Mineure 60. Le Caire, cultures indociles

La Cimathèque, centre alternatif du film

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La Cimathèque, centre alternatif du film est un lieu multi-fonctionnel situé au cœur du centre-ville du Caire. Créée dans le but de fournir un espace de coopération, de recherche et de mise en réseau aux cinéphiles et aux cinéastes, la Cimathèque, aménagée dans trois appartements, espère soutenir une communauté d’individus habités d’un même esprit qui à travers le temps contribueront à former l’infrastructure d’une industrie alternative du film en Égypte.

 

Ressurgir du passé

Alors que l’Égypte possède une longue tradition cinématographique[1] et d’excellents centres de formation, les fondations sur lesquelles a été construite l’industrie du film sont extrêmement fragiles, précarisées par des années de négligence, de corruption et un manque d’ambition pour un art profondément aimé par la population.

L’idée de la Cimathèque est née lorsqu’en 2009 des jeunes cinéastes tentaient de réaliser leur premier long-métrage : « Dans les Derniers Jours de la Ville[2] ». Conscients qu’ils ne pourraient pas produire le film dont ils rêvaient dans le cadre conventionnel de l’industrie commerciale du film en Égypte, ils ont monté une société de production indépendante (Zero Production) qui est très vite devenue un lieu de ralliement pour nombre de jeunes cinéastes qui n’avaient pas d’espace où se retrouver, voulaient partager leurs idées et trouver des soutiens techniques pour leurs propres projets. En quelques mois, tant de jeunes venaient utiliser ce nouveau lieu qu’il devenait impossible de travailler sur le projet du long-métrage.

 

L’équipe de Zero Production a senti qu’il était indispensable de créer une Cimathèque, c’est-à-dire un pôle pour que l’ensemble des amoureux du cinéma au Caire puisse se rencontrer. Il a été imaginé au départ comme un lieu ouvert où tous pouvaient organiser des projections ad hoc. Avec la révolution, le projet d’un réel lieu de création s’amplifia. Il se concrétisa dans l’urgence vécue par tous à l’époque d’établir une situation de facto, de s’approprier au plus vite de nouveaux espaces afin d’imposer une nouvelle réalité physique de la scène culturelle locale indépendante. Comme d’autres initiatives qui fleurissaient à ce moment-là, la Cimathèque a cherché dès sa conception à expérimenter tout en se développant, que ce soit au niveau de ses choix de contenu, de ses prises de positions stratégiques ou de sa forme d’organisation.

 

Petit à petit l’équipe s’est étoffée, le fonctionnement et les mécanismes de décisions se sont structurés autour du concept de cellule ; il y a en a plusieurs, chacune d’elles est plus ou moins large et pérenne, selon les besoins, les décisions, les responsabilités respectives ; entre elles il n’y a pas de caractère hiérarchique. Le projet est devenu indépendant de Zero Production, la société de production d’origine, mais ses co-fondateurs sont restés membres de l’équipe de la Cimathèque et développent ce nouveau projet aux cotés d’une équipe de jeunes et moins jeunes aux parcours et compétences diverses.

 

À l’heure actuelle la Cimathèque se compose d’une équipe d’environ 10 personnes qui ont contribué la construction d’un lieu de 400 m2 comprenant un café, une salle de projection high-tech équipée en DCP, 35mm, 16mm, 8mm et Dolby Surround pour montrer des films rarement présentés à un public assoiffé d’expériences filmiques nouvelles, d’un espace pour accueillir des ateliers de formation de professionnels, ainsi que d’un laboratoire analogique manuel de développement de films, le seul de cette espèce dans le pays, dans l’espoir de faire perdurer une forme de création perdue, abandonnée ces dernières années pour une production digitale à moindres coûts.

 

Et notre premier objectif de préserver l’histoire et le patrimoine cinématographique dans le climat actuel de leur déconstruction se concrétisa par l’idée de réserver une ou deux salles de la Cimathèque pour l’archivage dans la volonté constante de préserver le plus humainement possible ce qui reste du récent passé conflictuel.

 

Vieux dossiers et cartons de dons de matériels, retirages numériques de films ou bibliothèques entières sur l’histoire du cinéma égyptien surchargèrent vite le petit espace : l’offre excède la demande mais notre permanente volonté d’archivage se maintient. Un scanner pour aider à la numérisation des films fut commandé à des partenaires à Berlin et une active petite équipe commença à trier et classer les archives pour libérer les mémoires qu’elles renferment.

 

Contre la nostalgie : construire un centre « alternatif » d’archives

Le mouvement de ces récentes années visant à dépasser le traitement des archives, conçues comme des tombes sacrées ou comme des témoins non biaisés de l’histoire, est un des ressorts fondateurs de la collecte des films à la Cimathèque. Si beaucoup de choses ont déjà été dites et organisées autour de cette conception, elle reste encore à être développée dans une Égypte où l’accessibilité aux archives de films est difficile, soumise au contrôle des services de l’État, ce qui amplifie l’incompréhension de leurs utilités et leurs usages : l’archivage semble devoir obéir à une autorité morale et être la plupart du temps quelque chose d’ennuyeux.

Ces idées déconsidèrent les archives cinéma alors que celles-ci représentent des traces ou des fragments indispensables à la remise en cause d’une mémoire instituée plutôt que des preuves irréfutables d’un quelconque événement. La vision d’archives ressenties comme ennuyeuses dissuade aussi les gens d’entrer dans un tel lieu ou de contribuer de façon substantielle à leur développement et leur fait craindre qu’elles remettent en cause leurs propres histoires personnelles face à une institution draconienne.

 

Construire des archives quelque part exige une détermination supplémentaire, non seulement à cause des nécessités pratiques de trouver des fonds adéquats, de faire des expertises, ou d’affiner des politiques de préservation ou d’acquisition par exemple, mais parce que cela demande la foi de croire qu’il y aura toujours un public pour l’archive. Que le travail continuera de survivre au-delà des mouvements sociaux, culturels ou politiques et des hasards conjecturels.

Aussi, si les archives donnent des possibilités de lire ou relire les histoires de différentes façons, elles communiquent implicitement aussi le sens de l’absurde, de la vanité qui hante in fine la logique de l’archive.

 

En même temps, nous sommes confrontés au quotidien à la triste réalité que la dissémination des différents types d’images et leurs rôles dans la fabrication des mythes par des adeptes de vérités diverses renforce l’urgence de développer un espace d’archives accessible aux publics. Présenter une diversité de voix et de discours est très important en Égypte, sinon urgentissime.

 

Il n’y a pratiquement pas de pouvoir politique sans contrôle des archives et de la mémoire de sorte que toute poussée démocratique continuera d’être freinée par le manque d’accès et de participation aux processus d’archivage, à leurs contenus et modes d’interprétation.

 

Aussi, si on peut débattre de la définition des archives et de leur fonctionnalité, elles sont en un sens l’incarnation même d’un héritage culturel qui doit être ouvert à l’examen. C’est bien sûr spécialement vrai des archives visuelles en Égypte où les images portent en elles tant de poids et où les politiques de représentation et d’appropriation rentrent continuellement dans le jeu quotidien des journaux et des télés.

 

Le rôle de ces documents appartenant à la culture visuelle est encore plus important sous un gouvernement paternaliste qui se présente et présente ses citoyens comme entretenant une adulation superficielle au passé reconstruit et à un futur imaginaire – la nostalgie en tant que construction peut être une manière de rébellion silencieuse contre le pouvoir, mais utilisée par ce dernier, elle devient un outil dangereux d’asservissement sans liberté d’expression ni de dialogue.

 

Ces problématiques sont au cœur de la programmation basée sur l’histoire des films et l’archivage entrepris par l’équipe de la Cimathèque. Ceci dans la volonté de donner voix à des mémoires périphériques et à des matériaux produits aux marges de la société.

 

L’expérience de « Revisiting Memory »

Les récits historiques et le concept d’archive sont contestés en Égypte. Aussi, le but de « Revisiter la mémoire » est-il de réinterroger les questions de propriété et d’interprétation de la mémoire collective à travers un large éventail de matériaux et de formats de façon critique.

 

Le projet s’appuie sur des pièces présentes dans la collection d’archives de la Cimathèque ainsi que sur un grand nombre d’autres sources. Nous nous concentrons sur des images produites dans le cadre du cinéma commercial égyptien, de spots publicitaires, d’actualités et d’autres medium. Des documents créés par des acteurs plus marginaux de la société, véhiculant des sens différents, sont aussi explorés : séquences d’amateurs, home vidéos, films indépendants des structures d’État, rush ou inédits de documentaires ou d’actualités etc. On espère que l’inclusion des divers langages et esthétiques favorisera une vision alternative et une lecture non conventionnelle du passé.

 

Parallèlement, des débats aideront à prendre en compte les enjeux pratiques sous-jacents à la construction d’une archive, la préservation de films et leur accessibilité au public. Ce média étant par essence fragile, les films devront être diffusés dans de multiples formats : 8, 16 ou 35 mm analogiques, Betacam, VHS, DVD et autres formats digitaux. À propos de notre héritage visuel collectif, il importe à nos yeux de retracer les changements physiques subis par le patrimoine culturel égyptien c’est-à-dire les façons dont certaines œuvres ont bougé de copie en copie, parfois ont été détruites en étant dupliquées sous une autre forme (que ce soit par négligence ou manque de conscience). Les œuvres qui ont refusé de s’effacer et comme par magie ont survécu aux ravages du temps feront aussi partie de nos débats.

 

Nous espérons que cette approche plutôt subjective mais nécessaire à la présentation des archives mettra en évidence les manières directes et indirectes par lesquelles le pouvoir construit et manipule mémoire et nostalgie et que ce programme nous permettra au contraire de remettre en cause les conceptions dominantes sur l’histoire, l’identité et les rapports du citoyen à sa société.

Donner voix à ces mémoires périphériques conduira à prendre en considération à quel point les actes de souvenance et d’oubli caractérisent les relations d’une société à son passé, sont une réponse collective aux traumatismes ou une interprétation par les gouvernements et les pouvoirs institués. Des sons et des images disparaissent soudain ou sont volontairement cachés : nous espérons que de revisiter les archives permettra de redécouvrir des vérités perdues mais surtout de montrer la fragilité de la mémoire.

 

S’estomper dans le noir

Après bien des années de tâtonnements et d’erreurs pour une inlassable construction d’un espace qui prenne en compte les nombreux besoins de la scène locale du film, la Cimathèque est finalement prête à ouvrir. Par hasard (et certainement pas parce que nous l’avions prévu), l’espace va ouvrir ses portes avec le programme Revisiting Memory, un projet qui soulève beaucoup de questions autour de l’histoire et du problème des archives, mais ne (et ne prétend pas) propose pas des réponses.

L’anxiété est naturelle dans ces moments : une ouverture attendue si longtemps après une si difficile et parfois problématique mise en œuvre. Nous n’ignorons pas que la présentation d’une telle programmation peut amener de multiples incompréhensions ; à propos de l’identité de notre lieu, que dirons-nous ou ne dirons-nous pas de l’état des choses actuelles et de la nature même de notre archivage ?

 

Malgré tout, nous espérons profondément que le public répondra à l’enthousiasme de l’équipe de la Cimathèque de présenter de cette façon les archives de films : car quiconque, n’importe quelle institution peut archiver et préserver, avec les compétences et expertises nécessaires, mais leur interprétation est une entreprise beaucoup plus importante et plus risquée. Nous invitons le public à visiter cet espace et à s’engager avec nous dans l’expérimentation et l’examen d’encore plus d’idées pour l’avenir.

 

Traduction Thierry Baudoin

 

[1]     L’Égypte a été le premier pays du monde arabe à produire des films dès les années 1920. L’industrie et la commercialisation des films y étaient florissantes de 1930 à 1980.

[2]     Tamer El Saïd, In the last days of the city, « Dans les Derniers Jours de la Ville », Zero Production Autonomous Limited, 2015.