La diffusion de l’approche « décoloniale » a lieu en même temps que la dévalorisation des récits du métissage1. Celui-ci est rabattu au statut de dispositif de la colonialité : une politique de blanchissement des populations noires. Ce récit rencontre au moins deux difficultés : l’hybridation aurait lieu entre « populations » qui n’auraient pas été elles-mêmes métisses ; ensuite, il fait des immigrants d’Europe et du Moyen-Orient des instruments d’une politique de reproduction du racisme après l’esclavage.

Le récit décolonial en mobilisant la notion de colonialité montre que les États issus de la décolonisation sont les agents d’une colonisation interne, celle qui détruit la diversité à la fois culturelle et naturelle et perpétue – sous les différentes formes du racisme – l’héritage esclavagiste. Il peut aussi être utilisé dans un horizon souverainiste et légitimer les projets de développement national, les mêmes qui sont rentrés en collision justement avec les mouvements dont la décolonialité voudrait être le porte-drapeau. C’est le piège où sont tombés tous les gouvernements du cycle progressiste sud-américain.

Alors que les luttes décoloniales sectionnent en diagonale les rapports sociaux de pouvoir et de savoir, le récit décolonial produit des oppositions dialectiques et verticales : le Sud et le Nord, le West et le Rest dans un monde composé d’ensembles aussi homogènes que les « civilisations » dont Samuel Huntington prévoit le choc.

Le vrai problème se trouve dans la séparation entre la condition coloniale et les processus des luttes décoloniales. La condition coloniale devient une pure détermination des rapports de domination et donc d’une condition d’oppression à laquelle répondraient les luttes des « opprimés ». Dans cette détermination seconde et dialectique des luttes s’ouvre le piège du retour d’un essentialisme homogénéisant. Ainsi, la philosophe noire et féministe Djamila Ribeiro entend-elle disqualifier les critiques que lui a adressées une autre militante féministe noire (Letícia Parks) par le fait que la peau de cette dernière est plus claire, c’est-à-dire qu’elle n’est pas assez noire2. La féministe bolivienne Silvia Rivera Cusicanqui fustige Aníbal Quijano – l’intellectuel péruvien qui a proposé la notion de « colonialidad » – pour avoir en 1983 défini les « mouvements et insurrections des paysans andins comme étant “pré-politiques”». Elle critique aussi « Walter Mignolo et ses amis (qui) ont bâti un petit empire dans l’empire, s’appropriant stratégiquement des contributions de l’école des études subalternes d’Inde et d’Amérique Latine3 ». Comme toujours, la tentation de répondre à la logique homogénéisatrice de la domination par une surenchère identitaire peut sembler un raccourci efficace, mais il mène toujours à deux impasses : quand ça ne marche pas, l’illusion d’une simplification des conditions de mobilisation s’évapore devant l’amplification de la fragmentation qu’elle détermine ; quand elle « marche », c’est encore pire : elle finit par produire des rapports de domination encore plus fermés que ceux qu’on voulait… décoloniser.

« Cantes de ida y de vuelta4 »

Pour appréhender les rapports nouveaux qui se sont établis entre les luttes des peuples de la forêt et la défense de l’Amazonie, l’anthropologue brésilienne Manuela Carneiro da Cunha indique deux pistes de réflexion : d’une part, elle dénonce « les étranges convergences de la gauche et des militaires » qui voient les peuples amazoniens comme une menace à la souveraineté nationale et/ou un obstacle au développement (national)5 ; d’autre part, elle analyse les luttes des seringueiros6 comme un dédoublement mimétique des luttes indigènes. Les seringueiros ont réussi l’exploit d’établir une série de connexions : avant tout, avec la forêt dont ils sont devenus des défenseurs pour pouvoir garder leur gagne-pain ; ensuite, avec les luttes indigènes dont ils ont repris le thème des réserves en le transformant en ressources extractives ; enfin, avec les pauvres urbanisés, comme c’est le cas de la jeune enseignante Marina Silva qui deviendra par la suite sénatrice et ministre de l’environnement du premier gouvernement Lula. Chico Mendes et Marina Silva ont ainsi réussi à connecter les luttes des seringueiros à la puissance de ces nouvelles alliances locales et globales à la fois. On sait que Chico Mendes paiera de sa vie (il a été assassiné en 1988) cet engagement et que la gauche au pouvoir réalisera les mêmes grands projets que les militaires n’avaient pas eu le temps de faire (le grand barrage de Belo Monte) tout en détruisant la figure politique de Marina (en 2014) ouvrant ainsi le chemin au retour au pouvoir des militaires sous le leadership d’un fasciste (la victoire électorale de Bolsonaro en 2018). Mais, les alliances transversales inaugurées par les seringueiros brésiliens ont continué à se diffuser, creusant comme des taupes et émergeant un peu partout dans la planète : « j’ai commencé à tracer l’histoire de Chico Mendes du Brésil à l’Amérique du Nord et puis en Malaisie et de là en Indonésie7 ». Anne L. Tsing parle donc d’une « collaboration Brésil-Amérique du Nord (qui a) formé les éléments » d’un dispositif qui après a été redessiné en Malaisie pour ensuite être appliqué en Indonésie8 ».

Pour avancer, revenons vers Manuela da Cunha et au clivage subtil mais décisif qu’elle propose entre « culture » (entre guillemets) et culture, ce qui lui permet de couvrir les rapports complexes entre savoirs traditionnels et droits intellectuels. Le point de départ est celui des cantes de ida y de vuelta : « les guajiras, colombianas et milongas sont (des produits) coloniaux introduits en Espagne, fruits de l’appropriation et de la transformation des genres musicaux flamencos pratiqués dans les colonies – les actuelles Cuba, Colombie et Argentine. D’où le fait qu’ils sont connus comme des chants d’aller-retour ». La situation postcoloniale n’est donc pas limitée aux anciennes colonies puisqu’elle concerne aussi les anciennes métropoles. Da Cunha souligne donc que les « catégories analytiques fabriquées dans le centre et exportées dans le reste du monde, reviennent aujourd’hui dans les métropoles, y compris dans les valises de carton des immigrants. Parmi ces catégories, une est celle de “culture”9 ». Culture et « culture » continuent dans ces dynamiques d’aller-retour et les revendications des peuples originaires sur leurs savoirs ne sont pas du tout l’envers dialectique du mode occidental de contrôle des savoirs. « L’imagination occidentale » pense que, en opposition à notre conception individualiste, la culture et la connaissance des indigènes doivent certainement être le fruit d’un auteur collectif à partir de processus endogènes, « que des peuples entiers puissent penser leurs cultures comme exogènes, obtenue de quelqu’un d’autre – cela n’est pas prévu dans cette imagination étroite10». En réalité il y a d’innombrables régimes de connaissance et les peuples indigènes peuvent privilégier la « culture » entre guillemets, par exemple dans la « chasse aux projets ». Manuela da Cunha suggère ainsi qu’il faut comprendre le projet comme « une quelconque combinaison d’entreprises culturelles, politiques et économiques qui dépend d’agents externes autant que de la population indigène11 ». Alors que les mouvements pensent l’horizon décolonial comme affirmation d’un dehors qui échapperait à toute sorte d’extractivisme, « la tendance indigène (est) d’attribuer les biens culturels et les savoirs fondamentaux à d’autres groupes, comme si la culture de chaque groupe résultait d’une appropriation, d’une “prédation-culturelle”12 ». Les luttes décoloniales des indigènes dessinent des chemins que le discours décolonial ignore. Ce n’est peut-être pas par hasard si Manuela da Cunha est un peu le produit de ces allers et retours, « idas y vueltas » : née au Portugal de parents juifs hongrois qui ensuite ont migré encore une fois au Brésil, elle parle au Brésil avec un accent qui fait penser à celui de la métropole et au Portugal avec un accent qui fait penser à la grande colonie sud-américaine13. Ce qui est intéressant, c’est l’invention qui a lieu entre, dans la rencontre entre deux cultures, exactement comme Roy Wagner décrivait ses premières rencontres avec les Daribi de Nouvelle Guinée : « their misunderstanding of me was not the same as my misunderstanding of them14».

Un capitalisme Tupinambá ?

Dans l’Histoire du Lynx Claude Lévi-Strauss parle d’une culture comme emprunt (comme prédation) dans l’ouverture à l’autre : « au lieu de maintenir la distance des forestiers, les Amazoniens démontrent un appétit extraordinaire pour l’Autre et pour ses bibelots, en arrivant dans cela à des extrêmes cannibales ». Dans Tristes Tropiques (1955), il dit qu’il y aurait deux types de société, les anthropophages (qui voient dans l’absorption de certains individus aux formes redoutables le seul moyen de les neutraliser et même d’en profiter) et celles qui pratiqueraient l’anthropoémie (du grec emein, vomir) : « confrontés au même problème, elles choisissent la solution inverse, (expulser) ces êtres redoutables du corps social, en les isolant temporairement ou définitivement15 ».

Pour certains, le capitalisme contemporain serait devenu anthropophage16. Le capitalisme néolibéral aurait dévoré l’anthropophagie elle-même. Enfin, « face à la dévoration généralisée à laquelle nous sommes constamment soumis – et dont l’institutionnalisation de l’art est un symptôme – quelle est la place du vomissement, de l’excrétion, non ?17». Le capitalisme contemporain est-il vraiment anthropophage ? Nous reste-t-il seulement l’option de la reconstitution d’un dehors ? Doit-on donc décoloniser l’anthropophagie ?

La relation entre anthropophagie18 (inclusion) et anthropoémie (exclusion) n’est pas dialectique, en ce sens qu’elle ne se développe pas de manière binaire et n’a pas de synthèse nécessaire. Ce qui caractérise le capitalisme contemporain est le fait que ces deux dimensions, ces deux modalités s’articulent non plus par séparation mais par modulation du contrôle, modulation typique de l’hybridisme brésilien.

La modulation entre inclusion et exclusion fonctionne comme un piège : le capitalisme contemporain est si inclusif qu’il paraît anthropophagique et, en même temps, la résistance semble fixée dans les marges, d’un « non » anthropoémique qui a fini par ouvrir le chemin à une nouvelle vague du refus de l’autre. Suely Rolnik, qui a utilisé l’anthropophagie politique et poétique d’Oswald en termes de « subjectivité anthropophagique » depuis le début des années 199019, a bien vu ce piège et a essayé de le résoudre en ouvrant le concept d’anthropophagie à deux dimensions opposées : il y aurait une anthropophagie « active » et une qui serait « réactive ». L’anthropophagie « active » serait celle qui est capable de « créer à partir du plongeon dans le chaos » alors que la « réactive » se fait sur le « déni du chaos et (le) refus de s’y plonger » et, par conséquent, comme « simple consommation de mondes disponibles sur le marché des idées et des images ».

Loin d’échapper aux pièges du capitalisme flexible et aux modulations de la société de contrôle, la séparation du concept « d’anthropophagie » en deux termes opposés (créative et réactive) ne fait que l’affaiblir et le réduire à un élément du déterminisme du capital et de ses médiations qui, de cette manière, deviennent « nécessaires ». Dire que le capitalisme flexible est un « zombie anthropophage » ou « Tupinambá » finit par assumer sa capacité de modulation comme annulation des conflits, ce que Rolnik finit justement par faire lorsqu’elle déclare comme « nécessaire une négociation entre les intérêts de l’économie capitaliste et les exigences poétiques de la création artistique20».

L’intérêt du concept « d’anthropophagie » culturelle et politique proposé par Oswald de Andrade réside, d’une part, dans la dimension affirmative d’une altérité radicale (dans le sens de constituante) et, d’autre part, dans la connexion qu’elle opère entre ce radicalisme brésilien non moderne (du sud) et les alternatives de la modernité européenne. Autrement dit, à travers l’anthropophagie, Oswald affirme le point de vue d’une altérité amérindienne qui lui permet de rompre radicalement avec l’Occident (et en particulier avec le positivisme de la gauche) tout en continuant à échanger les points de vue avec l’altermodernité européenne : celle des luttes et du pouvoir constituant. Il faut donc maintenir la dyade que Claude Lévi-Strauss a proposée entre « anthropophagie » et « anthropoémie » et pour cela revoir non pas le concept d’anthropophagie, mais celui d’anthropoémie et donc de décolonial : le capitalisme contemporain n’est pas anthropophagique, mais parasitaire, un appareil de capture. Le rapport entre anthropophagie et anthropoémie n’est pas dialectique.

Les Indiens et les pauvres

Le débat sur le décolonial est traversé par un autre clivage que l’on peut résumer par le tweet d’un anthropologue brésilien : « Le pauvre est l’autre qu’il faut assimiler (inclusion). L’Indien est l’autre qui entend rester différent ». Le « bien vivre » repris par les mouvements indigènes andins serait du côté d’une « exclusion » non plus imposée, mais choisie. Il y aurait donc une « fracture ancienne difficilement soudable entre deux gauches très différentes : celle qui pense l’Indien comme pauvre (et) celle qui pense le pauvre comme indien ».

Mais au fait, que nous disent les luttes réellement existantes des Indiens ? Nous avons vu qu’elles circulent sans arrêt entre des allers et des retours, de manière anthropophagique entre culture et « culture ». Au moment des tweets en question (en 2012), les Indiens du Xingu qui se battaient contre la construction du grand barrage de Belo Monte (bâti par les gouvernements de gauche) ont montré qu’ils n’utilisaient pas Twitter. D’un côté, ils menaient des actions dures contre le barrage : occupations du chantier, sabotages des camions. De l’autre, ils revendiquaient des consommations qualifiées « d’extravagantes » par les médias21 : « Nous voulons beaucoup de “Amarok, Hilux, L 200, F 4000, camions, voitures de tourisme, bus, motos, bateaux, gros comptes en banque et 1 300 bœufs supplémentaires – de préférence 500 d’entre eux de la race Nellore, beaucoup d’i-phones, i-pads et autres “I” de A à Z. La sortie n’est pas une sortie” – écrit Barbaro Tecnizado – car il n’y a pas de dehors. La sortie est l’exode. Un Exode avec les meilleurs produits de consommation entre nos mains22 ». C’est de la même manière qu’en 1969 et 1970 en Italie, les ouvriers tayloristes de la FIAT ont refusé le travail en « voulant tout23 ». C’est exactement le thème oswaldien : « Je veux tout ce qui n’est pas à moi », « Je veux manger des biscuits fins ». C’est ce que dit Riobaldo : « Je voulais tout, sans rien !24 ». C’est en franchissant toutes les limites que l’on peut transmuter toutes les valeurs. Les luttes des Indiens – tout comme celles des ouvriers – détruisent les limites et les chaînes qui les lient à la logique des proportions et de la comptabilité. C’est en rompant avec les limites qui nous enchaînent (et nous obligent à détruire la nature) que nous pourrons démocratiser le mélange de culture et de nature.

Il est naïf – à tout le moins – de penser que les thèmes néo-malthusiens puissent être mobilisés dans une direction amérindienne ou qu’on puisse imposer aux Indiens l’eschatologie de la catastrophe. Deleuze et Guattari disaient qu’il ne faut pas se retirer du processus, mais aller plus loin25. Pour éviter tout doute, Guattari ajoute : « Il n’y a jamais eu de lutte contre la société de consommation, cette notion stupide. On dit au contraire qu’il n’y a pas assez de consommation : les intérêts ne passeront jamais du côté de la révolution si les lignes du désir n’atteignent pas le point où le désir et la machine se mélangent, désir et artifice, au point de se retourner contre les données de la société capitaliste par exemple26 ».

Claude Lévi-Strauss, en 1986, dans une de ses conférences données à Tokyo, résumait en ces termes la mutation civilisatrice qu’il voyait dans la restructuration capitaliste : alors que dans le monde industriel la tendance était de transformer les hommes en machines, dans le post-fordisme, la tendance est de transformer les machines en hommes : « Le progrès de l’électronique […] laisse entrevoir qu’un jour il sera possible de passer d’une civilisation qui a inauguré le devenir historique, mais réduit les hommes à l’état de machines, à une civilisation qui serait capable – comme on commence à le faire avec des robots – de transformer des machines en hommes »27. Lévi-Strauss était peut-être influencé par la littérature sociologique qui attribuait les performances industrielles du Japon à ses hauts niveaux de robotisation. La robotisation permettrait « à la culture (de recevoir) entièrement la tâche de fabriquer le progrès (et ainsi) la société serait libérée d’une malédiction millénaire qui l’obligerait à asservir les hommes pour que le progrès se produise28 ». La modernité industrielle peut être le terrain du possible, d’un changement libérateur. Il y aurait une libération techniquement possible de la malédiction du travail. L’horizon de cette émancipation est vraiment celui du dépassement des dualismes occidentaux, ceux qui opposent la culture à la nature, l’âme au corps, l’homme-animal à la machine. Pas dans le passage d’un pôle à l’autre, mais dans l’hybridation, dans la transgression des frontières ontologiques, comme le propose le « manifeste cyborg » de Donna Haraway, à l’horizon du « plaisir né de la déconstruction des frontières et de la responsabilité de leur reconstruction29 ». Derrida parlait de la nécessité d’une réinvention de la grande tradition du matérialisme qui doit nécessairement passer non seulement par la « réinterprétation de l’animal vivant mais par un autre concept de machine […]30 ».

Déjà dans les années 1950, Oswald de Andrade écrivait : « le Robot est un idéal […] car c’est autour du Robot que se construit la civilisation de nos jours. L’esclave ne disparaîtra que lorsque la mécanique le remplacera, c’est-à-dire lorsque les broches fonctionneront seules31 ». João Guimarães Rosa a évoqué le même horizon : « Un jour viendra, a déclaré Riobaldo, où les gens pourront rester couchés dans un hamac ou un lit, et les houes sortiront seules pour désherber le champ […].32» Avant d’être technique, la technologie est sociale, comme l’écrivait Deleuze dans son livre sur Foucault, citant comme référence le fondateur de l’opéraismo italien, Mario Tronti qui, au milieu des années 1960, écrivait : « La science et la technique ne seront pas le prix de la lutte des classes, mais son terrain33 ».

Le travail immatériel et le corps

Mais, que s’est-il réellement passé, au cours des dernières décennies, dans la relation entre le capital, la technologie et le travail ? Le capitalisme contemporain se définit par ses réseaux (mondiaux), sa valeur immatérielle (cognitive) et sa gouvernance (financière). Si la valeur est devenue intangible, l’œuvre est devenue immatérielle, où son immatérialité n’est pas synonyme « d’intellectualité », mais de recomposition des fonctions intellectuelles et manuelles dans le corps du travailleur et de celui-ci dans les réseaux et les rues de la circulation. En effet, dans le passage du capitalisme industriel au capitalisme cognitif, il n’y a pas eu l’inversion prévue et même souhaitée par Claude Lévi-Strauss du processus de transformation des hommes en machines par celui de transformation des machines en hommes. Ce ne sont pas les robots qui libèrent l’homme du travail et la nature de la raison instrumentale. Au contraire, l’automatisation des usines a conduit à de nouvelles formes d’esclavage, puisque la ligne robotique fonctionne à partir d’un travail recomposé (immatériel : intellectuel et manuel) qui dépend du niveau de subjectivité : c’est « l’âme » elle-même qui est exploitée. Cette « âme » concerne les dimensions linguistiques du travail et donc le miracle du mot comme « rencontre de l’âme et du corps : motricité et intelligence inséparables.34 »

Dans le capitalisme contemporain, le travail est immatériel, générateur concret de valeur dans un contexte biopolitique. Travail immatériel : cela signifie que les activités qui génèrent de la valeur sont celles, cognitives, communicatives, linguistiques et affectives, qui forment cette « âme » que le capital a besoin de mettre au travail. Cela ne veut pas dire que le travail matériel disparaît (bien que dans certaines régions du monde il se soit rétréci de manière brutale), mais que la valeur qu’il génère dépend de ses dimensions immatérielles, l’âme du travail incarnée dans le corps du travailleur35. On arrive ainsi à la dimension biopolitique du travail immatériel : c’est le fait que l’esprit et la main se recomposent dans le corps du travailleur, qui, coopérant avec d’autres corps au sein d’une « population », produit la vie à partir de la vie. En ce sens, la production devient une génération.

Dans ce contexte, ce qui change radicalement, est le rapport entre « inclusion et exclusion ». Dans la perspective de ce changement, la relation entre anthropophagie et anthropoémie peut indiquer un nouveau type de conflit : celui qui traverse cette modulation des relations entre inclusion et exclusion et que l’on peut appeler la centralité paradoxale des pauvres : d’un côté la « brésiliennisation » du monde, de l’autre, le devenir-Brésil du monde. D’un côté, « brésiliennisation » et anthropoémie : fragmentation sociale, exclusion sans fin (des pauvres comme pauvres), l’Indien tué en tant qu’Indien, l’immigrant haïtien déporté, le Bolivien illégal asservi par les fournisseurs de la multinationale Zara à São Paulo, la destruction de l’Amazonie, la guerre fragmentée dans les favelas contre les noirs. Ici, la stigmatisation néomalthusienne est valable, précisément parce que le capitalisme mondial apparaît comme une double catastrophe : sociale et environnementale ! Ici, la figure des pauvres coïncide exactement avec le stigmate que le « super anthropologue de Pindorama36 » lui coud comme une veste bien droite : « matière première », « l’Indien qui a perdu ». Ainsi, paradoxalement, l’anthropologue confirme – quoique négativement – la sociologie marxiste orthodoxe qui est toujours mal à l’aise avec les pauvres. Dans ce cas, il ne s’agit pas de ramener les pauvres dans la forêt, mais d’approfondir la transformation inachevée. L’anthropologue et la sociologie du manque sont troublés par le « caractère informe, multiple et infiniment varié de la vie populaire37 ». D’autre part, Mundobraz et l’anthropophagie : c’est le renouvellement de ce que disait Oswald de Andrade de la capitale de São Paulo : « São Paulo doit sa grandeur à l’immigration des forces vives des quatre coins du globe38 », en d’autres termes, au métissage universel. La figure des pauvres ici est pure différence, métissage, multiplicité : agencement machinique et appareil de capture. Le métissage est le terrain de la lutte.

Deleuze et Guattari écrivaient que le manque est le mécanisme fondamental de transformation – par les limites et la rareté – du désir en besoin, de « transformation du désir en peur dégoûtante de manquer39 », de l’anthropophagie en anthropoémie. Le pauvre n’est pas une figure du manque mais du désir, et « le désir ne manque de rien ». Le pauvre est cette figure « d’hommes qui se plongent davantage dans la vie […] qui sont la vie elle-même » : des hommes qui « mangent peu, dorment peu, n’ont que peu de biens, si c’est le cas40 ». Chez les pauvres, la production sociale et la production du désir coïncident, tout comme dans la pensée sauvage la machine désirante est un « producteur de produire ». C’est chez les pauvres qu’« il n’y a plus d’homme ni de nature, mais seulement des processus qui produisent l’un dans l’autre et des paires de machines41 ». Le métissage est cet agencement biopolitique et machinique : il n’est pas un résultat, mais le terrain même des luttes, celles qui sont à même de dépasser l’énigme de la construction nationale : c’est autour de la construction d’une nation pour l’État indépendant qu’au départ les oligarchies « creollas » ont utilisé le racisme pour en exclure les éléments impurs et, au tournant du XXe siècle, ont adopté la rhétorique du métissage pour essayer que la nation ait un peuple. Si le décolonial dénonce la permanence d’un racisme extrêmement violent sous la rhétorique du métissage, il risque lui aussi de renforcer l’horizon d’une construction nationale (« souveraine »). Le métissage est un fait et il n’est pas, en soi, ni colonial ni post-colonial : il est traversé par un grand clivage : d’une part, il est réduit par sa capture anthropoémique comme l’ensemble homogène d’un peuple : un peuple métis, c’est-à-dire gris (qui au Brésil est le peuple « pardo ») ; d’autre part, il est l’arc-en-ciel de la différence : la multiplication anthropophagique des couleurs et des cultures. Il faut cannibaliser le décolonial.

1 Pour une belle critique de cette dévalorisation, voir Charles Stewart, « Creolization, Hybridity, Syncretism, Mixture », Portuguese Studies, vol. 27, no 1 (2011), p. 48-55

2 Pour ce que dit Djamila, voir la minute 55’49, www.youtube.com/watch?v=Y6B_uz7DE5U, pour la réponse de Leticia Parks (qui se dit « socialiste ») voir www.youtube.com/watch?v=HxvVUiPlM90

3 Silvia Rivera Cusicanqui, Chíxibakax utxiwa: una reflexión sobre prácticas y discursos colonizadores, Tinta Limón, Buenos Aires, 2010, p. 80.

4 Manuela Carneiro da Cunha, Cultura com Aspas, Cosac & Naify, São Paulo, 2009.

5 Manuela Carneiro da Cunha et Mauro W. B. Almeida, « Populações tradicionais e conservação ambiental », W. B. Almeida (2001), in Manuela Carneiro da Cunha, op. cit., p. 177.

6 Seringueiros : tapeurs ou saigneurs de l’hévéa dont la sève sert à produire le caoutchouc.

7 Anne L. Tsing, Friction. An Ethnography of Global Connection, Princeton, Princeton, 2005, p. 230.

8 Ibid.

9 Manuela Carneiro da Cunha, « Cultura e cultura: conhecimentos tradicionais e direitos intelectuais » (2002), in Manuela Carneiro da Cunha, cit., p. 302.

10 Ibid., p. 329.

11 Ibid., p. 340.

12 Ibid., p. 350.

13 « Conversa com Manuel Carneiro da Cunha », in Manuela Carneiro da Cunha, cit.

14 Roy Wagner, The Invention of Culture, University of Chicago, 1975. p. 20.

15 « IVe Séminaire des chercheurs du programme de troisième cycle en arts de l’UERJ », Rio de Janeiro, 2012 http://ivseminarioppgartesuerj.blogspot.com.br/

16 Voir « O Brasil da Virada », da coleção « Panorama Histórico Brasileiro » (Itaú Cultural) www.youtube.com/watch?v=NDkGVPmYjh0&list=PL2CCF74F3B149F96D&index=14&feature=plpp_video, devo a Amanda Bonam a indicação.

17 « IVe Séminaire des chercheurs du programme de troisième cycle en arts de l’UERJ ».

18 Pour une présentation plus détaillée de l’anthropophagie culturelle et politique de Oswald de Andrade, voir Giuseppe Cocco, « Anthropophagies, racisme et actions affirmatives », Multitudes, no 35, 2008, p. 41-53.

19 Voir le texte de référence, délivré lors d’une rencontre internationale de Rio de Janeiro-Sao Paulo en juin 1996, Suely Rolnik, « Schizoanalyse et anthropophagie », qui est disponible dans Éric Alliez, Gilles Deleuze, une vie philosophique, Les Empêcheurs de tourner en rond, Paris, 1998, p. 463-476.

20 Suely Rolnik, « Políticas da Criação na Deriva Transnacional », in Cadernos de Subjetividade, São Paulo, 2010, p. 14-21.

21 Cf. www.valor.com.br/empresas/2729734/o-que-pedem-os-indios-de-belo-monte

22 Barbaro Tecnizado, Revista Global Brasil, 2012.

23 La référence est le livre classique du poète Nanni Balestrini, Vogliamo tutto, Milan, 1969.

24 João Guimarães Rosa, « Grande Sertão, Veredas » (1956), Ficção Completa, vol. 2, Nova Aguiar, Rio de Janeiro, 2009, p. 329.

25 Capitalisme et Schizophrénie 1, L’Anti-Œdipe (1972). Voir le commentaire d’Homero Santiago dans « Deleuze leitor de Masoch. Da sintomatologia à ética » in Entre Servidão e Liberdade, Tese de Livre Docência, FFLCH da USP, maio de 2012, p. 178-9.

26 Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Entretien sur l’Anti-Œdipe », dans Gilles Deleuze, Pourparlers (1972-1990), Minuit, Paris, 1990-2003, p. 32.

27 Claude Lévi-Strauss, L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne, Seuil, Paris, 2011, pp. 92-3. Il s’agit d’une conférence prononcée à Tokyo pour la Fondation Ishizaka en 1986, où l’automatisation se pensait selon le modèle toyotiste alors émergent. Voir sur ce point Benjamin Coriat, La robotique, La Découverte/Maspero, Paris, 1983.

28 Ibid.

29 Donna Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes. La réinvention de la nature (1991), traduction française de Oristelle Bonis, Jaqueline Chambon, Actes Sud, 2009, p. 269.

30 Op. cit., p. 108.

31 Oswald de Andrade, « Ainda sobre o matriarcado », in A Utopia Antropofágica, Sao Paulo, Globo, 1990, p. 218, je souligne.

32 « Grande Sertão, Veredas », op. cit., p. 329.

33 Mario Tronti, « La linea di condotta » (1966) in Operários e Capital, Afrontamento, Porto, 1976.

34 Merleau-Ponty, Phénoménologie, op. cit., p. 236. Je souligne.

35 Voir Yves Clot, Jean-Yves Rochex et Yves Schwartz, Les caprices des flux. Les mutations technologiques du point de vue de ceux qui les vivent, Matrice, 1990.

36 Barbaro Tecnizado, « General Intellect », cit.

37 Richard Hoggart, La Culture du pauvre (1957), Paris, Minuit, 1970, p. 41.

38 « Ainda o matriarcado », Utopia Antropofágica, op. cit., p. 215.

39 L’Anti-Œdipe, op. cit., p. 34.

40 Ibid., p. 35.

41 Anti-Œdipe, p. 8.