Soudain, ce virus est venu interrompre le cours des vies quotidiennes. Soudain, il est devenu majeur sur les petits écrans. Au départ, comme beaucoup d’autres personnes, je n’y croyais pas et minorais l’évènement. Ce virus avait une saveur d’inédit. À vrai dire, il est plus probable que je n’avais pas envie d’y croire. L’habitude de foncer, et puis aussi la peur des autres qui, sous couvert d’ordre moral, sanitaire, public, font surgir les diables politiques hors de leurs boîtes. D’ailleurs après le déconfinement, les diables sont encore présents. Et il faut en avoir peur !

Cette attitude s’est retrouvée dans d’autres catastrophes : La supplication de Svetlana Alexeievitch met en évidence le fait que les paysans ukrainiens pensaient l’explosion de Tchernobyl comme un non-événement, du point de vue de leurs poules qui continuaient de picorer. Mais comme les radiations nucléaires, le Covid 19 s’est glissé subrepticement dans la mécanique de nos sociétés et n’en a pas fini de modifier durablement leurs cours. C’était cependant une catastrophe annoncée. Il était prévisible (et prévu par certains), et depuis longtemps, qu’une épidémie affecterait nos sociétés globalisées. Mais pourquoi cet événement, au-delà de sa rapidité à se répandre liée aux mobilités planétaires et de transport, est-il devenu tel qu’il a contraint y compris des pays récalcitrants à se figer et s’enfermer ?

En France, l’épidémie a, d’abord, confirmé l’incompétence d’un gouvernement face à un événement qui, clairement, était au-delà de la mission qu’il s’était lui-même donné, tout empreint d’un ordre libéral : il lui fallait précipitamment apprendre de l’épidémiologie et des services publics leur rôle et leur soudaine nécessité – apprendre aussi à s’appuyer sur les corps intermédiaires et la société civile.

Ensuite, la catastrophe a donné l’opportunité à l’exécutif (cela est le cas dans de nombreux autres pays) de durcir considérablement les restrictions données aux libertés et aux droits civils, par exemple les droits de circulation ou de rassemblement. L’attitude des gouvernants à l’égard des gouvernées relevait d’un paternalisme autoritaire : nous – en l’occurrence, la pseudo-identité d’un peuple qui a fait, peut-être, ses premiers pas, lors des manifestations des Gilets jaunes, prolongées par de nombreuses autres (hôpital, justice, recherche, enseignants, retraites, droit du travail) – étions des enfants, incapables de civisme ou de rationalité, qui devions être contrôlés.

Cette catastrophe, une rupture brusque d’un ordre des choses, est aussi celle engendrée par le virus, un minuscule être de nature. Né notamment d’une destruction massive des écosystèmes, à l’image d’autres pandémies (VIH, Ebola, etc.), le virus bouleverse les vies, l’ordre social, met en avant des travailleuses souvent oubliées, et fait s’arrêter des économies entières de par le monde. Pourquoi ?

Pour moi, la catastrophe est aussi, et peut-être surtout, le produit d’une sur-médialité, là où la globalisation se met en scène et se donne les preuves qu’elle existe. Cette sur-médialité est celle de la science et de ses modèles, qui se donnent à interprétations multitudinaires. J’interprète, tu traduis, nous remplissons les vides avec nos fantasmes et imaginaires. J’interroge le passage au réel de ces modèles : ainsi, certains auraient été calibrés à partir d’épidémies qui s’avèrent, à l’épreuve, différentes du Covid 19. D’où des prédictions, notamment en termes de mortalité, qui peuvent paraître surréalistes à les comparer aux chiffres actuels. Ces derniers seraient, dès lors, une conséquence du confinement et la preuve du bien-fondé des politiques conduites. Je ris !

Cette sur-médialité naît également des commentaires ad nauseam des confinés à partir d’un vécu de genre et de classe. Si la grippe asiatique, en 1956-1957, qui tue entre un et quatre millions de personnes dans le monde, puis la grippe de Hong Kong, en 1968-1970, qui fait un million de victimes (dont 32 000 en France) ont peu frappé les médias, les esprits ou les mémoires, c’est aussi parce que l’espace des réseaux sociaux numériques n’existait pas alors. Le génie temporel de Covid 19 est d’avoir souscrit aux règles d’une bonne série catastrophe. Ses débuts ont percuté et la suite est attendue, chaque jour, alors que les médias disposent de la litanie du nombre de morts, des gestes des héroïnes du quotidien (soignantes, notamment) ou des propos d’hommes publics extraordinaires (rarement des femmes).

Covid 19 y a été d’autant plus fort qu’il a commencé par toucher principalement des pays riches. Au point que chaque gouvernement attentif à la ronde médiatique a dû avoir peur, tant de subir les conséquences de l’épidémie que de la réprobation publique qui s’exercerait à défaut de politiques conséquentes. Dès lors, le risque est autant le produit de ces boucles médiatiques que né des rebonds éventuels de l’épidémie. Face à cela, confrontée au tourbillon médiatique provoquant un sentiment d’urgence permanente, j’ai le vertige et je m’interroge sur la conduite à adopter face aux futurs catastrophiques.

[voir Incertitude]