C’est une histoire de rencontre entre les époques. Nous sommes artistes, peformeur·euses, et le cœur de notre recherche tient à la transmission incarnée de savoirs historiques. Ceux et celles que nous avons rencontré·es s’appelaient les Méditateurs et les Dormeuses. Ils et elles ont formé pendant quelques années, autour de 1800, une communauté d’artistes aujourd’hui méconnue, qui voulait aller plus loin que de repenser l’esthétique de leur temps : ils et elles voulaient changer à la fois l’art et la vie, en redonnant leur valeur aux œuvres les plus anciennes à leurs yeux, les peintures italiennes du Moyen Âge, les silhouettes sur les vases d’avant la Grèce classique qu’ils et elles voyaient dans les galeries du musée du Louvre constitué au moment de la Révolution française. Ces vases, ces peintures leur enseignaient la liberté et la simplicité, l’égalité et la démocratie. Plus encore, ils et elles faisaient de leur mode de vie le lieu de cette transformation sociale et esthétique1. Ce qu’ils et elles faisaient n’avait pas de nom, et pourtant cela a eu lieu : nous proposons d’y voir des performances artistiques. À partir de sources lacunaires, leurs actions nous permettent de penser des futurs alternatifs dans les interstices du passé. Pourquoi est-il urgent de parler des Méditateurs et des Dormeuses de 1800 ? C’est qu’ils et elles nous invitent à penser des performances émancipatrices dans les murs dévitalisés du musée devenu une marque pour le tourisme français. En 1800 donc, la révolution était au Louvre.
Trois personnages, Odile, Arthur, Franz veulent « tuer le temps qui s’éternise » avant un casse. Quel meilleur endroit pour cela que le musée du Louvre ? Le trio s’y rend avec un rythme en tête. Il faut battre le record de la visite de musée la plus rapide du monde, lu dans un journal. Elle et ils courent à toute allure dans les galeries du Louvre, glissant sur les parquets et les sols dallés, devant le public effaré. Dans cette séquence fameuse de Bande à part de Jean-Luc Godard (1964), la caméra s’attarde sur un seul tableau : le Serment des Horaces de Jacques-Louis David (1785). Cette peinture où les contemporains ont vu une préfiguration de la Révolution de 1789 présente aussi trois personnages étroitement accolés – les Horaces du titre, embrassés dans le moment de leur promesse de lutte, qui font écho au trio qui transgresse les règles de la visite au musée. Maintenant rien ne peut les arrêter. Les Méditateurs et les Dormeuses étaient des élèves du peintre jacobin David. Mais ils et elles affirmaient qu’à l’issue de la décennie révolutionnaire, ce dernier avait perdu de son tranchant politique. Ainsi ce groupe d’artistes avait décidé de faire œuvre collectivement, en déambulant dans les lieux publics et le musée, vêtus de toges, de turbans, et en discourant à haute voix, afin d’entraîner la conviction.
Une voix de femme parle d’œuvres d’art. Elle s’extasie, elle déteste, elle ressent, elle vit son expérience de spectatrice des sculptures, des peintures du passé de manière intense et immédiate. Jean-Marie Straub et Danièle Huillet filment une Une visite au Louvre en 2004 : une sculpture, quatorze tableaux sont capturés longuement par un plan fixe. La voix off est un montage de propos du peintre Paul Cézanne retranscrits par Joachim Gasquet, et retravaillés par les cinéastes de manière elliptique. Devant la clarté des images, la voix dit la nécessité de passer par une connaissance sensible, d’aller dans la profondeur des œuvres, dans leur vie sourde et secrète. Cézanne détestait Jacques Louis David, qu’il voyait comme le maître de l’académisme, plus que comme le député de la Convention. Mais le film de Straub et Huillet rentre dans les œuvres du Louvre pour mieux en sortir. C’est ce que tentaient de faire les Méditateurs et les Dormeuses en 1800, qui hantaient les couloirs du Louvre nouvellement créé, et, selon la critique du temps, troublaient les visiteurs et visiteuses. Puis ils et elles partirent vivre à la campagne, dans un ancien monastère abandonné. Pour ce groupe, il fallait aller plus loin que d’étudier le passé : il fallait contempler longuement les œuvres pour s’en imprégner, il fallait méditer devant et avec elles. À la fin de la visite de Straub et Huillet, devant L’enterrement à Ornans, la voix de femme s’exclame que si l’on ne peut pas voir la beauté de Gustave Courbet, il faut brûler le Louvre. Cut sur un panoramique dans un sous-bois où coule un torrent, dont les images referment le film.
Pour Maurice Quay et les Méditateurs, aller au Louvre et ensuite vivre en communauté au milieu des arbres en se nourrissant de légumes avait lieu dans un même mouvement. En 1800, la transformation sociale désirée par le groupe des Méditateurs et des Dormeuses prenait une forme artistique, aux frontières indécises entre performance et quotidien. Ce n’était pas une révolution futuriste qui faisait table rase de tout ce qui précédait, c’était un rapport radical à un passé choisi, dont les leçons d’égalité, de simplicité devaient infuser la vie future. La condition pour être de son temps était de n’y pas être à la fois. Se pensant comme des disciples de Pythagore et des Esséniens, ils et elles lisaient à voix haute des poèmes assis·es dans l’herbe de jardins où reverdissaient les plantes qui poussent près des bâtiments abandonnés. Ils et elles aimaient l’art de leur temps, mais le dépassaient par la méditation, voulaient revenir à l’Antique jusque dans le costume et la nourriture, pour construire un futur qu’on décrirait aujourd’hui comme celui d’une simplicité volontaire.
Peut-on déplacer le regard dans le musée ? Christopher D’Arcangelo est un artiste conceptuel qui a développé, pendant quelques années, avant sa disparition en 1979, ce qu’il nommait des Museum pieces. Le musée était son site d’intervention artistique privilégié : il y opérait à travers des performances furtives. En 1975 au Guggenheim à New York il se menotta les mains et les pieds, avec une revendication anarchiste inscrite dans le dos. Au Louvre en 1978, il décrocha une peinture de Thomas Gainsborough, Conversation at the Park (1740), la déposa au sol, et la remplaça par une « démonstration / question » :
« Quand vous regardez un tableau,
où regardez-vous pour le voir ?
Quelle est la différence entre un tableau
au mur et un tableau au sol ?
Quand je déclare que je suis anarchiste
Je dois également déclarer que je ne suis pas anarchiste
afin de rester cohérent avec l’idée […] d’anarchisme2. »
La déclaration resta visible trente minutes, avant d’être décrochée, et D’Arcangelo quitta les lieux sans être inquiété. Sa « pièce de musée » proposait une triangulation entre l’œuvre, le corps de l’artiste, et le regard des spectatrices et spectateurs, déplacé par le statement. D’Arcangelo affirmait son désir de « changer la structure du musée » par cette intervention rapide, économe de moyens, éphémère mais fixée par la photographie. Il terminait une lettre adressée à la rédaction de Libération en mars 1978 par la phrase :
« Est-ce que les structures présentes du pouvoir peuvent être démantelées ? » Le Louvre est l’institution représentant ce pouvoir, sur le temps, le jugement, le regard, dont l’installation doit être défaite.
Dans d’autres musées, dont le Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, construit au moment de l’exposition internationale des arts et des techniques de 1937, et le Musée de la Chasse et de la Nature, Grace Ndiritu mène depuis une dizaine d’années un projet au long cours, Healing the museum. Par ses performances dans des musées, elle met au jour la manière dont nos sociétés ont anesthésié les œuvres, en les séparant des communautés qui les ont produites. Par la méditation, par d’autres manières d’habiter les musées et de rassembler les œuvres de diverses collections, elle propose de panser les plaies des opérations mortifères qui ont amené à remplir les salles des musées (elle a même fait des sessions de méditation au musée de Tervuren dans les collections du Congo colonial), elle contre aussi les opérations de mise à mort auxquelles les œuvres se trouvent confrontées lorsqu’elles sont emballées, encadrées, aseptisées. En 2023, le musée GAND (SMAK) a réuni nombre de ses œuvres. Il est devenu un lieu de vie, de réflexion et de méditation. Là où la rationalité occidentale a échoué, Ndiritu propose une non-rationalité politique.
Les Méditateurs formaient une jeunesse des ateliers d’artistes, qui se plaçaient en opposition avec leurs maîtres. On les accusait, selon un trope répétable à chaque génération, d’être inconséquents et trop portés sur la mode. Damien Delille nous montre que cet attrait pour le costume, loin d’être superficiel s’inscrivait dans la pensée d’une réforme des mœurs : trouver le vêtement de la révolution.
Julia Ramirez Blanco propose d’observer leur communauté au prisme d’un anachronisme salutaire. Celui-ci consiste à aller vers le passé en posant des questions du présent : celles de la performance furtive, politique. Il implique aussi le mouvement inverse : revenir du passé lestées de problèmes anciens.
Ils et elles prirent part à une révolution éthique, avec leur « régime des herbes » : c’étaient des pionniers du végétarisme, dont Arouna Ouedraogo expose les ramifications à la fin du XVIIIe dans la décennie qui suit la Révolution française, et moqués non différemment que ne le sont les végans radicaux de nos jours.
Nicole Loraux dit de l’anachronisme dans la pratique d’historienne : « Il s’impose comme l’un des moteurs de la pulsion de comprendre ». Ces individus et ces groupes étaient animés par l’idée que le passé ne doit pas être muséifié, et que c’est la condition pour penser le futur. Les musées étaient pour elles et eux peuplés d’œuvres et d’objets coupés de ceux et celles qui les ont produits, il fallait alors rendre l’art vivant, en réveiller les affects, en transformant leur manière de vivre. Ils et elles ont ouvert des espaces potentiels dont nous pouvons nous ressaisir pour penser des futurs alternatifs.
1Nous remercions Saskia Hanselaar pour ses éclairages sur les Méditateurs et les Dormeuses, voir Saskia Hanselaar, « Ossian ou l’Esthétique des Ombres : une génération d’artistes français à la veille du Romantisme (1793-1833) », thèse de doctorat, Université de Paris X – Nanterre, École Doctorale, Milieux, Cultures et Sociétés, 2008.
2Christopher D’Arcangelo, Museum Piece, musée du Louvre, 1978. D’Arcangelo avait fait traduire son texte en français par Daniel Buren. Document aimablement communiqué par Sébastien Pluot.
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