In viro veritas, Qui aurait dit que ce serait dans l’épreuve de l’épidémie de Covid 19 que l’Europe jouerait sa peau ? Que Jacques Delors, comme la statue du commandeur, ou Mario Draghi, comme l’ancien commandant du vaisseau amiral de la Banque centrale, sonneraient tous deux le tocsin : l’Union européenne est en danger de mort !

Les pays du Sud depuis la création du système monétaire européen, puis de la zone euro, s’étaient déjà fait remarquer pour n’être pas particulièrement économes. Si l’on supprime les barrières douanières, les frontières des marchandises dans un marché commun, cela profite à chacun – enfin, surtout à ceux qui sont les meilleurs commerçants. Et les vaches continueront à être bien gardées On ne mélangera pas les torchons et les serviettes. Chacun ayant sa monnaie, les cigales qui chantent tout l’été se trouveront dévaluées quand l’hiver sera venu.

Mais quand on se décide à faire une monnaie unique cela devient plus sérieux. Il faut que chacun chez soi et pour soi gère ses affaires, que son déficit et ses dettes ne dépassent pas les critères de Maastricht (3 % de la richesse créée et 60 % d’endettement dans la durée). Rapidement les pays du Nord, les fourmis, la Nouvelle Ligue Hanséatique (pour ceux qui aiment l’histoire) ont taxé ceux du Sud de « Club Med », lesquels le leur ont bien rendu en les baptisant en retour de « Club des Radins ». D’autant que les nouveaux arrivant de l’Est depuis 1990, partis de bien plus bas, étaient beaucoup plus disciplinés. Ils auraient pu se regarder en chiens de faïence longtemps, et l’Europe aurait poursuivi son train-train des nations avec leur pré-carré, le droit de veto au Conseil européen qui bloque.

Seulement voilà, la crise financière de 2008-2009 est arrivée, et ces beaux principes d’économies ont volé en éclats chez les banquiers. Chut, chut, chut ! Il ne fallait pas que ça se sache, pour ne pas désespérer Copenhague, Oslo et Vienne. Le fait est que la Banque centrale européenne a commencé ses achats « sur le marché » des dettes des États (on les appelle les « bons du Trésor », joli nom pour un panier percé juste ce qu’il faut). Elle a nommé cela dans le langage impayable de son Président Jean-Claude Trichet (nom providentiel car vite les Nordiques ont prétendu qu’on entendait le verbe « tricher ») des « moyens non conventionnels ». Mais comme chacun continuait à emprunter sur sa bonne mine, bien que l’on partageât la même monnaie dans l’Euroland, les cigales devaient emprunter à des taux de plus en plus élevés. Tant et si bien que les Grecs faillirent faire banqueroute et être sortis de la zone Euro en 2010-2012. Et alors, et alors ? Zoro Draghi est arrivé avec sa banque et ses grands moyens. La spéculation contre l’euro s’est enfuie.

Régulièrement mis en minorité au sein du Directoire de la BCE, les faucons de la Bundesbank ont dû s’incliner. Thilo Sarrazin, membre du SPD, démissionne en raison du scandale que suscite son best-seller L’Allemagne disparaît, sur le thème de l’invasion musulmane (même tabac que « Le grand remplacement » chez nous de Renaud Camus), mais la même année, il écrit un autre pamphlet L’Allemagne n’a pas besoin de l’Euro. Ainsi naît Alternative Für Deutschland, en réponse à Angela Merkel qui avait justifié l’aide à la Grèce. La crise politique s’estompe. La fange idéologique s’épaissit.

Mais l’Europe continue de languir, son économie est poussive. Les mesures « non conventionnelles » deviennent la règle. Le Brexit n’arrange rien. Contrairement au pari britannique, les États ne se divisent pas, face au danger d’une Europe Bazar à la carte, ils serrent les rangs, ce qui incite les puristes de l’austérité à la prudence dans leurs remontrances sempiternelles à l’égard des dispendieux membres du Club Med. La parenthèse des rachats de leurs créances douteuses semble s’estomper.

Patatras pour eux, l’épidémie de Covid 19 frappe plus fortement les membres du Club Med, qui demandent alors la solidarité, c’est-à-dire des sous, mais pas seulement un énième prêt. On change de braquet. Ce qui veut dire sortir des Traités qui excluent des aides hors des cadres réguliers (les Fonds structurels, ou bien emprunter auprès du MES, Mécanisme Européen de Solidarité, qui avait été créé en 2012 après la crise grecque).

Les pays latins ne veulent pas de la sauce hollandaise, même au sein du MES. Au reste les déficits se creusent avec les dégâts du virus et les vertueux radins sont touchés à leur tour. La crise est systémique. Les commerçants prospères du Nord font 75 % de leur commerce avec les autres pays de l’Union. Gare à l’embolie générale. Alors l’Allemagne cède la première et le front de la mauvaise humeur autrichienne, danoise, suédoise et hollandaise doit accepter l’impensable : les aides aux pays dévastés par le Covid 19 seront gérées par la Commission, les deux tiers des aides seront des dons sans contrepartie, le reste des prêts garantis par l’Union. Tout cet argent – il y en a pour 1 300 milliards – sera financé par des emprunts levés directement par l’Union européenne. Le budget européen va augmenter d’autant. Mais surtout : l’Europe se dote d’un vrai budget. C’est-à-dire qu’elle peut faire du déficit et le financer.

Changement de braquet, effet de cliquet. Mine de rien, car les gens avaient trop la tête dans le virus pour y prêter attention, il s’est produit ce qu’avait préparé la Banque centrale depuis 2009 : un sérieux pas vers un fédéralisme pratique. Ce n’est pas encore gravé dans le marbre des Traités, mais c’est devenu réalité. Une sérieuse bifurcation. Le verrou contre un retour au droit de veto des « radins », c’est l’énormité des déficits et des dettes contractées.

L’Europe était dans les choux, personne n’osait proférer le mot de fédéralisme en ces temps où l’on se bat aux extrêmes pour mettre de la Nation, de la souveraineté à toutes les sauces, même les plus rances. Avec beaucoup plus d’argent au pot, on a ré-entendu une musique classique (symphonie numéro trois en Keynes majeur) et même une première, un concerto en Revenu universel. Il était temps. Les discussions de marchands de tapis au Conseil européen ne sont pas finies. Mais elles risquent de devenir plus excitantes qu’avant.

Une amie m’a envoyé une carte postale amusante. Le souvenir d’un dîner à New York entre le Président Jefferson de États-Unis naissant, Madison et Hamilton (le grand argentier). Ce soir-là se décida la création d’une capitale, Washington, et un énorme emprunt d’État. On a parlé de moment hamiltonien : les 13 provinces qui s’étaient confédérées pour se libérer des Britanniques venaient de décider de devenir un début de fédération. Trois quarts de siècle plus tard, au sortir de la terrible guerre civile de Sécession, rebelote. Pour financer les énormes dépenses de la reconstruction, le grand argentier de l’époque a persuadé ses collègues du gouvernement fédéral de faire un énorme emprunt gagé sur une valeur unifiée du dollar. Cette énorme dette achèvera de transformer la fédération américaine et aboutira à l’unification des banques centrales de chacun des États, qui avaient jusqu’alors leurs propres dollars.

Cet épisode des Green Backs donne des idées dont l’Union européenne a trop manqué jusqu’ici. Vive de la dette !

[voir Monnaie]