On pourrait commencer par les mots. Dans l’éco-design, écologie et design se rencontrent : la discipline qui étudie la relation entre l’homme et son milieu côtoie la discipline qui étudie et formalise les objets, les espaces et les comportements. Dans une époque de transition du paradigme moderne au paradigme écologique, ce mot composé se révèle un outil précieux, puisqu’il prône la complémentarité de deux concepts, nature et culture, séparés depuis l’avènement de la modernité. C’est pour souligner les enjeux de cette juxtaposition que l’on préfère ici écrire éco-design en gardant le trait d’union. Cet article expose des hypothèses de travail visant à mieux définir le sens du mot éco-design et des diverses pratiques auxquelles il se réfère, et à comprendre comment cette combinaison sémantique peut contribuer à renouer la relation, longtemps interrompue dans la culture occidentale, entre culture et nature.
Réutilisation,
récupération, réemploi
Il existe une forme de récupération qui se pratique depuis toujours, là où l’économie se caractérise par un manque de ressources et/ou d’approvisionnement en matières premières. Legs du savoir-faire artisanal de traditions ininterrompues, utile et ingénieux, ce type de récupération sollicite le sens de la mesure et permet de maintenir en équilibre, entre opulence et privation, l’économie d’une société. Camp Darby, en Toscane, dans les environs de Pise, est une base opérationnelle des troupes américaines en Italie centrale ; après 1945, elle a été le lieu de rassemblement des équipements militaires importés pendant le conflit et dont le rapatriement ne comportait pas d’intérêt pour l’armée américaine. Camp Darby a été une réserve d’objets, d’outils, de machines et de matériaux, qui a accompagné la reconstruction de l’économie locale dans l’après-guerre, mais il a été aussi une riche source d’inspiration, un véritable atelier pour l’ingéniosité d’artisans et inventeurs. La Vespa, un objet majeur du design italien des années 1950, a été ainsi conçue à partir de pièces détachées d’avions militaires, rassemblées autour de l’idée de la coque porteuse, elle aussi issue de la variété de formes et typologies disponibles à Camp Darby.
Cependant, dès que le confort économique s’installe dans une société, la pratique de la récupération migre vers les économies en développement. L’activité de la casse, très diffusée en France comme dans les autres pays européens pendant les Trente Glorieuses, a été délocalisée dans d’autres pays à partir des années 1980 : au Bangladesh, au Pakistan, en Inde, là où les déchets des sociétés consuméristes se déplacent vers une main-d’œuvre à bon marché. Au Sénégal, le démontage et la réutilisation de déchets occidentaux génèrent une activité artisanale de produits utiles destinés aux usagers locaux, ainsi que des productions artistiques pour l’exportation vers l’Occident, comme le mobilier conçu par le designer sénégalais Baay Xaaly Sene. Le savoir-faire ancestral du tressage des tribus Zulu d’Afrique du Sud se retrouve décliné dans la récupération des milliers de kilomètres de câbles téléphoniques multicolores, réutilisés pour la fabrication de paniers solides et raffinés qui sont destinés à la clientèle occidentale.
La nécessité est mère de l’invention. Le manque dramatique de matières premières dans les pays soumis aux blocus commerciaux est une source pour l’intelligence pratique de la réutilisation ; l’embargo, qui a été à l’origine de la production autarcique d’objet et matériaux ingénieux dans l’Italie fasciste des années 1930, a contribué plus récemment à développer le détournement des objets au quotidien à Cuba. L’implosion de l’économie soviétique, dans la période précédant sa chute, a développé une pratique ingénieuse d’auto-construction d’objets et d’accessoires que l’économie collective n’arrivait plus à produire et distribuer.
Il y a une autre forme de réutilisation qui n’est pas issue exclusivement d’une urgence économique. À partir des années 1990, une sensibilité environnementale s’est réactualisée pour s’installer dans l’imaginaire d’une nouvelle génération de designers. Dans la continuité des premières revendications écologistes du début des années 1970, et imprégné par la forme narrative héritée de la décennie postmoderne, le design développe un message critique, aux tons ironiques, à l’encontre du consumérisme. L’expression d’une attention à l’environnement, manifestée par la réutilisation, la récupération et le réemploi de formes et matériaux, apparaît dans les projets du collectif Droog Design, des frères Campana, de Martino Gamper. Ces designers interprètent la réutilisation par des propositions plastiques signifiantes, conscients de la force pédagogique que les objets véhiculent à travers le sens qui est déposé dans leurs formes.
Une autre forme possible de « récupération » se manifeste à l’échelle de la ville contemporaine.
En opposition à la logique d’expansion urbaine, une nouvelle génération d’architectes est engagée dans des actions d’appropriation d’espaces perdus et/ou délaissés. Par la réutilisation de l’espace public, ils interprètent des exigences de re-construction et de re-qualification de l’espace urbain et des relations sociales qui s’y déroulent. Les moyens traditionnels de la mutation urbaine sont revisités et détournés par des interventions éphémères et/ou mobiles, par la réutilisation de typologies désuètes et/ou abandonnées, ainsi que par l’investissement de friches urbaines supposées inutilisables. L’espace humain et social devient un des éléments de la conception à travers la participation et l’autogestion. Les projets de l’Atelier d’Architecture Autogérée, d’Andrés Jacques, de Patrick Bouchain, entre autres, ont ainsi contribué à changer le rôle économique de la construction en milieu urbain en ouvrant des perspectives inattendues.
Bio-mimétisme :
soustraire à la nature
La spécialisation de la connaissance a été à l’origine du paradigme moderne. Cette vision compartimentée du savoir, nécessaire au progrès industriel et technologique, s’est développée par l’affirmation de la méthode scientifique, expérimentale et reproductible, ainsi que par la théorisation d’un espace absolu, homogène, isotrope, infini. Dans ce contexte, un nouvel espace abstrait, l’espace newtonien, se substituait à l’espace naturel, sensible et perceptible, marquant la séparation entre culture et nature. Pendant des millénaires, l’espace naturel, rural, agricole, avait été l’espace du développement de la connaissance empirique et sensorielle, informant l’évolution de la culture matérielle. En rationalisant toutes les formes de relation de l’homme avec la nature, la modernité a imposé une hiérarchie de domination de l’un sur l’autre par le biais de l’intelligence technique, ce qui a progressivement contribué à déposséder l’homme de son milieu tout en reléguant la nature au rôle subsidiaire de stock de ressources, prétendument inépuisable.
Dans le domaine du design et de l’architecture, le bio-mimétisme est un paradigme intéressant des relations de l’humanité avec la nature. Les principes de cette discipline montrent les traces de l’abstraction que la méthodologie scientifique introduit dans la relation entre l’homme et son milieu naturel. Un des premiers exemples de bio-mimétisme, décliné à l’échelle architecturale, a été la construction du Crystal Palace pour la première Exposition universelle à Londres en 1851. Joseph Paxton (1803-1865), botaniste et constructeur de serres, a conçu à cette occasion le projet d’un palais vitré en prenant pour modèle la structure d’un nénuphar de grandes dimensions, la Victoria Amazonica, qui venait d’être importé d’Amérique du Sud. Cette référence naturelle inspira la conception d’un système constructif léger, composé d’une ossature métallique en fonte et clôturé par des plaques en verre. Ces deux technologies du feu, développées industriellement à la même époque, ont permis la réalisation du premier exemple d’architecture moderne adoptant les principes de la série, de la préfabrication et de l’auto-construction.
L’imitation de la nature, tout comme l’apprentissage par la nature, ont inspiré depuis toujours la recherche de beauté, harmonie, proportion dans les arts, les arts décoratifs et l’architecture. Ainsi, déjà aux origines du design, Christopher Dresser tenait les propos suivants : « Je ne saurais pas trop fortement conseiller au jeune décorateur d’étudier les principes grâce auxquels la nature fonctionne. La connaissance des lois qui régissent le développement de la croissance des plantes est très souhaitable, mais imiter même les plus magnifiques formes végétales, ce n’est pas notre rôle – ce travail étant celui de l’artiste peintre. Pourtant, c’est le nôtre celui d’étudier les lois de la nature, et d’observer toute sa beauté, même dans ses effets les plus subtiles, et ensuite de lui soustraire sans danger tout ce que nous pouvons adapter à nos propres buts. Mais pour produire de l’ornement, nous devons instiller notre esprit ou notre âme dans tout ce que nous lui empruntons ».
Sa formation de botaniste pousse Christopher Dresser à théoriser le processus de compréhension des principes de fonctionnement de la nature par trois opérations : l’étude des lois, l’observation de la beauté, et la soustraction à la nature de tout ce qui est exploitable pour des finalités propres à l’homme. Ces préceptes, reconductibles à une vision moderne du monde, créent une relation hiérarchique avec la nature, sur laquelle est fondée ainsi une nouvelle discipline, qui sera plus tard appelée « design ».
Un autre exemple plus récent de transposition bio-mimétique, appliqué à l’échelle des dispositifs quotidiens, est le Velcro. En observant comment les petites graines de bardane s’accrochaient de manière solidaire et gênante aux vêtements et au poil des animaux, l’ingénieur suisse George De Mestral étudia ce phénomène naturel d’ensemencement et parvint à comprendre les caractéristiques de ce système adhésif pour le reproduire synthétiquement.
Ces trois exemples déclinent, dans le temps et dans les pratiques, la capacité de l’intelligence humaine de se nourrir de l’intelligence intrinsèque propre aux phénomènes naturels, en les traduisant dans des processus spécialisés d’ordre techno-esthétique. Toutefois l’utilité pratique de cet effort de compréhension de la nature, hiérarchiquement exercée dans l’emprunt mono-directionnel du bio-mimétisme, a contribué à dresser une séparation culturelle face à la nature, dont la conséquence a été l’éloignement de l’homme moderne de son milieu. Ce qu’on entend souligner ici, c’est la logique récurrente de ces pratiques de soustraction et de pillage qui, se généralisant dans les dispositifs techniques de la modernité, a progressivement privé l’humanité des moyens de compréhension de sa place dans le milieu naturel.
Les risques de ce pillage systématique étaient déjà dénoncés par les premières instances écologiques annonçant, à partir des années 1970, la crise de la modernité. À la même époque, Victor Papanek développait une réflexion critique concernant la relation des designers à la nature : « Le point de vue des designers et des artistes vis-à-vis de la nature a souvent été assombri par une nostalgie romantique d’un éden vierge reconstitué, par un désir de revenir aux “principes fondamentaux” échappant au pouvoir dépersonnalisant de la machine, ou par un sentimentalisme mystique de “proximité de la terre” ». Papanek élargit le champ de la réflexion à une problématique plus vaste : « Les designers doivent trouver des analogues, en utilisant des prototypes et des systèmes biologiques, pour des approches de conception cueillis de domaines tels que l’éthologie, l’anthropologie et la morphologie. Depuis toujours l’homme dérive les idées du fonctionnement de la nature, mais dans le passé ce processus s’est réalisé à un niveau assez élémentaire. La prolifération mondiale de la technologie rend les problèmes de conception de plus en plus complexes et éloigne de plus en plus l’humanité du contact direct avec l’environnement biologique ». Tout en confirmant le propos bio-mimétique de « cueillir », donc soustraire, des formes d’intelligence à « des systèmes biologiques », Papanek explicite les contradictions de son époque. Il pose la question de l’éloignement entre homme et environnement dans les termes de la complexification engendrée par la prolifération de la technologie et dont la solution est une approche transdisciplinaire de la conception et du projet, qui sous-entend également une approche écologique.
Partage : faire avec la temporalité de la nature
Selon Michel-Ange, la sculpture agit par soustraction, (« per forza di levare… ») : l’œuvre (« l’immagine ») est emprisonnée dans le bloc de pierre, duquel l’intervention de l’artiste la libère pour l’exposer au regard. Les sculptures de l’artiste Giuseppe Penone semblent appliquer ce même précepte aux processus naturels : le bois de chaque poutre porte en soi, depuis toujours, tous les arbres que ce bois a été dans le temps et que le sculpteur fait réapparaître. Cette intuition poétique permet de relier entre elles des temporalités différentes : d’une part, la temporalité propre à l’homme et à son geste technique, qui apparaît dans la transformation de l’arbre en poutre ; de l’autre, la temporalité propre à l’environnement et au processus végétal de croissance de la plante.
Les sculptures de Penone font ainsi de nouveau converger les compétences et les effets du geste technique et la connaissance de l’environnement et des processus naturels. Les traces de cette convergence sont perceptibles dans certaines traditions constructives : au Japon, par exemple, on marquait à l’aide d’un fer incandescent le côté des arbres exposés au Nord, avant de les couper. Cette pratique traditionnelle permettait aux charpentiers d’identifier l’orientation originaire du bois une fois que l’arbre avait été débité en poutres et poteaux. La continuité entre la configuration originaire du bois dans la forêt et la disposition du bois manufacturé dans l’assemblage de la construction établit une relation étroite entre la temporalité de la croissance du bois et celle de sa transformation et orientation dans l’ordre d’un système constructif. Les charpentiers japonais garantissaient ainsi le respect des qualités physiques anisotropes du bois, dont la fibre se structure différemment durant la croissance, afin de répondre aux sollicitations différentes venant des expositions simultanées au côté Nord humide et au côté Sud ensoleillé.
Les cultures matérielles ont été dépositaires de connaissances empiriques distillées par une expérimentation plurimillénaire d’échange avec la nature. Là où elles survivent, elles conservent et transmettent les enseignements d’une technique qui s’est développée très lentement, permettant à l’humanité non seulement de connaître le fonctionnement de la nature, mais surtout de s’éduquer à l’inter-action avec elle. Ce type d’approche sensible et empirique qui ouvre le regard sur des phénomènes invisibles à la rationalité, informe l’œuvre de Penone : « La figure de l’homme est importante, mais une pierre qui est là pour des milliers d’années a une présence incroyable, peut-être même plus forte ou plus importante que l’homme. Un arbre aussi a un rythme de croissance et de vie qui n’est pas le même que celui de l’homme. La prise de conscience de ces différences de rythmes de croissance et de vie change notre rapport au temps ».
Ce rapport au temps, cette prise en compte de la lenteur et des rythmes propres aux processus naturels, commencent de nouveau à faire partie des techniques de conception contemporaines en design. On les retrouve par
exemple dans les recherches développées par le designer Tomas Libertiny sur le prototypage lent, lui permettant de réaliser un vase en cire en collaboration avec le travail d’un essaim de 40 000 abeilles durant une semaine ; dans les emballages naturels conçus par les designers hollandais Jan Velthuizen et Ronald Wall en modifiant la forme de potirons pendant leur croissance ; dans l’expérience d’Hubert Duprat avec les larves de Phryganes que, dans un milieu artificiel altéré par l’introduction de gemmes, perles et feuilles d’or, filent un cocon parsemé de pierres précieuses, élaboré avec l’habileté d’un orfèvre.
Si l’attention portée aux milieux naturels doit être considérée comme une des compétences essentielles du designer et de l’architecte dans leur projet de transformation du monde environnant, la responsabilité de la transformation que ce projet engendre est une question éminemment politique. La compréhension du contexte est un élément fondamental au processus de conception ; à cause de la transformation que le projet sous-entend obligatoirement, il se confronte inévitablement avec le milieu pour le modifier. Les changements techniques présupposent ainsi une intervention proprement politique, qui soit capable d’évaluer constamment la relation entre ses coûts (notamment son empreinte écologique) et ses bénéfices, pour les soustraire à la logique exclusive de la rentabilité et du marché.