Visions du « commun » du collectif Timbaktu dans l’Andhra Pradesh

Dans les dernières années, l’Inde a mis en place des politiques ambitieuses pour exploiter et utiliser des formes renouvelables d’énergie (hydraulique, éolienne et solaire) dans tout le pays1. Dans l’économie indienne, l’une de celles qui croissent le plus vite au monde, la perspective des renouvelables s’est appuyée sur deux discours qui s’articulent progressivement : la croissance doit acquérir une nouvelle facette « inclusive et durable » ; dans le même temps, elle doit permettre de poursuivre la rapide expansion des industries, des services et des mégalopoles urbaines2. Dans ce discours, le pari sur la croissance verte est considéré comme étant la trajectoire indispensable pour éliminer la pauvreté et engendrer un accès aux bénéfices de la modernité3. En pratique cependant, ces promesses semblent reproduire les contradictions que le « développement globalisé4 » a produites à grande échelle dans les dernières décades.

Les contradictions des méga-projets d’énergie renouvelable

Dans cet article, nous analysons comment l’utilisation des énergies renouvelables en Inde est en passe de changer – ou de maintenir –, le modèle de croissance et de développement inégal qui la caractérise en tant qu’« économie émergente ». Nous examinons avec un œil critique le type de projet social promu par l’expansion des méga-infrastructures de production d’électricité, ainsi que les alternatives proposées par d’autres futurs socio-écologiques pour le pays. Nous nous concentrons sur l’Andhra Pradesh, une région qui connaît les indices de pauvreté et de vulnérabilité climatique les plus élevés du pays, et qui s’est positionnée comme leader pour la promotion de mégaprojets d’énergies renouvelables5.

Concrètement, nous mettons en contraste deux processus (et deux visions du développement) en compétition dans la zone rurale d’Anantapuramu. D’un côté, l’expansion progressive d’installations d’énergie éolienne comme fer de lance de la transformation territoriale par l’industrialisation. De l’autre, les perspectives du Collectif Timbuktu6, une organisation de base qui depuis 1991 travaille avec les communautés locales pour construire un projet social basé sur « les communs », c’est-à-dire, une gestion partagée des ressources et des relations de coopération pour soutenir le territoire7.

Les tensions entre ces deux visions se manifestent à l’occasion de l’implantation de l’énergie éolienne dans l’Aire de Conservation Communautaire Kalpavalli (ACCK). L’ACCK est l’une des initiatives développées par le collectif Timbaktu pour restaurer les terres communales « improductives » et les transformer en un bassin reboisé qui puisse offrir des alternatives de subsistance à la population locale. Comme nous le démontrerons, les tensions générées par le projet éolien à l’intérieur de l’ACCK ne représentent pas un thème isolé, mais le point de départ d’un débat beaucoup plus large sur la manière dont les questions énergétiques et climatiques sont comprises et abordées dans différents projets régionaux. À partir de cette perspective contrastée, nous cherchons à introduire un regard critique dans le débat apparemment neutre sur les énergies renouvelables. Nous soutenons que l’existence de différentes formes de compréhension des relations éco-sociales politise le débat sur la durabilité et configure des futurs sociaux alternatifs, y compris ceux liés à l’énergie.

Les processus d’« industrialisation verte »

Depuis l’année 2010, le district d’Anantapumaru a connu une forte impulsion en faveur du développement de méga-infrastructures d’énergie éolienne. L’une des premières fut le projet éolien Nalagonda, qui prévoyait l’installation de plus de soixante grandes turbines sur un espace dix-neuf hectares à l’intérieur de l’ACCK. Or, pendant plus de vingt ans, l’ACCK s’est présentée comme un laboratoire pour traiter les terres contre la sécheresse, restaurer les ressources hydriques de la région, développer l’écologie locale et construire des opportunités de subsistance et de reproduction sociale8.

Bien que le gouvernement ait soutenu le projet de l’ACCK depuis les années 1990, l’aire reboisée a gardé formellement le statut de terre improductive (revenue wasteland). Cela a facilité la vente illégale d’une frange du territoire9 au bénéfice du projet Nalagonda. En Inde, la construction politique du concept de « terres improductives » a facilité d’innombrables cas de privatisation qui transforment les modes de vie agraires tout en promouvant l’expansion industrielle du pays10. En même temps, les vides réglementaires des nouvelles politiques énergétiques ont permis que les méga infrastructures d’énergie renouvelable n’aient pas eu besoin de recourir à des études d’impact environnemental avant leur implantation.

Le changement d’usage d’une frange importante des bois restaurés a entraîné des transformations substantielles du territoire, avec une forte prépondérance industrielle. Le projet éolien ne représentait pas seulement l’installation de turbines, mais aussi l’affectation de quatre mille hectares de terres communales de pâture à la construction de routes, de lignes électriques, d’infrastructures pour les travailleurs temporaires, des puits pour l’adduction d’eau ainsi que des barrières physiques auparavant inexistantes. Même si les compagnies impliquées dans le Projet Nalagonda ont promis des investissements pour la forêt et les communautés, aucune de ces promesses ne se sont concrétisées, et le projet socio-écologique de l’ACCK s’en est trouvé affecté.

Progressivement, le projet Nalagonda a attiré de nouveaux investissements qui nécessitent la construction d’un corridor éolien pour fournir en « électricité verte » la zone industrielle de Hindupur. Parallèlement, un processus de privatisation des terres a été conduit pour construire de nouveaux projets : des méga-usines de panneaux solaires, des fabriques d’automobiles et de ciment, des barrages hydrauliques, des complexes résidentiels et hôteliers. Les nouveaux développements ont provoqué des demandes d’eau supplémentaires, tandis que les pressions sur les usages de la terre ont alimenté les cycles négatifs déjà connus de marginalisation rurale et de migrations forcées vers les centres urbains.

Timbaktu, des visions alternatives du futur

Les processus qui se déroulent en Anantapuramu illustrent comment les méga-infrastructures de production d’énergies renouvelables, apparemment neutres, donnent lieu à l’engrenage d’une croissance inégale, en même temps qu’elles diluent les questions politiques de fond : comment sont utilisées les ressources énergétiques, qui les possèdent et au bénéfice de qui ? Dans ce contexte, Timbaktu demeure (et en tant que tel, résiste) un projet collectif qui modifie substantiellement la compréhension de ce que signifie le « développement ». Le collectif Timbaktu continue de produire un projet de vie soutenable à partir du commun, qui fait de la régénération (et par là, la capacité de renouvellement) un élément transversal dans l’autogestion du territoire dans son ensemble.

La stratégie de base de Timbaktu s’appuie sur la création de coopératives d’un nouveau type, non lucratives, pour réhabiliter le tissu écologique et construire des réseaux de solidarité et d’inclusion sociale. Au-delà de la récupération d’un territoire dégradé (à travers la « Coopérative de planteurs d’arbres et d’entretien communautaire de la forêt de Kalpavalli »), le collectif Timbaktu a impulsé la régénération des systèmes d’agriculture locaux. Pour cela, il a protégé les semences traditionnelles, et a promu la production, la consommation et la commercialisation de graines biologiques résistantes à la sécheresse (Cooperative Dharani). Le projet Dharani se base sur le principe de la souveraineté alimentaire : il soutient les petits agriculteurs pour renouveler la fertilité des terres qui nourrissent leurs familles et leurs animaux, en même temps qu’il génère une force collective pour commercialiser les produits sur les marchés bio du sud de l’Inde.

Timbaktu, qui fonctionne grâce à des panneaux solaires décentralisés, a également créé des systèmes d’appui juridique et des coopératives de crédit alternatif pour les femmes (Federation Mahasakthi), lesquelles partagent des ressources financières et promeuvent un projet « genré » qui rompt avec les inégalités structurelles entre membres des communautés rurales. De la même manière, le collectif a créé de multiples projets d’inclusion sociale pour les handicapés (programme Militha) et un système d’éducation de base qui facilite de nouvelles formes d’apprentissage et de soin du territoire (École de la Nature).

Parmi les multiples dimensions couvertes par ce collectif écologico-social, les questions énergétiques et climatiques sont abordées comme des sujets transversaux et non comme des thèmes isolés à gérer de manière technico-économique. Comment se nourrir avec les ressources locales régénérées ? Comment affronter les sécheresses ou les éviter grâce au développement de connaissances et de pratiques locales ? Comment promouvoir une agriculture sans intrants pétroliers ? Combien d’électricité est nécessaire et comment la produire ? Comment éviter la migration persistante vers les villes ? Quel rôle jouent l’éducation et les coopératives pour favoriser ces pratiques vertueuses ? Voilà quelques-unes des interrogations clé qui constituent le fondement de Timbaktu.

L’efficacité politique des communs

Depuis deux décennies de travail et de production de connaissance collective, l’approche de Timbaktu a prouvé être plus efficace que les initiatives lancées depuis l’État et les agents du capital privé11. Sans doute, l’expansion industrielle dans la région a représenté un revers pour les efforts déployés par Timbaktu. En ce sens, les défis pour soutenir le projet collectif sont avant tout politiques12. À l’heure actuelle, la récupération et la régénération des communs dans leur dimension écologique impliquent de renforcer la trame sociale qui a permis d’initier et de maintenir ces processus. Les communautés qui aujourd’hui travaillent au sein du projet Timbaktu s’affrontent au défi de conserver et renforcer les liens territoriaux et politiques ainsi que les espaces de participation qui permettent de défendre le projet d’un futur commun. La socialisation et la mise en visibilité de l’expérience de Timbaktu représentent aussi une graine pour impulser l’autogestion communautaire dans l’ensemble des territoires ruraux sous d’autres latitudes dans le monde.

Traduit de l’espagnol par Anne Querrien

Pour en savoir plus :

Collectif Timbaktu, www.timbaktu.org

1 Un des compromis clé allant dans ce sens consiste dans l’objectif de produire 175 GW d’électricité à partir de ressources renouvelables en 2022.

2 Commission du Plan, 2012. Il est important de souligner que l’expansion des renouvelables en Inde s’accompagne d’une expansion parallèle de l’exploitation des ressources fossiles (spécialement le charbon) et nucléaires. Et même, dans le cadre du discours sur la croissance « durable » l’utilisation du charbon est cataloguée d’activité « respectueuse du milieu ambiant » (cf. Ministry of Coal, India : www.coal.nic.in/content/coal-indian-energy-choice).

3 Bhuchar, P., « India’s climate pledge rests on green growth story », The Guardian, 21 octobre 2015, www.theguardian.com/environment/2015/oct/21/indias-climatepledge-rests-on-green-growth-story

4 Shrivastava, A., et A. Kothari, A., Churning the Earth: the making of global India, NewDelhi, Penguin India.

5 Waradpande, A., « Andhra Pradesh releases status of renewable energy installations », Pv Magazine, 8 février 2018, www.pv-magazine-india.com/2018/02/08/andhra-pradesh-releasesstatus-of-renewable-energy-installations/

6 Timbaktu signifie « Là où la terre rencontre le ciel ».

7 Ostrom, E., Governing the commons: the evolution of institutions for collective action. Cambridge, Cambridge University Press, 1990 ; Bollier, D., Commoning as a transformative social paradigm. Du Blog, David Bollier, News and Perspectives on the Commons, www.bollier.org/ blog/commoning-transformative-socialparadigm

8 Gupta, L., « Land grabbing issue and its impacts in Kalpavalli forest of Anantpur District, Andhra Pradesh », Rapport soumis à la Society For The Promotion Of Wastelands Development. New Delhi, 2012.

9 Dans le cadre juridique de l’Inde, il est prévu que l’Etat peut mettre en concession les « terres improductives » mais ne peut pas les vendre.

10 Baka, J., « The political construction of Wasteland: governmentality, land acquisition and social inequality in South India », Development and Change, (44) 2, p. 409-428, 2013.

11 Ostrom, E., Governing the commons: the evolution of institutions for collective action, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.

12 De Angelis, M., « Relections on alternatives, commons and communities or building a new world from the bottom up », The Commoner (6), hiver 2003, p. 1-14.