Début janvier 2010. Grippe A : après avoir acheté 94 millions de doses de vaccins, l’État français cherche à les écouler, auprès de nos compatriotes bien sûr, et puis désormais au Qatar, en Egypte, et peut-être bientôt au Mexique et en Europe de l’Est… Mieux : le gouvernement vient d’annoncer qu’il résiliait les commandes de 50 millions de ces doses… Voilà, comme pour anticiper ce moment, ce qu’écrivait dans notre numéro 39 Léo de Javel dans un “A chaud” qui n’a pas refroidi alors qu’il a été écrit il y a maintenant trois mois :
« Il nous faudrait une bonne guerre ! »… Ainsi parlaient les partisans de l’ordre, à une époque révolue, pour signifier leur désir, non point d’une boucherie, mais d’une cause commune, d’un combat collectif et d’un ennemi contre lequel mobiliser les corps et les âmes de la Nation. Une telle injonction serait aujourd’hui de mauvais goût. Mais nous avons désormais plus civilisé et presque aussi efficace : « une bonne grippe ! ». Autrement dit : une bonne guerre contre une bonne grippe. Car tel est l’enjeu de pandémie de grippe A : renforcer tous les porteurs de l’Autorité dans leur mission de « gardiennage du troupeau », pour reprendre l’expression de Platon. Est-ce la répétition générale de la réhabilitation transnationale d’une puissance d’ordre étatique par la grâce de la prévention de catastrophes scientifiques, écologiques ou médicales ? Les dépravés soixante-huitards pensaient avoir enterré les caporaux de l’administration, les rois de la paperasse et du remplissage de tableaux, les vigiles des Comités d’hygiène et de sécurité des grosses boîtes et autres petits ou grands chefs, fiers de leur chapeau à plumes. Les voilà qui déchantent. Car sous l’aile des maternités étatiques ou multinationales, nos soldats de la hiérarchie se gonflent d’importance : ils sont chargés de protéger le bétail humain, ou, plus précisément, d’incarner cette peur sanitaire qui doit obnubiler l’esprit de tous, afin que le troupeau ne puisse penser à quelque autre révolte ou échappatoire.
La grippe A est une aubaine à bien des égards. Plus exotique que l’hépatite ou que la grippe « classique », elle viendrait du Mexique. Il s’agit d’un ennemi de l’étranger, qui plus est associé à un animal synonyme de saleté et de promiscuité porno : le cochon. Sauf que cet ennemi nous dévore de l’intérieur : le virus pénètre l’intimité de chacun. Le pouvoir, en affirmant sa détermination farouche à lutter contre la pandémie, s’introduit en toute légitimité dans la vie privée de chaque humanoïde. Sur le refrain du blocus sanitaire et de la régulation par le haut, il lui dicte ses règles de la vie saine et de l’ordre moral de façon mille fois plus performante que lors de ses vagues tentatives d’exhorter les obèses à manger des carottes et à courir à petites foulées dans le bois de Boulogne !
La sémantique de cette pandémie est tout aussi parfaite : tout comme la grippe espagnole, qui n’avait rien d’ibère mais décima près de 50 millions de personnes en 1918-1919, notre nouveau virus pathogène appartient au groupe A, a priori le plus dangereux, et au type H1N1, du patronyme des gènes de ses protéines. Il existe certes 16 variations du « H » et 9 du « N », sans parler des multiples mutations de notre lointaine descendante de la grippe dite espagnole… Malgré les morts que nous déplorons (moins d’une trentaine au moment de l’écriture de cet article, dont trois sans antécédents médicaux), notre H1N1 est partie pour avoir la virulence d’un puceron face à la « grande tueuse » d’il y a un siècle. C’est tant mieux, mais ne le crions pas trop fort, afin de préserver en chaque tête de troupeau la crainte d’être touché. Sur le registre du « H » et du « N », l’important tient à ces deux sons, « hache » et « haine », avec la garantie d’excellence du « A » et la certitude d’une maladie classée numéro 1 en termes de terreur métaphysique… Car l’essentiel n’est pas la grippe en elle-même, mais notre faculté collective à concrétiser son fantasme en une peur consistante. Qu’elle s’installe dans nos esprits, tel un fantôme cognitif de notre soif de sécurité, de notre désir irrépressible de protection par l’autorité supérieure et ses sbires hygiénistes, avec ou sans vaccin entre leurs mains gantées. La grippe A, cette petite pandémie de l’imaginaire, doit être traitée comme un virus terroriste dont il s’agit d’anticiper la présence et les évolutions. Elle est l’une des pièces de cette surveillance globale en devenir, dont l’objet est d’anticiper les méfaits et plus largement le moindre acte plus ou moins délictueux des citoyens.
Accessoirement, la H1N1 devrait permettre de jeter définitivement l’opprobe sur les siffleurs, postillonneurs et autres cracheurs, ayant tendance à viser le drapeau tricolore, notamment lors des matchs de foot. Elle est également un moyen de relancer le rêve du télétravail, de récompenser l’industrie pharmaceutique, qui résiste avec honneur depuis des années aux médicaments génériques, et d’aider les industries du masque de protection, du gel anti-bactérien, du verre en plastique, du mouchoir en papier et de la manche de veston (pour ceux n’ayant pas de papier). Évidemment, quand l’OMS déclare l’état de pandémie de grippe A, le spectacle vivant s’inquiète de la fermeture des salles. Mais c’est un mal pour un bien, la chose permettant aux assureurs – profession d’un point de vue moral bien plus honorable que les saltimbanques – d’intégrer ce risque moyennant une surprime de 10% des dépenses engagées. Et donc d’augmenter leurs profits au même titre que le sentiment de peur.
Que la pandémie justifie des mesures de l’ordre de l’État d’exception, huit clos généralisés, juge unique et autres gardes à vues à rallonge ? Cela répond très naturellement au besoin croissant de sécurité de nos concitoyens. L’Autorité, il est vrai, a tout à gagner à investir dans la résistance à la pandémie, aussi bénigne soit-elle par rapport à la canicule ou à notre bonne vieille grippe. L’hypnose collective qui s’en suit a d’autant plus de persistance que la couverture médiatique est forte et que s’y effectue la litanie de chiffres astronomiques. C’est pourquoi le gouvernement a eu raison de commander 10 % des doses de vaccin de la planète, et de se préparer à dépenser contre H1N1 entre 1,2 et 1,5 milliard d’euros (soit 10 % du trou de la Sécu). 94 millions de doses commandées, même à raison de deux injections par patient, ça en jette plus que les 13 millions de vaccinés potentiels du Royaume-Uni… Si la grippe A s’avère en métropole une maladie sans trop de gravité, ou si elle ne s’étend guère, la gloire en rejaillira sur les autorités, qui auront su prendre les bonnes mesures à temps. Si, à l’inverse, la pandémie se développe et fait des victimes, personne ne pourra accuser l’État d’avoir tergiversé. Il aura mené avec courage sa guerre contre l’ennemi (viral) de l’étranger et aura réussi à limiter la casse.