Ailleurs partout, film d’Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter

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Le temps suspendu du demandeur d’asile

Ailleurs, partout Film d’Isabelle Ingold et Vivianne Perelmuter

Le film enchaine des images d’emprunt sur lesquelles viennent s’inscrire des mots et se superposer les voix aux accents étrangers. Les images proviennent de caméras de surveillance. Les images qui défilent sont des boulevards, des autoroutes, des aires de parkings, en gris et noir, éclairés par des projecteurs qui chassent les ombres. Les humains ne se pressent pas sur les routes à ces heures avancées de la nuit. Il n’y a que les voitures pour traverser les villes, à l’exception d’un ou deux passants. Des paysages de montagne isolés prennent le relais. La pluie est récurrente. Dans la même veine, des champs de foire, des stations-services, des fastfoods désertés, où le personnel en attente du client somnole, regarde les images de la vidéosurveillance ou des flashs infos/pubs. Le cercle de l’ennui, les absorbe. Des images de villes au loin, clignotent. Il y a aussi des images en couleur que la pixellisation excessive transforme en peintures abstraites.

La bande-son est le menu fil autobiographique et subjectif qui court sur les images anonymes. On y entend le persan parlé par Shirin, le DA1, et par sa mère, l’anglais de l’officier de protection, le français de la narratrice. D’un côté, les modulations des voix, les tonalités des sentiments, les rires et les silences, de l’autre la voix monocorde de celui qui instruit de dossier du DA. Enfin une voix féminine qui raconte les raisons de ce film : la métamorphose de Shirin entre le moment où les réalisatrices le rencontrent dans un camp en Grèce et le moment où elles le retrouvent en Angleterre. Le jeune homme joyeux, confiant, traversant les difficultés avec une relative bonhommie, s’est assombri. Arrivé dans ce pays européen anglophone où il a déposé sa demande d’asile, ses états d’âmes se sont obscurcis comme la lumière lavée par la pluie. Il n’a plus le droit de travailler, il n’a pas d’amis, il ne fait plus rien que regarder internet, la nuit, pour dormir le jour afin que la journée passe plus vite, dit-il.

Pourquoi ces images de villes, alors que Shirin est sans doute sur des sites persans, chatte avec d’anciens camarades, se connecte sur des sites de rencontres et regarde des séries ? Il est peut-être en Iran, en Grèce, sur la côte ouest des USA et regarde des couchers de soleil ?

Les images qu’ont choisies de nous montrer les réalisatrices n’ont rien à voir avec Shirin – qui n’est pas son vrai nom. Le film ne révèle pas son identité civile. Le vrai n’est le propos, (le vrai se retourne contre vous quand vous l’exprimez dit-il), narrer l’histoire particulière du jeune homme n’est pas le propos. Alors quoi ? Pourquoi ces images glauques de villes désertes, prises de vue lointaine, prises de vue rapprochée mais illisibles, entrecroisées de paysages tristes, battus par les vents et la pluie.

De la ville refuge à l’urbain

Le choix des images est très ciblé. La cible est l’urbain ; les prises de vue sont nocturnes, enregistrées par une caméra sans caméraman pour diriger les prises de vue ; tout est « tourné en extérieur », la sélection s’est portée sur les espace publics. Cette option est très exclusive : pas de rassemblements festifs, pas de bars ni d’activités que la morale réprouve, pas de débauche, pas de vie nocturne. Non plus d’images touristiques, non plus de photos de vacances, ( sinon à la fin), non plus d’extraits de films. La ville d’ « Ailleurs, partout » ne ressemble pas à la ville-la-nuit chère à Luc Gwiazdzinski2, comme aux travaux de son maitre Henri Lefebvre qui a étudié et fait connaitre la multiplication des rythmes urbains et leurs manifestations visuelles, sonores olfactives tout au long de journée et de la nuit, entrainant une grande variété de comportements citadins3.

La ville que les réalisatrices ont décidé de montrer est également loin, philosophiquement et anthropologiquement, des villes-refuges dont Daniel Payot dans son livre éponyme explore l’existence. Se référant à Levinas4, il nous rappelle que dans la tradition juive la ville-refuge a un devoir d’accueil et d’hospitalité. Dans ces villes du Proche Orient, l’étranger devait pouvoir bénéficier de justice et de sécurité, demeurer en exil. Cette dimension de la ville s’est éteinte sinon de façon mythique, tout au plus pourrait-elle devenir un refuge postmoderne des penseurs et architectes nostalgiques. Pourtant le rêve d’une immanence communautaire existe toujours, mais un rêve que déchire la réalité des villes aujourd’hui en devenant le lieu d’inégalités, contradictions, de conflits meurtriers. « La ville », n’existe plus que comme centre-ville distinct de ses banlieues et même pas puisque son cœur est devenu un musée. La ville n’existe plus que comme agglomération dont la spatialité est « saturée d’insignifiance » ; « la ville tendanciellement n’est plus habitée, ou alors elle ne l’est plus que par ceux dont la condition sociale est de faire circuler, entre les murs de la nouvelle province, les signes d’un fonctionnement général dont l’efficacité est ailleurs – ou nulle part, ou partout : cette province-là ne se différencie d’aucune capitale, elle ne fait qu’offrir une représentation de soi à un capital..5 ». Autrement dit par Thierry Paquot la ville est submergée par l’urbain, par un étalement qui polarise les fonctions de l’habiter, du circuler, du produire, laissant entre eux de grands vides. Dans cet urbanisme diffus, les caméras de surveillance jouent le rôle de gardien, et assurent la sécurité précédemment induite de la définition de la ville que les remparts protégeaient des dangers extérieurs. Si les boulevards, les cités, les aéroports, les entrepôts, les zones industrielles et commerciales se multiplient à l’identique, au point que les architectures des uns sont les images des autres, les images enregistrées par les caméras de surveillance sont un triste reflet de la réalité urbaine. Même si elles ne sont pas toute la réalité et que des différences s’introduisent dans la répétition des modèles. Elles indiquent une tendance indéniable. Quel accueil ces villes urbanisées offrent-t-elles aux étrangers, s’il n’y a plus de ville en mesure d’offrir l’hospitalité ? On le sait : ce sont des camps, des passages, des ponts, des quais, des places d’où ils sont systématiquement chassés par les forces de l’ordre parce qu’ils perturbent des espaces qui n’ont pas pour fonction d’être partagés mais sont réservés à la promenade, à la circulation et beaucoup à la consommation. L’asile n’est plus impliqué dans la forme de la cité, il est du ressort de la loi, qui en a affecté la responsabilité à des administrations.

Le Centre d’Accueil du Demandeur d’Asile

La vidéosurveillance s’est banalisée avec la multiplication des moniteurs, la sophistication des systèmes d’installation, la dématérialisation des supports d’enregistrements, les connexions sans fils etc. etc. La technologie inventée à des fins militaires s’est imposée dans la vie civile où le contrôle est devenu est un paramètre du bien vivre public et privé. Dans ce contexte, le choix des images du film n’a rien d’aléatoire ni d’anodin puisque les voies terrestres et maritimes suivies par les migrants, les frontières qu’ils essayent de traverser, les camps dans lesquels ils sont envoyés, sont surveillés vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Parcours, fiches signalétiques, empreintes des migrants suivent la même logique que celle des enregistrements par les vidéos de surveillance, qui couvrent leurs déplacements. Deux aspects d’une même logique renseigner et contrôler. Procédure qui les accompagne jusque dans les CADA, Centre d’Accueil des Demandeurs d’Asile, d’anciens foyers de jeunes travailleurs recyclés mais pas toujours rénovés, ou de nouveaux bâtiments formant un ensemble clos de grillage, plus ou moins carcéral selon les pays. Les vidéos sont à l’entrée du terrain, à l’accueil, dans les couloirs. Les hébergements sont attribués au DA au moment de son enregistrement, en même temps que l’ouverture de droits sociaux (effective après trois mois, selon une récente décision) et l’attribution d’une allocation temporaire d’attente dont (le montant varie selon que le DA bénéficie ou pas d’un logement). Celle-ci ne sera versée que si le DA accepte l’hébergement. Quand le DA est envoyé en province, il est sommé d’accepter et ne doit pas quitter le département durant toute la procédure d’asile qui dure d’un à deux ans voire plus. En cas d’opposition il perd l’allocation et doit s’enquérir d’une autre adresse, toujours dans le même département où il a été affecté. Sans adresse valide c’est-à-dire octroyée par l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration (établissement public administratif sous tutelle du ministère de l’intérieur), le DA ne pourra pas renouveler son attestation de demandeur d’asile, et rejoindra le flot des sans-papiers, possiblement envoyés en Centre de Rétention Administrative, en cas de contrôle dans l’espace public. Autre contrainte, si le DA ne s’est pas présenté à l’hébergement dans les cinq jours suivant son affection, il sera radié, et perdra le logis, l’allocation, sa domiciliation, la possibilité de renouveler son attestation. Même série de peines s’il s’absente plusieurs jours de sa chambre. Ces restrictions à la mobilité, sont difficilement comprises par les couples d’amoureux qui se sont formés sur la terre d’asile ! L’hospitalité offerte est bordée de contraintes et de sanctions qui malheureusement la transforment en enfermement.

Ces indications adjacentes au film, qui pourraient paraitre superfétatoires, sont la source implicite, invisible de l’humeur atrabilaire de Shirin qui a tant frappé les réalisatrices. Le contexte du parcours du DA avant d’arriver devant l’officier de protection ou du juge et encore après : l’attente de la décision, et un eventuel recours, est très éprouvant en raison des arcanes de la logique administrative, des dead-line, impasses et chausse-trappes qui ponctuent la procédure, et dont l’efficacité est démontrée par le nombre de DA qui chutent et s’expulsent eux-mêmes du fait de ne pas avoir compris. Autre motif d’expulsion des CADA, les débordements caractériels. Certains se sont fait jeter pour s’être mis en colère et s’être battus. Les conditions ne sont vraiment pas non plus favorables aux histoires d’amour, c’est ce que dit Shirin à sa mère ; une liaison aurait été possible, mais ce n’était pas le moment. Il doit se concentrer, d’autres le disent aussi. Se concentrer, ne pas se laisser divertir, contrôler ses émotions, ses déplacements, ses dépenses physique et psychique, se mettre en berne, telles sont les consignes implicites des DA. Ils sont dans un sas ; avant que s’ouvre la porte, ils se terrent6.

Images sons : tonalités sensibles


L’humeur grise est la tonalité générale du film (qui termine quand même sur un happy end). Les images du film traduisent cet état plombé, sans horizon, glauque sans événements si ce n’est ces lueurs de vie qu’amènent les conversations en persan avec la mère. Le film ne raconte pas l’histoire particulière du DA, ni celle d’avant ni celle de maintenant ni celle d’après. Ce n’est ni le temps ni le lieu d’avoir des histoires. Ils et elles qui ont essayé l’ont compris à leurs dépens ; Ils et elles se croyaient protégé.es en demandant l’asile, et n’avaient pas imaginé que les liens qui fortifiaient leur existence leur seraient préjudiciables. Shirin en a eu la prémonition. Il dit à sa mère que l’occasion s’est présentée mais il l’a repoussée. Plus tard.

Le film ne raconte pas d’histoire mais restitue un état psychique, celui d’un jeune dans la situation anxiogène du DA. Et cette restitution représente pas mais génère des sensations avec les moyens du cinéma : image son : médiocrité des images nocturnes, peu précises, trop lointaines ou trop proches, très pixellisées, répétitives, brouillées, grises, mondialisées, (ailleurs partout), couplées de sons impersonnels de la ville, du traitement de texte et de la voix monocorde de l’officier de protection, sur lesquels se détachent les voix de Shirin et de sa mère, voix personnifiées d’êtres sentants et vibrants, communiquant par téléphone leur attachement, leur proximité, leur présence l’un pour l’autre.

Pour ces raisons le film n’est pas vraiment ou pas seulement un documentaire mais une œuvre plastique. Produire des émotions plus que des explications, raconter avec les sens plus qu’avec les mots, exploiter la part sensible des mots écrits ou parlés, jouer des tonalités sonores, restreindre à dessein la gamme des sons et des couleurs des images vidéos de surveillance font la qualité et la singularité de ce film. Pesanteur et tristesse mais légèreté et espoir. Sur les images enregistrées viennent se greffer les messages en train de s’écrire, l’entretien en train de se dérouler, la conversation du père et la mère en train de se parler. Ce qui est cours est vivant, a un avenir devant lui, tandis que le images ne sont que des données mécaniquement enregistrées.

Deux live se superposent, celui des voix et des messages, celui de la webcam ; le direct des échanges oraux à l’OFPRA, entre mère et fils d’une part et le direct d’un enregistrement visuel sans sujet d’autre part ; le premier compte pour les personnes, le second n’a pas de destinataire, n’est pas un signifiant, il ne signifie rien c’est pourquoi il est si pesant. Il est surtout matière à manipulations. C’est la raison pour laquelle il va disparaitre à la fin, chassé par le long travelling des quais jusqu’à l’embouchure du port qui ouvre le passage. Le temps peut s’écouler et la vie reprendre son cours, les couleurs font reculer le noir et blanc, des tubes sont envoyés et les corps swinguent, la lumière enveloppe le monde.

Gaëtane Lamarche-Vadel

1 Demandeur d’Asile

2 « L. Gwiazdzinski, La Nuit, dernière frontière de la ville  », Rhuthmos, 27 septembre 2016 [en ligne]. https://rhuthmos.eu/spip.php?article1866;  La nuit en question(s), Editions Hermann, 314p. / 2008

3 Henri Lefebvre, Éléments de rythmanalyse, éd. Syllepses , 1992

4 Daniel Payot Des villes-refuges , témoignage et espacement, éditions de l’aube, 1992, p. 66-69

5 Ibid. p.9

6 Un autre documentaire centré également sur ce temps suspendu de l’attente du DA, me miss me, de Gwendolyn Lootens, Lubnan Al Wazny souligne le caractère éprouvant et débilitant du CADA. La version en est un peu différente grâce au film lui-même auquel participe le DA qui devient sujet et acteur, filme l’intérieur du CADA interdit aux étrangers sic !) et en sort lors de ses « permissions » pour en poursuivre le projet à l’extérieur avec les cinéastes.

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