La crise environnementale n’épargne personne. Elle s’étend au monde entier : l’air n’est pas plus pur sur les sommets de l’Himalaya qu’en haut de la tour Eiffel. Mais si la crise est globale, ses effets et ses menaces sont très inégalement répartis. C’est vrai à l’intérieur de chaque pays. Ce sont les groupes sociaux les plus défavorisés qui vivent dans les environnements les plus dégradés, à proximité d’un aéroport ou d’usines polluantes. Ils n’ont généralement pas les moyens (pas plus financiers que politiques) de s’opposer avec succès à l’implantation de dépôts de déchets toxiques. La même polarité entre riches et pauvres, groupes ou nations culturellement dominantes et dominées, se retrouve entre les pays du Nord et les pays du Sud. Ceux-ci ont leurs problèmes environnementaux propres (liés au climat, mais tout autant à la dégradation de sols qui ont été soumis à une exploitation coloniale[1]), et, en plus, ils ne servent que trop souvent de poubelles aux pays du Nord. Comme l’écrit un environnementaliste américain, Dale Jamieson, au niveau national comme au niveau international, « les pauvres – ou les plus défavorisés – souffrent de façon disproportionnée d’une pollution environnementale qui est produite par la société dans son ensemble »[2].
Recentrer socialement les questions environnementales
Ces inégalités écologiques et la polarisation de leur répartition devraient avoir pour conséquence, semble-t-il, que les groupes sociaux ou les nations les plus défavorisés aient particulièrement à cœur de résoudre les problèmes environnementaux et s’engagent activement dans cette voie. Et il est vrai que s’est développé, aux Etats-Unis, dans les années 1980, un mouvement de « Justice environnementale » qui a réuni les groupes menacés dans une lutte contre ces inégalités, et dans un combat pour avoir accès aux décisions politiques dont elles sont les conséquences (répartition des déchets et des pollutions)[3]. Mais c’est beaucoup moins vrai au niveau global. Les pays du Sud (du moins leurs dirigeants) ont tendance à dénoncer le souci environnemental comme un luxe de riches qui ne concerne pas les pauvres, voire comme un complot des pays du Nord pour empêcher le développement des pays du Sud.
Pour paradoxales qu’elles puissent paraître, ces positions peuvent cependant s’expliquer. Cela tient d’une part à la définition même que l’on donne des problèmes environnementaux, comme le montre la façon dont certaines revendications de minorités, sociales ou culturelles, aux Etats-Unis, contre l’installation, dans leur cadre de vie, de dépôts de déchets, ont mis en question la conception généralement admise de l’environnement, ou de la nature. Les représentants de ces minorités sont allés voir des organisations de défense de la nature, depuis longtemps implantées aux Etats-Unis, comme le Sierra Club, pour obtenir leur soutien. Ces organisations les ont assurés de leur sympathie, mais leur ont signifié qu’elles ne se sentaient pas directement concernées. Et il est vrai que si les questions environnementales sont celles qui concernent la protection de la nature, la préservation d’espaces naturels mis à l’écart d’une intervention humaine trop intensive, une telle conception de l’environnement ne relève pas de la justice environnementale, entendue comme le traitement des inégalités écologiques. Pour en parler, il faut transformer la définition de l’environnement, pour y inclure non seulement les questions d’épuisement ou de surexploitation des ressources naturelles, ainsi que les pollutions diverses, mais surtout pour prendre en considération les effets sociaux de ces questions (les problèmes de santé notamment)[4]. Il faut recentrer socialement ces questions environnementales. Mais, dans une telle redéfinition sociale des problèmes environnementaux, la dimension environnementale (les atteintes à l’environnement naturel) peut être évacuée au profit des seules questions sociales. Comme l’a bien montré Ulrich Beck, les revendications sociales, au XIXe et au XXe siècles, se sont construites autour de l’opposition capital/travail, laissant de côté les questions des risques et des finalités du travail, de même que celles de l’insertion environnementale du social[5]. On comprend que, dans ces conditions, le souci des pays du Sud quant à leur développement (économique et social) puisse occulter la dimension environnementale de leurs problèmes.
Quelle répartition des charges environnementales entre le Nord et le Sud ?
D’autre part, quand on dit que les inégalités environnementales (ou écologiques) concernent la répartition des avantages et des problèmes environnementaux, et que la justice environnementale se définit comme la juste distribution de ces bénéfices et de ces coûts (ou de ce fardeau), ces termes peuvent avoir plusieurs significations. Par « problèmes environnementaux » (dont on envisage la répartition), il faut entendre non seulement les effets négatifs d’un environnement dégradé, mais également les mesures et les contraintes nécessaires pour remédier à cette situation. La question de la justice environnementale devient alors celle de la répartition (entre les individus, les groupes sociaux, les différents pays) des charges (financières et autres) liées aux politiques environnementales (prévention des risques, modifications des pratiques, restauration des environnements dégradés) : qui va payer pour l’environnement et comment cela se fera-t-il ? Or les pays cherchent souvent à se décharger sur d’autres de ce fardeau. Le syndrome NIMBY (Not In My BackYard – Ne déversez pas vos détritus dans mon arrière-cour !) frappe aussi au niveau international. Chaque nation est prête à reconnaître qu’il faut faire face à la crise environnementale – à condition qu’elle n’ait pas à en faire elle-même les frais. Le futur Président Bush a pu ainsi déclarer (au cours d’un débat de la campagne présidentielle de l’année 2000) qu’il n’était pas question que « les États-Unis prennent en charge de nettoyer l’air comme le Traité de Kyoto voulait les forcer à le faire », alors que la Chine et l’Inde en étaient dispensées[6].
Inversement, pour les pays du Sud, la situation est claire : c’est l’industrialisation, massive et ancienne, à laquelle ont procédé les pays du Nord et dont ils ont été bénéficiaires, qui est responsable des aspects principaux de la crise actuelle (pollution de l’air, érosion de la biodiversité, trou dans la couche d’ozone, changement climatique…). Il appartient donc au Nord de prendre en charge les mesures nécessaires, tout en laissant le Sud libre de se développer comme il en a besoin. La crise environnementale apparaît comme le résultat d’une consommation excessive des pays du Nord, dont ils font porter le poids au monde entier[7]. Il appartient donc à eux seuls de réduire leur consommation. L’égoïsme des pays riches se heurte ainsi à la conviction qu’ont les pays du Sud d’être les victimes d’une situation dans laquelle ils n’ont aucune responsabilité.
Il paraît toutefois impossible de s’en tenir à cette position. Les pays du Sud, et particulièrement les pays dits émergents, ceux dont la croissance augmente très rapidement, ne peuvent pas mettre en cause la responsabilité des pays du Nord sans prendre en considération la leur propre : en se lançant dans un développement dont ils connaissent les conséquences environnementales, ils mettent en danger leurs propres générations futures. Il n’est même pas nécessaire d’attendre jusque-là. Cette croissance accélérée augmente les effets actuels de la crise. La globalisation et l’intensification de la crise environnementale font qu’elle n’affecte pas seulement la qualité de vie des pays du Nord : elle met aussi en péril la survie des pays du Sud. Ceux-ci ne peuvent repousser à plus tard la solution de maux dont ils souffrent présentement.
On ne peut donc pas, du seul point de vue de la justice (en faisant abstraction des rapports de force existants et de la façon dont ils orientent les solutions), envisager une solution unilatérale, qui laisserait au Nord seul la charge des problèmes environnementaux. Il faut bien rechercher, au niveau global, un schéma de distribution entre les différents partenaires (chaque nation étant considérée comme une entité indépendante) que l’on puisse qualifier de juste (qui permette une coopération équitable). Plusieurs schémas, tirés de ceux que proposent les théories contemporaines de la justice, ont été avancés. C’est le cas, par exemple, en ce qui concerne la répartition de la réduction des émissions de gaz à effets de serre (du CO2, plus précisément) entre les différents pays. Certains de ces schémas mettent en avant une conception égalitariste de la justice au niveau international . Chaque nation y compte pour un et rien que pour un, et les inégalités sont prises en charge sur la base d’un calcul de compensation qui fait la différence entre ce qui relève du choix et ce qui relève des circonstances : les inégalités qui résultent d’un choix n’ont pas à être compensées, à la différence de celles qui peuvent être attribuées aux conséquences des circonstances dans lesquelles les nations sont placées[8]. À ce schéma égalitaire s’en opposent d’autres qui prennent plus directement en considération les inégalités. On peut ainsi proposer de fixer des objectifs de réduction inversement proportionnels au PIB (produit intérieur brut) par habitant : plus le pays est riche, plus les efforts demandés sont importants[9]. Un autre type de schéma pose comme exigence fondamentale de respecter un minimum vital (« basic rights ») : il est exclu qu’un modèle de répartition des réductions des émissions de CO2 conduise à imposer aux pays les plus pauvres un volume minimum d’émissions qui ne leur permette pas de satisfaire leurs besoins élémentaires[10].
Comment articuler l’équité et l’histoire ?
Ces schémas ont des conséquences très variables : cela va de l’autorisation donnée aux pays les plus pollueurs de ne pas diminuer trop vite leurs taux d’émission[11], à l’imposition de contraintes plus fortes aux pays les plus riches. Égalité et justice ne sont pas toujours synonymes. Les positions les plus favorables aux pays les plus riches (et les plus pollueurs) sont celles qui prennent le moins en compte la dimension historique de la crise. C’est ainsi que la désignation, pour la détermination des niveaux d’émission, d’une année de référence fait problème : prendre par exemple, comme c’est le cas dans le protocole de Kyoto, l’année 1990 comme année de référence, c’est en faire un donné, qui annule toute histoire antérieure. Aussi les pays du Sud ont-ils du mal à accepter cette fixation d’un état initial qui favorise les pays plus pollueurs, c’est-à-dire les pays du Nord, qui, depuis deux siècles, se sont développés, équipés, industrialisés en polluant abondamment. Pourtant, la prise en considération de ce moment initial est inévitable dans la construction du processus de négociation : c’est à partir de là que l’on peut définir des mécanismes de développement qui ne peuvent être comptabilisés que comme un niveau « additionnel » par rapport à l’état initial[12].
Mais neutraliser de la sorte le passé, n’est-ce pas annuler la responsabilité des pays du Nord ? À l’accusation portée par les pays du Sud que les pays du Nord sont responsables de la crise actuelle, la réponse est qu’il ne peut s’agir que d’une responsabilité causale, nullement d’une responsabilité morale. On ne peut attribuer la responsabilité du changement climatique aux générations passées des pays du Nord : en s’engageant dans la révolution industrielle, elles en ignoraient les conséquences. On ne peut pas non plus l’imputer aux générations présentes : nul ne peut être tenu pour responsable des actes d’autrui auxquels il n’est pas en mesure de s’opposer (en effet, ils ont déjà eu lieu). Conséquence : la dimension historique de la crise actuelle n’a pas à être prise en compte, elle n’intervient que comme un donné de la situation présente. Les actes des générations passées doivent être traités comme des événements naturels.
On peut juger que cette façon de naturaliser la situation relève de la mauvaise foi des avocats des pays du Nord. Peut-être les générations présentes n’avaient-elles pas les moyens de s’opposer à l’ensemble des décisions qui ont mis en œuvre la révolution industrielle, mais elles en sont largement bénéficiaires. Accepter un héritage, n’est-ce pas du même coup accepter la responsabilité de ses conséquences (bonnes et mauvaises) ? À cela, les défenseurs de la position égalitariste peuvent rétorquer que mettre en avant la responsabilité passée revient à « accorder une place démesurée à la culpabilité »[13]. Cela peut faire partie du traitement politique, ou symbolique, de la question, mais cela ne contribue pas à une solution effective. Le souci de l’efficacité implique que l’on considère les parties prenantes comme des agents rationnels, disposant d’un certain nombre d’informations dans une situation présente. Il ne suffit pas d’assigner une responsabilité, il faudrait encore pouvoir la chiffrer, et inclure ces résultats dans un calcul valant pour la situation présente : comment pourrait-on y arriver, comment peut-on mesurer la « dette environnementale »[14] des pays du Nord envers les pays du Sud ?
Qu’il s’agisse de « dette environnementale » ou de « dette écologique », l’expression reste une métaphore : elle n’est jamais chiffrée. Là où l’on considère comme allant de soi qu’il n’est pas question que les pauvres paient pour les riches, on ne prend pas en considération un coefficient historique. Que l’on prenne le PIB comme base de calcul ou que l’on se réfère à un minimum vital, les schémas de distribution proposés se règlent sur un donné, sur une situation présente qui n’intègre pas son passé. Même s’ils se démarquent du « business as usual » (qui est la simple reconduction du statu quo), tous ces schémas de justice acceptent ainsi les présupposés d’une analyse économique pour laquelle il n’est d’autre temporalité que la perpétuelle répétition de l’instant présent. C’est donc toujours par rapport à une situation présente que les solutions sont définies. En ce sens, les schémas de justice inspirés de la philosophie politique contemporaine ne répondent pas à la question de la responsabilité introduite par les pays du Sud. Celle-ci ne s’appréhende que dans une histoire.
Justice et éthique entre deux conceptions de la nature
Supposons cependant que l’on puisse arriver à chiffrer la dette environnementale, que l’on puisse proposer une répartition juste du volume d’émissions, telle qu’elle laisse aux pays les plus pauvres au moins le minimum vital. Cette répartition, juste pour les hommes, le serait-elle pour l’environnement ? Parler de « justice environnementale », envisager la distribution que l’on peut faire de ses bénéfices et de ses coûts, c’est considérer l’environnement comme un bien, et comme un bien rare. Comme le dit John Rawls, les problèmes de justice interviennent dans des situations de « rareté relative », quand un bien (une ressource naturelle, notamment) est suffisamment abondant pour qu’on puisse en envisager la distribution, mais suffisamment rare pour que cette distribution pose problème et qu’on ne puisse pas laisser chacun se servir comme il en a envie[15]. Aussi les conceptions de la justice environnementale partagent-elles avec celles du développement durable l’idée que la nature a des limites, et que ces limites sont atteintes. La question, affirme Hans Jonas dans le Principe responsabilité, est celle de savoir « ce que la nature peut supporter ». Même les détracteurs de l’heuristique de la peur doivent être d’accord avec ce qui se donne comme une simple constatation : « Personne ne doute aujourd’hui qu’il y a ici des limites de tolérance »[16].
Dans ces conditions, la seule solution possible, si les limites naturelles sont atteintes et que l’on ne peut envisager de distribution juste, semble être du côté de l’innovation technologique. Pourquoi ne chercherait-on pas des solutions techniques pour remédier aux limites de la nature ? En quoi trouver un substitut technologique au capital naturel serait-il moralement condamnable, demandent les avocats du progrès technique ? En ce que la nature n’a pas seulement une valeur instrumentale mais qu’elle a aussi une valeur intrinsèque, en ce que la nature a une dignité et pas seulement un prix : c’est pourquoi elle est insubstituable, répondent les tenants d’une éthique environnementale non anthropocentrique[17].
Aussi, pour les défenseurs de la valeur intrinsèque, la notion de « capital naturel » est-elle une « construction sociale » qui présuppose ce qui est justement en question : que l’artificiel puisse remplacer le naturel[18]. Mais de tels arguments font sourire les théoriciens de la justice. La conception de la valeur intrinsèque, objectent-ils, ne convaincra jamais suffisamment de gens pour donner lieu au consensus sans lequel aucune discussion sur la justice n’est concevable. Il ne peut s’agir que d’une conviction privée, à laquelle on peut accorder le respect, comme on le fait à des idées religieuses, mais elle ne peut donner lieu à un accord public[19]. Il semblerait donc que l’on ne puisse parler de justice environnementale qu’en renonçant à l’éthique environnementale, du moins à celle qui fait de la valeur intrinsèque son argument central[20]. Tout au plus peut-on concéder aux défenseurs de la valeur intrinsèque des réserves naturelles où pratiquer leur culte de la nature, comme on alloue des églises aux différentes religions !
C’est toutefois supposer qu’il n’est d’autre conception de la nature que celle dont la technique est porteuse. Mais la nature que certains veulent protéger n’est pas la même que celle qu’étudient les membres du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat). Celle-ci (la biosphère) est une nature qui est invisible à l’œil nu et qui n’est accessible qu’à l’aide de procédures technoscientifiques complexes, rassemblant les scientifiques de diverses disciplines (climatologie, physique et chimie de l’atmosphère, géophysique). Cette nature est socialement construite (ce qui ne signifie pas qu’elle n’existe pas), elle fait intervenir le jugement d’experts, au croisement du politique et du scientifique. En 2007, le prix Nobel de la paix est venu récompenser les membres du GIEC (en même temps qu’Al Gore) : ce n’était pas seulement un travail scientifique qui était ainsi salué, c’était tout autant l’accord politique sans lequel les communiqués du GIEC ne pourraient être émis. Cette nature-là donne lieu à controverses scientifiques autant qu’à débat public. La question posée est celle que soulève Bruno Latour dans Politiques de la nature : comment faire entrer les sciences en démocratie ?[21] C’est effectivement sur ce terrain que les questions de justice peuvent être posées.
Reconnaître la diversité culturelle des rapports à la nature
La nature que veulent protéger les défenseurs de la valeur intrinsèque, c’est la nature visible, celle qui est perçue, sentie, éprouvée, telle qu’on peut l’aimer ou l’admirer. « Il me paraît inconcevable qu’une relation éthique à la terre puisse exister sans amour, sans respect, sans admiration pour elle, et sans une grande considération pour sa valeur »[22], écrivait Aldo Leopold, l’un des pères fondateurs des éthiques environnementales contemporaines. À la différence de la nature du GIEC, qui s’appréhende globalement, la nature que l’on protège fait l’objet d’une perception locale : cela demande un sens du lieu, de ce qu’il a d’irréductible à un autre. Cette nature est susceptible d’une connaissance, mais ce ne sont pas les mêmes disciplines qui sont convoquées. Ce sont des disciplines qui permettent d’avoir la connaissance du local : la géographie, une certaine agronomie, l’écologie, la biologie de la conservation. C’est pourquoi les objectifs de la protection de la biodiversité ne sont pas les mêmes que ceux de la réduction des émissions des gaz à effets de serre. De quelque point du globe qu’ils soient émis, les gaz à effets de serre ont les mêmes effets. Il n’en est pas de même pour la biodiversité : la disparition d’une population locale, même si l’espèce entière n’est pas menacée, aura des conséquences différentes selon le lieu où elle advient.
Réconcilier la justice environnementale et l’éthique environnementale, les hommes et la nature, cela ne se peut qu’en réconciliant ces deux natures, ce qui suppose qu’on prenne en compte la diversité de la nature visible, sa diversité culturelle. Il s’agit de la diversité des formes de vie : il y a autant de façons d’éprouver la nature qu’il y a de façons d’y vivre. Le mouvement américain a réussi à prendre ses distances par rapport au « vieil » environnementalisme du Sierra Club (« sauvez les baleines et les forêts humides ») sans pour autant s’enfermer dans une vision purement sociale, oublieuse de la nature. C’est que les minorités qui l’animaient ne se sont pas définies uniquement sur le plan économique (par leurs revenus), mais se sont posées comme des minorités culturelles, avec un rapport à la nature qui leur était propre. C’est ainsi que leur action communautaire les a amenées à « réinventer la nature » et à confronter diverses cultures de la nature (latino-américaines, indiennes, afro-américaines…)[23.
Si l’on veut que la nature soit représentée dans le débat public sur la justice environnementale, et que celle-ci n’ait donc pas un rapport simplement instrumental à l’environnement, il faut admettre à ce débat non seulement la pluralité scientifique (il n’y a pas d’écologues au GIEC), mais aussi, et surtout, la diversité culturelle.
Notes
[1] Sur la conjonction entre catastrophes naturelles et exploitation coloniale, et sur ses effets dans ce qu’on appelle le « sous-développement », voir Mike Davies, Génocides tropicaux, trad. fr. Paris, La Découverte, 2006.
[2] Dale Jamieson, « Global Environmental Justice » in Dale Jamieson, Morality’s Progress, Oxford, Clarendon Press, 2002, p. 297.
[3] Robert Figueroa and Claudia Mills, « Environmental Justice » in A Companion to Environmental Philosophy, Dale Jamieson (ed.), Oxford, Blackwell, 2001, p. 426-438.
[4] Giovanna di Chiro, « Nature as Community : The Convergence of Environment and Social Justice », in Cronon, William (ed.), Uncommon Grounds, Rethinking the Human Place in Nature, New York-London, W. W. Norton and Company, 1995, p.298-320.
[5] Ulrich Beck, La société du risque, trad. fr. Paris, Aubier, 2001.
[6] Cité dans Stephen M. Gardiner, « Ethics and Global Climate Change », Ethics 114 (April 2004), p. 578.
[7] « Une minorité s’approprie les aménités communes tout en exposant la majorité aux effets de la dégradation de l’écosystème terrestre », J-P. Deléage, Présentation de Des inégalités écologiques parmi les hommes, Écologie et politique, 35/2007, p. 14.
[8] Axel Gosseries, Égalitarisme cosmopolite et effet de serre, Les séminaires IDDRI, n° 14, 2006.
[9] Aurélien Bernier, Le climat otage de la finance, Paris, Mille et une nuits, 2008, p. 35.
[10] Henry Shue, « Climate », A Companion to Environmental Philosophy, p. 449-459.
[11] C’est ce à quoi tend le schéma présenté par Axel Gosseries.
[12] Amy Dahan Dalmedico « Le régime climatique. Entre science, expertise et politique », Les modèles du futur. Changement climatique et scénarios économiques : enjeux scientifiques et politiques, Amy Dahan Dalmedico (ed.), Paris, La Découverte, 2007, p. 131.
[13] Axel Gosseries, Égalitarisme cosmopolite et effet de serre, op. cit., p. 43.
[14] Ou « dette écologique », voir Cynthia Emelianoff, « La problématique des inégalités écologiques, un nouveau paysage conceptuel », Écologie et politique, 35/2007, p.19-31.
[15] John Rawls, Théorie de la justice, § 22, trad. fr., Paris, Éditions du Seuil, 1987, p. 160.
[16] Hans Jonas, Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, trad. fr., Paris, Éditions du Cerf, 1990, p. 250.
[17] J. Baird Callicott, « The Intrinsic Value Of Nature In Public Policy: The Endangered Species Act », Contemporary Debates in Applied Ethics, Oxford, Blackwell 2005, p. 279-297.
[18] Alan Holland, « Sustainability », A Companion to Environmental Philosophy, Dale Jamieson (ed.), Oxford, Blackwell, 2001, p. 390-401. Il existe d’autres arguments contre la substituabilité technique universelle, y compris chez les technophiles. Mais ceux-ci sont techno-scientifiques ou esthétiques, plutôt que moraux.
[19] François Blais et Marcel Filion, « De l’éthique environnementale à l’écologie politique. Apories et limites de l’éthique environnementale », Philosophiques 28/2 – Automne 2001, p. 255-280.
[20] Sur le rôle central de la valeur intrinsèque dans l’éthique environnementale, voir J. Baird Callicott, « La valeur intrinsèque dans la nature : une analyse métaéthique », trad . fr. in Éthique de l’environnement, textes réunis et présentés par Hicham-Stephane Afeissa, Paris, Vrin, 2007, p. 187-225.
[21] Bruno Latour, Politiques de la nature – Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999.
[22] Aldo Leopold, Almanach d’un comté des sables, trad. fr., Paris, Aubier, 1995, p. 282.
[23] « Reinventing Nature through Community Action », Giovanna di Chiro, « Nature as Community : The Convergence of Environment and Social Justice », art. cit., p. 310.
Sur le même sujet
- Un plaidoyer pour Do[ing] The Right Thing
- Des communs positifs aux communs négatifs
Repenser les communs à l’ère de l’Anthropocène - Organiser la désappropriation, libérer le commun
- Faire avec Gaïa : pour une culture de la non-symétrie
- La production du commun et l’antagonisme dans la ville olympique de Rio de Janeiro
Articles les plus consultés
- Il faut défendre les invulnérables. Lecture critique de ce qu’on s’est laissé dire, à gauche, sur la pandémie de covid
- Des écoles d’art et design en lutte Contribution à une (re)politisation du champ de l’art
- Le partage du sensible
- Les circuits courts alimentaires De la complexité à la coopération logistiques
- La politique en Amérique du sud, un pendule instable