Au moment même où ils coupaient le circuit des flux économiques et sociaux, les gouvernements de la moitié de la planète suspendaient toute règle budgétaire et se lançaient dans une création monétaire massive. En un clin d’œil, on est passé de la nécessité de réduire la dette publique à l’urgence de promouvoir son « accroissement1 ». Avant la pandémie, la monnaie était une ressource limitée par les bilans de l’austère comptabilité nationale ; maintenant, elle a été déclarée illimitée. Magie de la monnaie : elle maintient en circulation ceux qui se confinent ou se distancient.

La critique de l’argent nous disait que derrière la monnaie (qui serait toujours fausse) il y aurait un (vrai) substrat : les marchandises qui en portent les signes et l’économie réelle avec ses richesses. En fait, derrière la monnaie il n’y a absolument rien et ce rien est déjà un monde : celui de la confiance et ses conventions, les deux faces d’une même monnaie. La monnaie est créée ex-nihilo, de rien : un jeu de symboles abstraits qui peut être créé ou détruit en pressant une touche de clavier, par le rajout d’une ligne de crédit dans les systèmes comptables d’une banque, notamment d’une banque centrale. Elle est donc une création souveraine (légale), mais doit être socialement validée (confiance). C’est cette confiance qui fait qu’une monnaie est un actif liquide, que tout le monde accepte sans réfléchir.

Roberto Esposito a écrit que la recherche d’une immunité a des effets opposés : la protection de la vie implique sa négation2. Jacques Derrida voyait cette réaction immunitaire dans la guerre sans fin qui suivit les attentats du 11 septembre 2001. En protestant contre le lockdown, Giorgio Agamben a affirmé qu’on ne peut pas « suspendre la vie pour la protéger3 ». Une fois confinés, les corps ne vivraient plus qu’une vie nue. Les affects resteraient prisonniers, même si les cerveaux sont connectés. Sans doute, le confinement est un traumatisme social et individuel tout aussi important que l’angoisse déterminée par la pandémie et le comptage de ses victimes. Il contient aussi de très grands dangers politiques. Ce maintenant imposé par la pandémie n’est-il pas quand même un temps que nous tenons dans la main4 ? De la même manière que les corps enfermés peuvent faire de chaque maison une forêt, ils font vivre et circuler les images de ce maintenant : de balcon à balcon aussi bien que par la multiplication des présences à distance (via les réseaux). Quel rapport y-a-t-il entre les corps et les images et surtout entre tout cela et la création massive et magique de monnaie ?

Gilles Deleuze dit que : « (l)’argent est l’envers de toutes les images que le cinéma montre et monte à l’endroit5 ». L’argent est l’arrière de toutes les images : sans argent, pas de film. En même temps, le montage travaille l’échange des images : la valeur d’une image est une valeur d’échange6 ». C’est ainsi que l’image devient du temps et tombe dans « la malédiction de l’argent » aussi bien que dans « la conspiration de l’échange inégal ». Or, la neuroscience nous dit que les images s’engendrent d’abord dans les viscères et c’est seulement par la suite que nos cerveaux jonglent avec elles, en les transformant « en longs-métrages cérébraux intégrés. Par comparaison, le montage cinématographique est un véritable jeu d’enfants7 ». Les images sont donc totalement corporelles et elles fonctionnent comme « la monnaie universelle de l’esprit ». Avec les images et l’argent, dans le confinement, ce ne sont pas les cerveaux séparés des corps qui se connectent, ce sont les corps avec toute leur production d’affects et donc d’images qui maintiennent la circulation. C’est bien cela qui explique que le cerveau humain est un million de fois plus puissant que l’électronique8.

Si payer vient du latin pacare (pacifier), la monnaie est tout de même traversée par d’innombrables conflits, à commencer par l’interminable débat sur ses origines : évolution du troc pour les uns, création du prince liée au paiement d’un tribut pour les autres. Pour les « horizontalistes », la monnaie c’est le marché, pour les « verticalistes », c’est l’impôt et la dette. Ainsi, la Currency School s’oppose à la Banking School, les quantitativistes aux keynésiens et, juste avant la pandémie, l’orthodoxie néolibérale aux néokeynésiens de la Nouvelle Théorie Monétaire. Vouloir trancher ce débat n’est pas très utile : dès ses origines, la monnaie a toujours été « pile et face », du prince et de la communauté ; d’un côté, les mines et les pillages ; de l’autre, les lettres de change et le crédit commercial. C’est seulement après plusieurs tentatives, que la très récente invention des Banques Centrales nationales a réussi le compromis entre la communauté (des commerçants) et le pouvoir (du prince) : horizontalité et verticalité ont convergé dans la gestion d’une personne fictive qu’aujourd’hui on qualifie de juridique et qui se compose de deux corps : celui qui, in quantum homo, est naturel et mortel et celui qui, in quantum rex, est fictif et immortel. La Banque centrale est bien cette institution qui compose les deux bouts de la création monétaire, pile et face. Mais, la pandémie – aussi bien que la totale perte de confiance en leurs monnaies nationales dans beaucoup de pays – nous montre que cette solution est toujours précaire et sa vertu peut toujours être réduite à la roue de la fortune : pile ou face.

Il faut donc, sans en rester aux deux faces de la même monnaie, rejoindre le fil rouge des luttes qui ont coupé en diagonale ces conflits, contre tous les substrats qui essaient de l’apprivoiser : la terre, le métal, les mines, le souverain, la force militaire ou le travail cristallisé. La question n’est pas qu’auparavant il y avait le commerce et puis le crédit, pas non plus que la dette était première et qu’elle a ensuite été stabilisée dans l’échange. En premier il y a toujours eu les corps, l’économie affective, les stratégies de la monnaie vivante : celle des pauvres qui jettent leurs corps dans les luttes, contre le servage et l’esclavage, contre le racisme et la discipline industrielle, contre la précarité du revenu. Les corps tissent et détissent la mondialisation des réseaux et la virtualité d’un futur ouvert. Sortir de l’urgence signifie transformer urgemment les revenus de l’émergence en revenu de base permanent. C’est là que l’économie rejoint la vie et un critère de sobriété (en finir avec la multiplication des productions dont le but est la création d’emplois) sans lequel l’écologie ne saurait rencontrer la force sociale des corps vivants.

[voir Argent, Europe]

1 Mario Draghi, « We face a war against coronavirus and must mobilise accordingly », Financial Times, 25 mars 2020.

2 Roberto Esposito, Immunitas. Torino, 2002.

3 Giorgio Agamben, « Sta anascendo un nuovo dispotismo e sarà peggiore di quello del passato », interview dans La Verità, 21 avril 2020.

4 Marie José Mondzain & Dominique Quessada, « Pas de Trêve des confiseurs », Diacritik, 4 mai 2020.

5 L’Image-Temps, 1985, Paris, p. 104.

6 Peter Szendy, Le supermarché du visible, 2018, Paris.

7 Antonio Damasio, L’ordre étrange des choses, Paris, 2017. p. 130.

8 Yann Le Cun, Quand la machine apprend, 2019, Paris, p. 81.