Mineure 34. Philosophie des normes

La philosophie des normes aujourd’hui

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On parle plus volontiers aujourd’hui de philosophie des normes que de philosophie morale et politique. Cette évolution peut s’expliquer tout d’abord par un élargissement de l’objet que l’étude des normes accorde à la philosophie, ainsi invitée à réfléchir sur toute forme de régulation interhumaine, et non plus seulement sur l’institution de l’obéissance à un pouvoir commun. Mais cette évolution de l’objet de la philosophie politique peut être aussi commandée par l’objet lui-même : le pouvoir aujourd’hui ne se pense plus, ou plus seulement, au moyen de ce que Foucault appelait les universaux du politique – le peuple ou la souveraineté. Il est aussi question de gestion, d’efficacité, tout cela en interaction avec les techniques dominantes de la communication publique. La réflexion sur le droit ou la philosophie du droit prend elle-même des aspects plus techniques ou plus scientifiques, internes à la science juridique, et met la philosophie du droit en équilibre entre des anciennes questions de légitimité et des considérations relevant plutôt d’une épistémologie de la science juridique. Le devenir de la philosophie politique comme philosophie des normes peut bien prétendre recouvrir ces nouveaux objets. Mais il permet aussi à la philosophie du politique de se rapporter à sa propre histoire, en ne séparant pas la réflexion sur les normes du statut spécifique de la réflexion philosophique, qui fait de la réflexion une norme en la rapportant immédiatement à la vie.

Les articles que nous présentons dans cette Mineure de Multitudes relèvent précisément de ces enjeux. Le spectre des problématiques envisagées est extrêmement large, impliquant aussi bien une généalogie conceptuelle de la notion de norme que sa constitution ou son effectuation dans les formes biopolitiques contemporaines. Dans cette perspective, Marc Maesschalck s’interroge sur le « tournant normatif » affectant la problématique de la « gouvernance ». En effet, « si la gouvernance ne réside pas tant dans la poursuite d’objectifs déterminés [que] dans la manière d’encadrer l’engagement collectif et de le mettre en capacité de jouer un rôle nouveau adapté à sa sollicitation (et à son enrôlement) par des dispositifs participatifs », il s’agit alors de comprendre comment la question de la norme renvoie à la production de nouveaux savoirs et à la redéfinition progressive des intérêts communs. L’étude des formes actuelles de la gouvernance permet ainsi de mettre en lumière les « formes d’expérimentation sociale » fondées sur l’enrôlement du collectif. Cela signifie qu’aujourd’hui la définition de l’effectivité d’un système de règles passe moins par la possibilité de réaliser une subsomption justifiant la validité interne d’une procédure que par « le pouvoir d’inférence à l’égard de la production d’une forme de vie sociale satisfaisante ». C’est pourquoi « la question de la normativité du droit se déplace de la cohérence formelle de son contenu sémantique vers son potentiel pragmatique de gouvernance comme institution sociale ». Il devient par là urgent d’inventer de nouvelles formes de coopération sociale à même de contrer « l’opportunisme » des acteurs sociaux capables de saisir les opportunités déterminées par la crise des formes institutionnelles classiques. Le véritable enjeu de la gouvernance démocratique se fonde ainsi sur la capacité collective de s’approprier la construction politique d’un commun réellement partagé, en constituant des modes d’expérimentation sociale finalisés à une participation active à des processus de prise de décision. « C’est donc un nouvel enjeu d’apprentissage social qui apparaît. Et celui-ci concerne à un titre spécial un déplacement de la réflexion sur les normes en philosophie ». À partir d’une réflexion sur les processus participatifs et l’enrôlement des acteurs autour de ce que l’on a appelé la gouvernance, M. Maesschalck souligne l’existence d’une voie émergentiste qui, par distinction d’une voie volontariste et dirigiste, paraît plus respectueuse des processus déjà engagés, et se propose de les connecter en réseau, au lieu de les ordonner hiérarchiquement. Ici encore, il s’agit de prendre en compte l’existant, non pour perpétuer le statu quo, mais pour s’engager plus efficacement dans des voies de transformation sociale mieux comprises et mieux maîtrisées. Contre une faiblesse de ces processus émergentistes, contre la captation de l’intelligence sociale par des acteurs opportunistes, M. Maesschalck propose le renforcement de la participation en faisant de la réflexivité des acteurs un facteur essentiel de l’application des règles. L’efficacité de la transformation sociale rejoint ici les exigences démocratiques, en rapprochant gouvernants et gouvernés.

La problématique de l’apprentissage social peut également être considérée d’un autre point de vue – celui de la « production de conduites régulières ». En effet, sommes-nous toujours en mesure de dire à quelles règles nous nous conformons dans nos actions ? Derrière cette question se trouve naturellement la possibilité de distinguer la norme de la loi. Selon Isabelle Pariente-Butterlin, il s’agit en effet de comprendre « quel est le cas fondateur de la régularité de la conduite, en tant qu’elle désigne la dimension satisfaisante d’une point vue normatif de cette conduite ? Est-ce l’expression de la norme implicite dans une conduite ? Ou bien est-ce la légalité d’une conduite conforme à une loi qui lui préexiste ? » Selon l’hypothèse interprétative proposée ici par I. Pariente-Butterlin, le niveau des lois explicites ne peut pas représenter le paradigme de la norme. Autrement dit, la construction de la normativité fait référence à une dimension implicite permettant de mettre en lumière ce qui fonctionne à un niveau explicite. Dans ce sens, on peut admettre que la conduite ne constitue pas une expression de la loi. Une telle perspective déplace ainsi entièrement la problématique relative à la détermination d’un sens possible dans la production de conduites. En effet, « comment se fait-il que nous obéissions à des règles de droit dont nous ignorons l’existence ? » Dans la plupart de nos actions, nous ne réglons pas nos conduites sur la valeur et l’injonction de la loi. Ce qui implique que même notre rapport aux lois passe par une référence implicite à la norme.

De cette manière, il devient sans doute envisageable de penser les formes de résistance ou d’acceptation des lois comme de modalités d’action ou de conduite assignées à l’horizon implicite de la normativité.

Le questionnement concernant les implications entre la loi et la norme trouve naturellement l’une de ses sources privilégiées dans la pensée de Kant. Luc Vincenti met à ce propos en lumière tous les enjeux propres à cette problématique. En effet, « autant le lien entre loi et connaissance de soi, lien qui explique l’obligation, fonde l’éthique, autant l’idée même d’une telle fondation s’estompe dans le domaine juridico-politique, voire est franchement exclue par Kant, du moins sous la forme contractuelle de cette fondation, renvoyant à un engagement originaire des volontés ». À partir de là, L. Vincenti procède à une mise en parallèle de la pensée de Kant et de Kelsen, définissant un « rapprochement politique » entre les deux auteurs « autour du réalisme politique ». Pourquoi proposer un tel rapprochement ? « Parce que la spécificité du positivisme kelsénien le maintient à distance d’un réalisme juridique radical », on peut considérer Kelsen comme étant une figure « annonçant une modernité orientée vers le réalisme juridique, en tout cas une modernité qui ne se pose plus la question de l’origine du droit ». L’horizon du réalisme juridique permet ainsi de dégager des lignes communes entre Kant et Kelsen. Mais cela permet également de les départager. En effet, Kant se pose aussi la question des formes de résistance possibles à une autorité politique donnée faisant usage de la violence, en ne reconnaissant plus au pouvoir effectif le statut ou la dignité du politique. C’est alors que l’on peut retrouver chez Kant « un droit de résistance », lorsqu’il ne s’agit plus « d’un droit de résistance au droit » : « il peut y avoir résistance parce qu’il ne s’agit plus de résister au droit ». La frontière est ténue entre l’obligation d’obéir « au chef actuel de l’État » et la possibilité d’opposer la violence à la violence : elle réside dans la possibilité d’apercevoir dans le droit la condition de réalisation de la moralité. Cette possibilité tient tout entière dans le fait que le chef de l’État préserve la liberté de penser, liberté qui préfigure la fin, morale, du droit. On retrouve alors dans l’usage public de la raison l’autodétermination du sujet moral, en comprenant les Lumières comme autodétermination des sujets libres s’affirmant dans l’organisation de la chose publique.

La réflexion autour de la norme ne peut pas non plus faire l’économie de la pensée de Foucault. Emmanuel Renault se sert à cet égard de l’exemple historique de la médecine sociale afin de montrer les lignes de tension qui parcourent la construction foucaldienne de la notion de « biopolitique ». La question posée par E. Renault est la suivante : « Peut-on réduire ce mouvement [celui de la médecine sociale] à l’instrument d’une entreprise de contrôle et de régulation sociale ? Qu’en est-il du rapport entre libéralisme et médecine sociale à l’époque de l’émergence de la question sociale ? Sur son versant normatif, la question concerne le problème de la pertinence d’une référence à la santé pour la critique sociale en général, et à l’époque contemporaine en particulier ». L’analyse très informée d’E. Renault, à propos de la naissance de la médecine sociale en France, en Angleterre et en Allemagne au XIXe siècle, permet de comprendre que la formation de cette discipline « est en conflit ouvert » avec l’interprétation fournie par Foucault. La médecine sociale ne renvoie pas tant à la mise en place de la stratégie biopolitique libérale mais plutôt à la détermination de formes de critique de la question sociale, autrement dit de l’ordre social capitaliste organisé par la gouvernementalité libérale. C’est pourquoi « l’assimilation de la médecine à une technologie libérale peut être contestée d’un point de vue normatif ». Selon E. Renault, il faut reconnaître que la médecine sociale a été à l’origine de l’une des critiques « les plus efficaces et les plus radicales des principes normatifs du libéralisme ». Dans cette optique, son rapport au libéralisme ne serait pas aussi linéaire et cohérent que ne le présupposait Foucault dans ses derniers travaux.

En définitive, la philosophie des normes nous invite à problématiser le rapport entre le droit et la liberté, entre le fait juridique et l’invention des nouvelles formes de subjectivation. Qu’il s’agisse de fonder l’obligation sur un savoir de soi, de prendre en compte des normes implicites effectivement suivies, de pratiques réflexives dans les voies émergentistes de la participation, ou encore de biopolitique, nous retrouvons le paradoxe de la normativité, paradoxe qui vaut tout autant pour la libération que pour l’asservissement, et qui consiste à montrer que la norme ne s’accomplit qu’en disparaissant, en confondant le normant et le normé. Ce dernier surtout apparaît donc comme aboutissement des visées normatives parce qu’il demeure la source de toute régulation effective. À travers la déclinaison de ses multiples tonalités, l’analyse de la notion de norme fait alors émerger la constitution d’un espace possible d’expérimentation du politique dans lequel les différentes modalités d’individuation du singulier et du commun se réalisent dans la résistance, la critique et la transformation des relations sociales données. Que ce soit à travers la mise en œuvre d’une gouvernance démocratique ou la création de nouvelles conduites collectives, la question de la norme permet sans doute aujourd’hui de repenser à nouveaux frais des enjeux essentiels de la pensée politique moderne et contemporaine.