la dialectique hégélienne, que le processus historique pouvait s’arrêter et que, «dans ce cas, l’Homme cesserait effectivement d’être humain» (p. 492, note 1), en 1948, Kojève reconnaît que cette éventualité n’est plus hypothétique : «le retour de l’Homme à l’animalité apparaît non plus comme une possibilité encore à venir, mais une certitude déjà présente» (p. 437, note de la seconde édition).Retour

[ 3] Sommes-nous des pessimistes ? (mai 1946), OC, t. II, p. 751.Retour

[ 4] «La crise de l’homme», OC, t. II, p. 740.Retour

[ 5] Id. ibid.Retour

[ 6] Id. ibid., p. 741.Retour

[ 7] «Pour moi, j’avais envie d’aimer comme on a envie de pleurer. Il me semblait que chaque heure de mon sommeil serait désormais volée à la vie… c’est-à-dire au temps du désir sans objet» (c’est nous qui soulignons), «Amour de vivre» in L’Envers et l’Endroit, OC, t. I, p. 68. «Seule est éternelle la force qui n’a pas de but, le «Jeu» d’Héraclite», L’Homme révolté, p. 482, in Albert Camus, Essais, Paris, Gallimard, coll. «La Pléiade», 1965.Retour

[ 8] «Noces à Tipasa» in Noces, OC, t. I, p. 108.Retour

[ 9] «L’envers et l’endroit» in L’Envers et l’Endroit, OC, t. I, p. 71.Retour

[ 10] «La crise de l’homme», OC, t. II, p. 743.Retour

[ 11] Id. ibid.Retour

[ 12] «Nous autres meurtriers» (novembre-décembre 1946), OC, t. II, p. 686-687.Retour

[ 13] Carnets, OC, t. II, p. 849.Retour

[ 14] «Rencontre avec Albert Camus», in Les Nouvelles littéraires du 10 mai 1951, Essais, op. cit., p. 1341.Retour

[ 15] La Mort heureuse, OC, t. I, p. 1153.Retour

[ 16] Id. ibid., p. 1178.Retour

[ 17] «Noces à Tipasa», in Noces, OC, t. I, p. 107.Retour

[ 18] Id. ibid.Retour

[ 19] Id. ibid., p. 108.Retour

[ 20] Id. ibid., p. 107.Retour

[ 21] Carnets, septembre 1937, OC, t. II, p. 831. Comme le «temps du désir sans objet», le temps de cet amour «innocent et sans objet» est celui, héraclitéen, de l’enfant qui joue.Retour

[ 22] «Ni victimes ni bourreaux», OC, t. II, p. 454.Retour

[ 23] «Le désert», in Noces, OC, t. I, p. 133.Retour

[ 24] «L’été à Alger», in Noces, OC, t. I, p. 120.Retour

[ 25] Id. ibid., p. 124.Retour

[ 26] «Et quand donc suis-je plus vrai que lorsque je suis le monde ? Je suis comblé avant d’avoir désiré. L’éternité est là et moi je l’espérais», «L’envers et l’endroit» in L’Envers et l’Endroit, OC, t. I, p. 71.Retour

[ 27] «Nous autres meurtriers», OC, t. II, p. 686.Retour

[ 28] «Ni victimes ni bourreaux», «Le siècle de la peur», OC, t. II, p. 436.Retour

[ 29] «La crise de l’homme», OC, t. II, p. 739 ; «Le témoin de la liberté», 1948, OC, t. II, p. 491.Retour

[ 30] «La crise de l’homme», OC, t. II, p. 741.Retour

[ 31] Cf. «L’Incroyant et les Chrétiens», 1948, OC, t. II, p. 472, où est reprise la dénomination de chien mais, cette fois-ci, du côté des assassins : «Quand un évêque espagnol bénit des exécutions politiques, il n’est plus un évêque ni un chrétien et pas même un homme, il est un chien, tout comme celui qui du haut d’une idéologie commande cette exécution sans faire lui-même le travail. Nous attendons et j’attends que se rassemblent ceux qui ne veulent pas être des chiens et qui sont décidés à payer le prix qu’il faut payer pour que l’homme soit quelque chose de plus que le chien», dit Camus face à une assemblée de chrétiens, au couvent des dominicains de Latour-Maubourg.Retour

[ 32] «La crise de l’homme», OC, t. II, p. 743.Retour

[ 33] Id. ibid., Combat, novembre 1948, OC, t. II, p. 437 ( c’est nous qui soulignons).Retour

[ 34] Par identification il faut entendre le procès du corps à corps de la sympathie, corps-accords sans harmonie ni fantasme. En deçà, du «moi», de l’identité, indépendamment de tout jugement, de tout calcul, de toute comparaison, la sympathie procède par rayonnement, convenances, articulations, conjonctions ou disjonctions des corps. Sur la sympathie, Cf. notre étude de L’Étranger, in Albert Camus. De l’absurde à l’amour (ouvrage en collaboration avec A. Comte-Sponville et P. Renou, La Renaissance du Livre, 2001).Retour

[ 35] «Le témoin de la liberté», OC, t. II, p. 488-495.Retour

[ 36] Id. ibid., p. 495.Retour

[ 37] Id.ibid., p. 494.Retour

[ 38] «La crise de l’homme», OC, t. II, p. 738.Retour

[ 39] Id. ibid., p. 739.Retour

[ 40] Id. ibid., p. 743.Retour

[ 41] Id. ibid., p. 746.Retour

[ 42] «Réflexions sur une démocratie sans catéchisme», in La Gauche, juillet 1948.Retour

[ 43] «Ni victimes ni bourreaux», OC, t. II, p. 438.Retour

[ 44] «La crise de l’homme, OC, t. II, p. 744.Retour

[ 45] Sur le temps chez Pascal et sa mise en confrontation avec Spinoza, Cf. notre étude : «Le désir, la vie et la mort chez Pascal et Spinoza», in L. Bove, G. Bras, É. Méchoulan (dir.), Pascal et Spinoza. De la géométrie du hasard à la nécessité de la liberté,, Éd. Amsterdam, 2007.Retour

[ 46] «Dans la vie de ces franciscains, enfermés entre des colonnes et des fleurs et celle des jeunes gens de la plage Padovani à Alger qui passent toute l’année au soleil, je sentais une résonance commune. S’ils se dépouillent, c’est pour une plus grande vie (et non pour une autre vie). C’est du moins le seul emploi valable du mot “dénuement”. Être nu garde toujours un sens de liberté physique et cet accord de la main et des fleurs – cette entente amoureuse de la terre et de l’homme délivré de l’humain – ah ! je m’y convertirais bien si elle n’était déjà ma religion», «Le désert» in Noces, OC, t. I, p. 133 (c’est nous qui soulignons).Retour

[ 47] Sur la question du temps de l’anthropogenèse, en résistance asymétrique avec l’État néolibéral «qui vient» (monstre qui combine les deux dispositifs «animalisants» de la servitude spinozienne), Cf. notre article: «Politique: “j’entends par là une vie humaine”. Démocratie et orthodoxie chez Spinoza», in Multitudes, n°22, automne 2005.Retour