Les émeutes en banlieue de novembre 2005 apparaissent avec le recul comme une urgence à s’exprimer mais sans mots. Les blogs ou les doléances d’une association comme AC le feu n’y changent pas grand-chose : la révolte était aphone, dans une société tout entière affectée par la crise du langage. L’opposition ne tient pas, entre des institutions qui parlent et des jeunes des cités qui ne parlent pas. S’il y a bien une panne, c’est celle de la transmission et non de la parole.
Avec un an de recul, les événements de novembre 2005 dans les cités de banlieue apparaissent comme bien plus que de simples émeutes : elles ne signifiaient pas une absence de parole, mais une urgence à s’exprimer… par une révolte aphone. Depuis maintenant un an, d’aucuns cherchent une parole sans feu de voitures, mais ne trouvent guère leurs mots. Car le langage est malade, contaminé par la publicité, le management, les médias, le politiquement correct, la surdité et le vide abyssal qui émanent de nos autorités.
Depuis les vingt-et-une nuits enflammées de fin octobre et novembre 2005, il y a eu une flopée de blogs sur le Net, appelant à la baston ou au débat. Il n’en subsiste que des souvenirs. Des ersatz d’espoirs déçus, tel Banlieu-rebelle, site de résistance qui survit encore. Ou le Bondy Blog, support s’étant appuyé sur de « vrais » journalistes (1). En un an, ces paroles du Net se sont épuisées comme des bougies se consumant dans l’atmosphère de ce qu’on nomme la réalité.
Depuis la bavure de Clichy-sous-Bois, il y a eu aussi les vingt mille témoignages et coups de gueule du cahier de doléances des banlieues, recueillis dans la France entière par l’association AC le feu, et présentés le 25 octobre 2006 à des représentants des formations politiques de l’Assemblée et du Sénat. Ils ont écouté, semble-t-il. Mais de quelle oreille ? C’est Jean-Louis Debré, président sur son perchoir, qui a vendu la mèche : il a demandé que ce rapport non institué soit remis au « planton » en poste à l’entrée du Parlement. Ainsi a-t-il avoué l’absence des autorités, qui miment parfois d’entendre, mais ont démontré leur insensibilité à toute parole détachée de quelque pouvoir.
Depuis un an, on a même entrevu des reportages de télé créés avec ceux qu’on appelle des « jeunes » de banlieue. Sauf que France 3 a stoppé l’expérimentation, car ces apprentis de l’info singeaient le langage clichetonneux des professionnels. Entre l’en-bas et l’en-haut du pays, le message trépasse ou passe une fois transformé en sirop de consensus. Parole bloquée, ou presque. Comme il y a une année plane sur le territoire un sentiment d’impuissance sourde.
Faut-il être surpris par cette incapacité d’une parole à s’extirper de la banlieue pour toucher les décideurs économiques ou surtout politiques ? La colère de novembre 2005 était une révolte sans mots. Cette explosion aphone échappait à tout discours raisonné. Elle était cette marmite qui, à force de bouillir, devait bien déborder un jour. Et a tout brûlé autour d’elle. « Quand on brandit un cocktail Molotov, on dit au secours. On n’a pas les mots pour exprimer ce qu’on ressent : on sait juste parler en mettant le feu. » Ainsi s’exprimait, au micro d’un journaliste du Monde, un homme de vingt-et-un ans qui semblait pourtant intégré puisqu’il avait un job d’aide cuisinier à Paris. La voiture de cet habitant de la cité « 112 » à Aubervilliers a grillé, comme d’autres. Sauf que la sienne a été incendiée par ses « potes », comme il dit. Ces mêmes potes qui expliquent : « Ça lui a foutu les boules, mais il a compris. » (2)
À leur façon radicale, ces jeunes individus d’une cité d’Aubervilliers ont saisi la terrible maladie des mots de notre société, incapables de traverser les murs de leur immeuble. Coincés dans leur ghetto, ils ont agi comme s’ils avaient deviné que ces mots vivaient sous perfusion. Asphyxiés. Désormais creux et inutiles. Comme s’ils avaient décidé sciemment de les remplacer par des sacrifices immédiats, télévisuels de préférence. Quel que soit leur niveau de conscience, la victime et ses copains d’autodafé ont intuitivement compris le non-sens de ce non-mot : « banlieue ». Car d’un point de vue étymologique, la banlieue est un non-lieu. Juste le négatif de la ville. Une expulsion du cœur de la vie urbaine. Une mise au ban. Cette exclusion, ils ne l’ont pas analysée, mais ils l’ont vécue au point de l’incarner en des gestes de violence absurde.
Quand ils ont tenté de s’exprimer selon les règles, à la porte de l’ANPE par exemple, ces gamins et autres jeunes adultes n’ont rien entendu en retour, et n’entendent toujours rien un an plus tard. Juste le silence. Ou des mots trop polis qui ne reçoivent en réponse que d’aimables politesses. Ils crient plus fort, gueulent, déchirent les mots de papier. Et ne constatent toujours aucune réaction. Contre la violence de ce terrible silence, ils adoptent alors une autre violence, incendiaire et médiatique. Ou s’enfoncent dans la déprime.
Selon Pierre Rosanvallon, ex-chevalier de l’autogestion reconverti aux réalités du marché, ce mouvement de novembre 2005 « se caractérise par l’absence de parole et provient d’un milieu qui a lui-même du mal à prendre la parole. Les violences remplacent en quelque sorte la prise de parole, à l’inverse de mai 1968. Il n’y a aucune prise de parole, sinon via la chanson et le rap. C’est le monde entier de la banlieue qui, en général, ne prend pas la parole et ceux qui parlent le font sur le mode de la violence. » (3) Un problème de parole, donc ? Certes. Mais l’explication du penseur est courte. Elle manque d’empathie. Et elle a été contredite par la myriade de mots du Net ou encore du cahier de doléances des banlieues. Il n’y a pas d’un côté la parole et de l’autre « l’absence de parole », d’un côté les mots de l’autorité, de la société sûre d’elle-même, et de l’autre le refus de toute expression. Bien au contraire, brûler l’automobile de son pote de la cité est un acte de parole d’une puissance terrible. D’aucuns fauchent des OGM pour habiter la lucarne médiatique. Alors ils incendient pour mieux répondre à cette peste qui vide les mots de leur sens. Ils brûlent la bagnole de leur pote, des bus, des boutiques et des maternelles pour exister face à cette épidémie d’indifférence qui, en temps dit normal, rend leurs mots inaudibles. Ils n’en veulent ni à leur pote ni aux maternelles. Pas même à la RATP parisienne ou à la Régie des transports de Marseille. « On est prêt à tout sacrifier, puisqu’on n’a rien » (4). Les écritures de flamme leur servent à dire « merdre » aux Pères Ubu du temps présent. Une parole primaire, brutale et coléreuse, pour clamer une simple et terrible revendication d’existence. Sous ce regard, Rosanvallon a tort d’opposer aussi nettement mai 68 et ce mouvement de la fin d’automne 2005. Ou il les opposent à contresens. Dans les deux cas, il s’agit d’une volonté de vivre, donc de s’exprimer contre l’absence ou la nullité des mots de ce qu’on pourrait appeler l’élite au pouvoir, le système, ou tout simplement la société. Bien sûr, les étudiants de mai 68 ont tenté de réinventer les mots contre l’autorité, là où les Enragés d’aujourd’hui parlent un langage aphone ou presque. Mais, sur le fond, à défaut de forme commune, il y a une même nécessité vitale d’opposition au langage de l’autorité, aussi fatigué soit-il en notre époque d’intense misère symbolique. Et cette urgence d’une parole se traduit tout autant en incultes lettres de feu qu’en cette noire et réaliste poésie du rap, qu’en ces mots des fistons de NTM et IAM, pas si loin de redécouvrir quelque plage sous le bitume qui recouvre désormais les pavés. Non, la vraie différence entre mai 1968 et novembre 2005 ne tient pas à la nature des deux prises de parole, mais à la situation sociale et politique des émeutiers : fils de la bourgeoisie rejoints par la classe ouvrière il y a presque quarante ans ; enfants sans avenir d’une misère des mots et des choses aujourd’hui, laissés-pour-compte dont je rêverais qu’ils réinventent la poésie aphone des rebelles Dada du Cabaret Voltaire de Zurich en février 1916.
La crise de novembre 2005, les soubresauts plus embourgeoisés de février 2006 contre le CPE, alias Contrat première embauche, ou la grève de la faim des expulsés du squat de Cachan en septembre et octobre derniers ne racontent pas une absence, un manque de parole. Ils démontrent au contraire une extraordinaire soif d’expression… qui à chaque fois se heurte à un mur. Intéressés ou sauvages, désespérés ou agressifs, les mots grondent d’autant plus fortement qu’ils n’arrivent plus à s’extirper de leurs cages, de leurs communautés, de leurs catégories d’âge, de classe sociale ou de profession. Quand les mots de la banlieue ne servent plus qu’à enfermer les banlieusards dans leurs peurs ou leurs violences selon le côté de la barricade, la parole s’épuise dans le vide. Quand les mots des flics ne parlent plus qu’aux flics, aux propriétaires et aux partisans de l’ordre sans pitié, ce vide s’éteint et se transforme en nihilisme. Quand les mots des responsables politiques ne servent plus qu’à préserver le cirque politique et à nourrir le spectacle publicitaire, ce nihilisme nourrit dès lors le terrorisme et toutes les formes de suicide collectif.
Il y a bien une panne, non pas de la parole, mais de sa transmission.
Tous s’expriment, et partout, sur une ribambelle de supports. Sauf que ces paroles n’atteignent plus désormais que les convaincus de leur bien-fondé, voire se retournent à l’infini vers leurs émetteurs sans plus toucher personne d’étranger. Le sceptique, l’innocent, l’homme du marais ou plus encore de l’autre camp n’entendent plus rien des paroles qu’ils n’ont pas suscitées.
Après tout, ce mouvement de fin 2005 auquel il semble si difficile de trouver un nom a débuté par le mot d’un ministre, parlant de « racailles » à propos de ceux qu’on se contente généralement d’affubler de ce terme inepte de « jeunes ». Mot très fort pour le coup, mais tout droit sorti de la porcherie pour caresser le franchouillard dans le sens du groin. Comme si le ministre de l’Intérieur avait eu besoin de plonger ses mains dans une poubelle afin de trouver un mot qui ne laisse pas indifférent, à même de signifier aux oreilles de tous le retour d’une autorité de l’État. Sauf qu’une autorité respectée et respectueuse n’en rajoute par sur les mots. Elle n’a pas à les tremper dans une sauce vulgaire pleine d’un vitriol abject. Elle regarde la souffrance qu’elle suscite sans ciller. Face à la grève de la faim, dernier recours contre une décision administrative, elle ne fuit pas. Elle ne traite pas cet acte de parole désespéré comme quelque action malhonnête d’associations qualifiées de « politisées » ou « irresponsables ». Elle ne rejette pas sa responsabilité. Une autorité véritable ne peut avoir ce langage de pleutre. Sa parole ne se place pas au-dessous, mais au-dessus du lot. Elle tutoie le ciel, ne cherchant jamais à draguer la fosse septique. La « racaille » ou les « irresponsables » de Monsieur le ministre sont les masques d’un État vidé de son autorité, poule mouillée qui tente la posture de Dracula. Le voilà, lui qui devrait être un Père à l’échelle de l’Europe, du monde même, s’affublant des mots putrides d’une vertu d’opérette à l’échelle de la Nation cocorico : ce mot de « racaille », mensonge qui se pare d’une fictive vérité « d’en bas », ne réussit guère à cacher l’incapacité totale du pouvoir politique.
De la même façon, les Alain Finkielkraut qui nous expliquent qu’on « a peur du langage de vérité », car « pour des raisons nobles, on préfère dire
Qu’il faille en revanche se pencher à nouveau sur notre langage, en rapport à notre statut, à notre position ou à notre posture lorsque nous parlons, mille fois oui ! Car au-delà même des circonstances de toute prise de parole, au-delà de nos murs, de nos journaux ou de nos écrans, écoutons-nous parler, nous comme les gamins incendiaires. Notre langage est dévoré par les calculs du management et la triste efficacité de nos comptabilités locales, familiales, patrimoniales, matrimoniales, nationales, loyales ou déloyales. Pubeux repus, castrateurs politiques, médiateurs ineptes, cafards de la télé et sergents du marketing ont provoqué la lente agonie du langage, asséché d’imaginaire comme la Mer d’Aral a été vidée de son eau par la rapacité de l’État soviétique. Selon l’interrogation désabusée d’Annie Le Brun, que subsiste-t-il des « jeunes amoureuses » de Rimbaud devenues « partenaires sexuelles », ainsi condamnées à « gérer leur relation » (8) ? Que reste-t-il à l’orange lorsqu’elle devient une marque de téléphonie mobile ? Au clochard céleste transformé en SDF ? Au désir insondable sommé de se transformer en désir de consommer ? À la souffrance et au deuil des morts irakiens, gommés par la « guerre préventive » et ses « frappes chirurgicales » ? Mots réduits à un sens unique, immédiatement efficace, qui s’effacent après usage selon la règle d’obsolescence de notre capitalisme culturel. Cailloux mécaniques, tous de même taille, même forme, même teinte, là où les pierres polies et dépolies par les chercheurs de rêves brillaient auparavant de mille couleurs, selon l’heure, la lumière, l’angle de vue et la subjectivité du lecteur ou de l’auditeur.
Désormais, la parole se heurte moins à la censure bourgeoise et à la bêtise du donneur de leçon qu’à un infini océan de mots anesthésiés, poissons décédés, séchés par la pub, l’utilité grise et la gestion permanente d’une vie réduite à la survie. D’une vie qui se résume à un « état d’urgence » généralisé, pour reprendre l’un des termes graves sorti des placards de la crise algérienne par nos brillants décideurs politiques lors des jacqueries banlieusardes de novembre 2005. Une vie indéfiniment hors lieu, hors toute loi, où ne règne que l’état d’exception comme l’a montré Giorgio Agamben (9). Avec une unique fenêtre vers le monde, mais à sens unique, images de l’univers qui entrent chez nous par les canaux de nos récepteurs TV et leurs terrifiantes berceuses. Plongez-vous dans les fontaines de nos eaux chatoyantes, clament en effet les vendeurs d’illusion aux gamins des banlieues, sans préciser que Neptune et ses sirènes ont depuis longtemps été chassés de leurs mers de rutilants mensonges. Ouvrez les portes de nos paradis, mettez vos existences en crédit assurance, achetez nos élixirs d’essorage, nos potions d’oublis, nos films d’ensorcellement, nos machines de jouvence et nos procurations en numérique. D’un côté, donc, les mots de ladite communication, vitrine mirobolante d’un Eldorado inaccessible aux laissés-pour-compte des cités. De l’autre, des mots que cette mauvaise coucheuse promotionnelle, publicitaire, télévisuelle voire cinématographique laisse elle-même en déshérence, une fois qu’ils ont été trop pressurisés pour pousser à la consommation de tout et n’importe quoi. Ainsi la « vie », la « passion », l’« amour » ou encore la « force », sont-ils éteints d’avoir trop lessivé nos murs et nos écrans. Et nos âmes et désirs de révolte d’être lessivés eux aussi…
Déjà, en 1967, dans son Traité de savoir-vivre à l’usage des générations, Raoul Vaneigem nous prévenait : « Que personne ne sous-estime l’habileté du pouvoir à gaver ses esclaves de mots jusqu’à en faire les esclaves de ses mots. » (10) Ces mots, outils de propagande politique devenus des concepts de pub et de « communication », sont nos gardiens de troupeau. Maîtres d’autant plus puissants qu’ils ont envahi notre langage. Dans sa Théorie de la déroute, Bertrand Leclair a une expression pour qualifier cette « boucle qui se boucle » et « enferme les corps exactement comme il enferme la langue pour en expulser » toute joie : « l’univers communicationnaire » (11).
Briser l’univers communicationnaire suppose de retrouver, sinon de réinventer les mots. Mission redoutable, qui semble impossible. Car selon qu’ils nagent vers le pouvoir ou vers le « vouloir-vivre », « chaque mot, chaque idée, chaque symbole possèdent une fiche d’agent double » (12), écrivait encore et toujours l’ex Situationniste dans son Traité de savoir-vivre. Devenus secs comme de vieux garçons au sexe flasque, les mots sont traîtres. Oui, plus traîtres encore qu’à la mort d’Artaud, en 1948, quand Alain Gheerbrant se demandait « Où est passé le langage ? » et qu’il répondait, justifiant ainsi l’urgence de son départ pour l’outre-monde de l’Amazonie : « Il n’y en a plus. Il faut en chercher un autre. » (13) À leur façon barbare et brûlante, lesdits « émeutiers » de novembre 2005 ne racontent pas une autre histoire qu’Alain Gheerbrant, cet homme troué par la poésie, par la nature, la culture et les symboles des Indiens d’Amérique.
Le premier chemin de retrouvaille d’avec la parole sied à l’homme d’autorité, d’art ou de lettre, qui doit non seulement écouter mais façonner son langage. Il oublie le sens commun pour retourner à la signification d’origine. Les mots en deviennent chirurgicaux, mais également sonores et étrangement neufs, comme passés à l’eau de source.
Philosophe parti au combat contre cette misère symbolique qui étouffe nos décideurs comme nos jeunes incendiaires, Bernard Stiegler en arrive à les nettoyer sans jamais les lessiver, ces mots, histoire qu’ils retrouvent de la sève. D’abord, il élimine de sa langue les mots les plus corrompus. Il se débarrasse de termes comme « actuel » ou « contemporain », trop creux pour être honnêtes. Car « Tout ce qui est de l’ordre de la singularité est déjà dans l’après-coup, dans ce que Nietzsche appelle l’inactuel ou l’intempestif. » (14) Art contemporain ? Musique contemporaine ? Stiegler veut toucher ces individus qui seraient prêts à « y mettre le feu ». Il veut émouvoir ces laissés-pour-compte qu’il connaît, pour avoir été lui-même un tel hors-la-loi. Se mettant à leur place, il brûle cet adjectif en trop, ce « contemporain » insipide, devenu une excuse à l’insensibilité prétentieuse. Et il laisse les œuvres agir, petites ou grandes. Ensuite, Stiegler élit les mots les plus justes. Il ne les sort pas de la fange, lui. Non, au risque d’une première incompréhension de ses lecteurs ou auditeurs, il ausculte jusque leur squelette étylomogique, latin ou grec, pour en tirer le meilleur hydromel. Ainsi le philosophe parle-t-il de « catastrophé » plutôt que de « catastrophe ». « Car catastrophé, cela veut dire quelque chose de précis : le dernier épisode d’une histoire. C’est ce sens qui m’intéresse… » Et pas ce sens fourre-tout, usé à toutes les sauces dans les actualités. Car celui qui parle d’une catastrophe des banlieues enferme à jamais chacun dans le désastre, là où la catastrophé du philosophe ouvre sur l’après et la construction commune d’une autre voie.
Cette stratégie de belle épuration des mots n’a de vérité et de puissance que sur le long terme, parole après parole : Stiegler élève ses mots pour mieux élever ses lecteurs ou auditeurs. Voilà ce que devrait être la posture sémantique de ceux qui parlent au nom de l’autorité, qu’elle soit intellectuelle ou étatique.
La seconde voie pour retrouver l’essence d’une vraie transmission de parole ne pose à l’inverse aucune position d’autorité. Elle n’enseigne pas. Elle décale, joue et se joue des mots. Car sa langue appartient au poète, qu’il soit rappeur ou gratteur, chanteur du quotidien ou persifleur de la réalité. Sa poésie – au sens large – organise, en ses incendies de sens et de non-sens, la rencontre iconoclaste de mots éteints pour mieux les réveiller par leur antagonisme. Au risque que se culbutent la pertinence et l’impertinence, l’actuel et l’inactuel, le contemporain et l’archaïque, ne peut-elle pas sauver la parole asphyxiée, au-delà même de la signification des termes ? Cette façon d’utiliser les mots pour leur humaine faiblesse, afin que tous puissent laisser leur imaginaire glisser entre leurs mailles, est celle où devraient se rejoindre le surréaliste Desnos et le jongleur hip-hop Sinik, le provocateur Benjamin Péret et les enfants du SMS et de la banlieue, Booba et autres Oxmo Puccino.
Raoul Vaneigem, alors jeune révolté de l’Internationale situationniste, désirait un tel renversement. En mai, 68, ses drôles de mots ont d’ailleurs fleuri sur les murs de Paris. Ces mots-là pourraient-ils renaître aujourd’hui ? Ou être réinventés en mode hip-hop ? L’alchimiste belge prônait « l’information corrigée dans le sens de la poésie », jeux d’encyclopédie à la Diderot autant que décryptage et traduction de termes officiels ou de nouvelles d’actualité. Il aimait à citer cette aimable mutation : oublier le mot « société » et lui substituer le terme « racket » (15). Cette inversion arrête notre esprit. Nous force à la réception puis à la réflexion. S’agit-il pour autant de poésie ? En mai 68, des agités de l’Université de Bordeaux reprendront ce retournement qu’on imaginerait entre les lèvres des MCs, y ajoutant des corrections de leur cru : ne dites plus « L’art » mais « combien ça coûte ? » ; « Civilisation » mais « stérilisation » ; « Monsieur le professeur » mais « crève, salope ! » ; « Bonsoir papa » mais « crève, salope ! » ; « Pardon m’sieur l’agent » mais « crève, salope ! ». Adorable exercice d’époque. Mais une telle gymnastique aurait-elle la même impertinence poétique aujourd’hui qu’en cette fin des années 60 où les mots avaient encore quelque autorité à défendre ? Plus d’un tiers de siècle après ce fameux tract, « papa » et « Monsieur le professeur » ne semblent-ils pas des « salopes » bien impuissantes ? Bien fatiguées ? Le renversement des mots suggéré par Vaneigem en 1967 supposait que ceux-ci soient solidement installés dans leur signification. Moraux. Paternels. Paternalistes. Encore sur leur piédestal. Comment voulez-vous renverser un mot qui, déjà, tourne sur lui-même sans quitter son sol aux boues multicolores ? Comment tournebouler un mot d’ores et déjà souillé par les affiches d’enseignes de mode et les campagnes de marques de chaussures de sport ? Possible, certes, mais ô combien difficile ! La pub utilise l’effet, et le concentre par un bel artifice vers un objet à acheter. Double mouvement : d’abord, la pub explose en direction de notre imaginaire selon la « correction dans le sens de la poésie » telle que la voulait Vaneigem, puis elle recompose ce message poétique et le détourne vers la chose marquée, dans le sens de la raison utilitaire, et plus précisément de l’acte de consommation. Certes, l’esthétique de la pub réussit à extraire l’imaginaire de la boîte où le tenait l’autorité des mots. Mais, de ce double acte de libération puis d’étiquetage, l’imaginaire en ressort encadré, finalisé, enfermé par ce nouvel art du langage « communicationnaire » dont les barreaux semblent invisibles.
La poésie, dès lors, ne doit-elle pas fuir les lois du marché ? Se livrer à la sensibilité de tous tel un acte gracieux, à sampler pour toujours selon le mode copyleft ? Sans autre objectif que la parole ? Que le don ?
Reste enfin une route intermédiaire à la raison qui élève et la poésie qui décale, vieille comme la parole du premier homme : la conversation. « Le dialogue ouvert, langage de la dialectique ; la palabre, et toute forme de discussion non spectaculaire », selon Vaneigem dans son Traité de 1967, qui reste d’actualité pour toujours, même si ce mode idéal ne convient guère aux présidents d’Assemblée qui laissent au « planton » le soin d’accueillir les invitations à la palabre venues de la rue. Car cette conversation ne suppose ni gagnants ni vaincus, ni puissants ni impuissants. Écoute mutuelle. Hors mesure du temps passé. Qui préfère les contes aux comptes. Rebond permanent aux mots de l’autre. Mélange de conviction totale et d’ouverture infinie pour mieux évoluer l’un vers l’autre par la danse des mots, selon les intuitions de l’empathie, cette « capacité de saisir autrui, non de l’extérieur, mais de l’intérieur » dont parle l’un des personnages de l’écrivain Philip K. Dick dans Le Dieu venu du Centaure (16).
C’est de cette empathie dont le pouvoir a manqué lors des événements de la fin d’automne 2005. Et dont il manque encore et toujours fin 2006. Elle implique la recherche d’une sympathie entre des langages qui, d’ordinaire, s’opposent : ne pas rejeter les Musulmans au nom de la lutte contre l’islamisme, mais trouver en leur sein les plus proches de notre vision, ceux qui élèvent au lieu d’abaisser. Ou alors leurs poètes de la vie, libres comme dans les vers d’Omar Khayyâm. Et pas seulement leurs rappeurs.
Point d’anathèmes en cette quête de mots à partager. Mais des pratiques à cultiver. Car la conversation est une pratique, comme les ménestrels le savaient bien, constituée de folle raison comme de subtile poésie.
1 Au moment où cet article a été écrit, le site Banlieue Rebelle avait été désactivé par les équipes de Skyblog. Son adresse : banlieu-rebelle.skyblog.com/. Pour Bondy Blog : www.bondyblog.fr…
2 Yves Bordenaye, Mustapha Kessous, « Une nuit avec des <émeutiers> qui ont
3 Interview de Jean-Pierre Legoff, Eric Maurin, Pierre Rosanvallon et Emmanuel Todd par Eric Aeschimann et Jean-Michel Helvig, « Quelle crise des banlieues ? Quatre chercheurs débattent pour Libération de ces trois semaines de violence », Libération, pages Rebonds, 21 novembre 2005.
4 Yves Bordenaye, Mustapha Kessous, op.cit.
5 Sylvain Cypel, « La voix d’Alain Finkielkraut au quotidien Haaretz », Le Monde, 24 novembre 2005.
6 Alain Finkielkraut, La Sagesse de l’amour, Gallimard, 1984.
7 Alain Finkielkraut, La Défaite de la pensée, Gallimard, 1987.
8 Annie Le Brun, Du trop de réalité, Stock, 2000.
9 Giorgio Agamben, Moyens sans fins, Rivages, 1999.
10 Raoul Vaneigem, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (1967), Gallimard, col. Folio, 1992.
11 Bertrand Leclair, Théorie de la déroute, Verticales / Le Seuil, 2001.
12 Raoul Vaneigem, op. cit.
13 Alain Gheerbrant, La Transversale, Actes Sud, 1999.
14 Bernard Stiegler, « Pour des fonds régionaux de singularités inconsommables, non contemporaines et intempestives », propos recueillis par François Quintin in L’Adresse à tous, 2005. Lire aussi de Bernard Stiegler, De la misère symbolique, deux tomes, Galilée, 2004 / 2005, ou encore Constituer l’Europe, deux tomes, Galilée 2005.
15 Raoul Vaneigem, op. cit.
16 Philip K. Dick, « Le Dieu venu du Centaure » (1965), in Dédales sans fin, Omnibus / Presses de la Cité, 1993.
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