83. Multitudes 83. Eté 2021
À chaud 83

Brésil : là où croît la solitude

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L’édition inaugurale de Futur Antérieur, la revue dont est issue Multitudes, a publié un texte inédit de Louis Althusser avec une lecture très actuelle de Machiavel1. La fondation des sciences politiques y est présentée dans toute sa puissance inclassable : « Machiavel n’accepte pas et ne pratique pas (la) typologie (monarchie ou république), et n’assigne pas à ses réflexions de déterminer l’essence de tel type de gouvernement. Son propos est tout différent. Il consiste […] non pas à faire la théorie de l’État national existant […], mais à se poser la question politique des conditions de la fondation d’un État national dans un pays […]2 ». Fonder quelque chose qui n’existe pas. Ce pays qui n’existait pas, on le sait, était l’Italie à la recherche d’une unité qu’elle n’arrivait pas à atteindre. Althusser continue son analyse en expliquant que « Machiavel pose (la) question en termes politiques radicaux, c’est-à-dire en constatant que cette tâche […] ne peut être accomplie par aucun des États existants […], car ils sont tous anciens […]3 ». À savoir, « seul un “prince nouveau dans une principauté nouvelle” pourra venir à bout de cette tâche difficile4 ». Voilà pourquoi Althusser parle de solitude de Machiavel : « pour fonder un État nouveau, il faut “être seul”5 ».

Bien avant Althusser, en 1949, Merleau-Ponty a souligné que Machiavel avait pensé la politique comme une énigme. C’est en réfléchissant sur Les Jacobins Noirs de C.L.R. James que Merleau-Ponty a pu dire que dans l’illusion de résoudre cette énigme une fois pour toutes réside une « manière machiavélique de désavouer Machiavel (et cela) par la pieuse ruse de ceux qui dirigent leurs yeux et les nôtres vers le ciel des principes pour les détourner de ce qu’ils font6 ». Or, James était proche d’un autre solitaire : Boris Souvarine, dont personne ne voulait écouter les critiques à l’URSS qu’il faisait déjà dans les années 1930.

Qu’est-ce que cela peut nous dire de la tragédie brésilienne en cours ? Le retour de Lula est-il la renaissance d’un Prince nouveau et vertueux ?

Le retour de Lula : un chat peut en cacher un autre

Pour expliquer la dynamique d’une contagion virale qui s’emballe, les épidémiologistes utilisent l’image d’un paquebot qui ne s’arrêtera qu’à l’épuisement de son élan inertiel. Le Brésil est aujourd’hui comme un très grand porte-conteneurs dont la dérive folle ne peut même pas compter sur les bords d’un canal pour l’arrêter.

Bolsonaro a saboté à la fois la vaccination et les gestes barrières de contention de la contagion. Il menace de décréter l’état de siège pour « défendre les libertés ». Il vient de remanier son gouvernement dans le but d’augmenter son contrôle sur les forces armées. Bolsonaro ne prépare pas son 6 janvier (l’invasion du Capitole par les milices de Trump) : il le met en pratique tous les jours.

N’importe quelle alternative politique et sociale qui offre une chance de battre Bolsonaro doit donc être vue avec soulagement et Lula en est une, peut-être la plus forte. Ainsi, la récupération des droits politiques par l’ancien président a suscité une très grande vague d’enthousiasme au Brésil et partout dans le monde. Globo News transmet en direct le discours de Lula ; Bernie Sanders publie un tweet de félicitations ; Plantu affiche Lula en protecteur de la forêt le jour même où Le Monde lui dédie un éditorial ; Christiane Amanpour l’appelle « gladiator » lors de son interview sur CNN. Devant un tel déferlement, se demander si vraiment ce retour du vieux leader est positif pour la démocratie brésilienne et pour la gauche mondiale est impossible. Au mieux, on dira qu’il s’agit d’une sorte de purisme irresponsable : pourquoi critiquer « le seul leader7 » qui est capable de battre le fasciste lors des prochaines élections ? Pourquoi se préoccuper de la couleur du chat (Lula), nous dirait le sage Deng Xiao Ping, pourvu qu’il attrape la souris (Bolsonaro) ?

Du point de vue de la transformation sociale, le plus grand résultat des deux premiers gouvernements Lula (2003-2010) a été le mouvement semi-insurrectionnel de juin 2013 : les toutes petites améliorations en termes de revenu, d’emploi et d’accès ont été utilisées par les multitudes du travail métropolitain pour, d’un côté, désavouer le choix néo-développementiste de Lula (à savoir Dilma Rousseff contre Marina Silva) et, de l’autre, affirmer que le prix et la qualité des services, notamment des transports publics, dépendaient d’une radicalisation démocratique8. La constitution du commun se faisait contre les mafias qui contrôlent la circulation dans les territoires métropolitains, et contre les mafias qui attaquent les réserves et empochent l’argent des grands chantiers dans la forêt. En 2014, alors que le PT fermait la brèche de juin en réaffirmant son compromis avec les mafias des travaux publics et le projet néo-développementiste, la task force d’un groupe de jeunes magistrats du parquet de Curitiba (Sud du Brésil) commençait l’opération Lava Jato9, la plus grande et la plus effective opération de lutte contre la corruption jamais menée au Brésil.

Sans mouvement populaire, la Lava Jato a glissé dans une sorte de justice puriste et sa figure principale (Sergio Moro) s’est suicidée politiquement en acceptant de devenir le garde des sceaux de Bolsonaro. Mais, la Lava Jato et Moro ne sont pas détruits à cause de leurs ambiguïtés, mais de la menace réelle qu’ils ont constituée et constituent pour le hard power brésilien.

La polarisation promue par Lula et capitalisée par Bolsonaro donne l’impression que le combat est entre les deux, alors que ce qui se passe est une grande restauration. L’affaire Lula est l’axe central d’une guerre contre l’opération Lava Jato, mais elle ne la résume pas car elle est menée par des alliances transversales qui ne correspondent pas du tout aux clivages qui apparaissent à la surface du jeu politique. C’est Bolsonaro qui a désarticulé la Lava Jato. D’abord, il a affaibli la cellule du ministère de l’économie10 qui produit les rapports sur les crimes financiers et qui, dans le cadre de la Lava Jato, a permis l’inculpation du clan présidentiel de crimes financiers en faisant apparaître ses liens avec les milices paramilitaires de Rio de Janeiro (les mêmes qui ont tué Marielle Franco). Ensuite, il a nommé un Procureur général de la République qui a fermé les task forces de la Lava Jato de Curitiba et aussi celle de Rio de Janeiro. Après, Bolsonaro a pris le contrôle de la Police fédérale et démis Sergio Moro du poste de Garde des sceaux. Puis il a nommé comme nouveau membre de la Cour suprême un juge clairement opposé à la Lava Jato. Enfin, Bolsonaro a monté toute une série d’alliances avec les forces parlementaires – majoritaires – qui s’opposent avec violence à la Lava Jato. C’est donc dans le contexte de cette offensive, venant de la droite comme de la gauche, contre la Lava Jato que s’inscrivent les rebondissements de l’affaire « Lula ». Les décisions qui le concernent intéressent des centaines d’hommes politiques, juges, banquiers et entrepreneurs pris dans les coups de filets de l’opération depuis 2014. Pour en avoir une idée : les aveux d’un seul banquier du change clandestin capturé dans la Lava Jato, en plus de restituer 200 millions de dollars aux coffres publics, menacent tout l’establishment11.

La défense de Lula mène trois batailles dans cette guerre : l’exécution de la peine, la compétence des tribunaux, la partialité de Moro.

L’exécution de la peine de prison ferme après le jugement en appel a été l’objet de différents changements de la jurisprudence en un très court laps de temps de la part de la Cour suprême. À la fin, c’est le mécanisme en vigueur depuis toujours qui a été réaffirmé : pour ceux qui en ont les moyens, pas de prison jusqu’à la 4e instance (la Cour suprême) et donc prescription presque assurée. Pour les pauvres, c’est la prison provisoire sans jugement. Lula est sorti de prison grâce à cette décision. Ce n’est pas une victoire de l’état de droit, mais d’une justice « à la tête du client ».

En ce qui concerne la compétence des tribunaux : après plusieurs refus, le juge Edson Fachin a décidé d’annuler tous les procès contre Lula et de les déporter du Tribunal de Curitiba à celui de Brasília. Lula n’a pas été innocenté. Théoriquement, il peut être objet de ces mêmes procès à Brasília, mais les crimes seront presque surement prescrits avant que cela ait lieu. Pourquoi le juge Fachin, qui est du bloc des juges les plus progressistes et qui essaient de sauver l’opération Lava Jato, a-t-il changé d’avis et pris cette décision ? Parce qu’il a essayé – sans succès – d’éviter que les décisions sur le cas spécifique de Lula dans la troisième bataille juridique à venir n’entraînent l’écroulement de toute l’opération Lava Jato, à savoir l’annulation de toutes ses décisions judiciaires. Le tweet de Artur Lira, le Président du Parlement (qui vient d’être élu avec l’appui de Bolsonaro grâce à un énorme budget), ne saurait être plus clair : « Lula peut même le mériter. Mais Moro, jamais !12 ».

Nous voilà à la troisième bataille, la plus importante : le jugement sur la partialité de Moro. L’opportunité pour ce jugement vient d’un épisode de cyber-piraterie. Les chats que le juge Moro et les procureurs fédéraux de Curitiba échangeaient sur l’application Telegram sont tombés entre les mains du journaliste américain Glenn Greenwald (le même que celui du cas Snowden13) et ont été en partie publiés sur le site The Intercept brésilien. Dans ces conversations privées, le juge et les procureurs échangeaient des informations et des opinions sur les procès Lula et faisaient quelques commentaires politiques14. Du coup, le secteur de la Cour suprême qui visait Moro et la Lava Jato s’est saisi de ces « preuves » pour enfin juger de la partialité du juge Moro dans les procès contre Lula. Le vote a eu lieu le 23 mars 2021 et, à 3 voix contre 2 le deuxième « sous-tribunal » de la Cour a jugé que Moro était coupable de partialité15.

Nous voilà dans un imbroglio judiciaire où même l’azzeccagarbugli d’Alessandro Manzoni ne s’y retrouverait pas16 : alors que Fachin a voté pour Moro, le juge Mendes a conduit avec véhémence le vote contre Moro. Or, ce même Gilmar Mendes a plusieurs fois jugé (et de manière favorable) le Habeas Corpus de Jacob Barata, le « roi » des transports publics de Rio de Janeiro arrêté dans la Lava Jato. Mendes n’a vu aucun problème de partialité dans le fait d’avoir été le parrain du mariage de la nièce de Barata. Pas de problèmes de partialité dans le fait que le président du Superior Tribunal de Justiça (STJ) ait ouvert une procédure contre les procureurs de la Lava Jato après que ceux-ci ont formellement accusé son fils – avocat associé à l’avocat de Lula – d’avoir reçu plusieurs millions de dollars pour influencer ses décisions sur le cas de la mafia des transports publics de Rio de Janeiro17.

La Lava Jato est accusée non pas parce qu’elle serait « partielle », mais parce qu’elle ne reproduit pas la partialité qui règne au Brésil depuis toujours.

Entretemps, les pauvres dépensent 3 et même 4 heures par jour pour aller travailler dans des bus bondés, chers et de très mauvaise qualité, avec ou sans la pandémie.

La catastrophe brésilienne

Du point de vue politique, ce qui intéresse dans l’affaire Lula est que, comme le mouvement de juin 2013 l’avait bien affirmé, ses gouvernements étaient corrompus par des grandes entreprises maffieuses du BTP : c’est bien dans l’avion privé de l’entreprise OAS que Lula voyageait pour convaincre les Indiens de la réserve TIPNIS en Bolivie de laisser passer la route qu’elle construisait avec l’argent de la Banque nationale de développement brésilienne. Odebrecht faisait des travaux dans la villa de Lula et en même temps empochait les contrats du barrage Belo Monte en Amazonie et du stade Itaquerão à São Paulo.

La catastrophe brésilienne est bien constituée par le fait que l’autre face de ces mêmes mafias, celle diffuse composée par les milices paramilitaires de policiers dont est issu Bolsonaro, a pu se constituer comme solution électorale majoritaire. L’assassinat de Marielle a bien été perpétré par des membres de ces milices (capturés et en attente de jugement), mais les commanditaires (pas encore arrêtés) appartiennent aux autres milices, celles qui circulent dans les parlements et qui étaient visées par la Lava Jato.

Lors des manifestations contre son arrestation, on comparait Lula à Mandela et c’est bien ce récit qui s’est maintenu. Malgré les expériences historiques, personne ne voulait savoir qu’il s’agissait du culte du grand chef autoritaire, sauf un jeune étudiant noir de l’université de l’état de Rio de Janeiro (UERJ) qui a osé twitter : « Lula n’est pas Mandela : Mandela n’avait pas honte des accusations qu’on lui adressait, ce n’est pas le cas de Lula ». Il n’y a rien d’héroïque ou d’éthique, aucune justice et pas non plus de l’antifascisme chez Lula dans la récupération de ses droits politiques : c’est juste un autre épisode de la catastrophe politique brésilienne. Lula n’est pas du tout un défenseur de la forêt et il l’a bien montré en 2007 lorsqu’il a opté pour la néo-développementiste autoritaire Dilma Rousseff (contre Marina Silva) pour mener les grands chantiers des méga-barrages en Amazonie et des méga-événements dans les villes.

La gauche imaginaire n’existe pas. Il n’y a aucun débat, aucune organicité, aucun processus collectif, aucune démocratie dans le Parti des Travailleurs : juste les décisions infaillibles du chef, un point c’est tout.

Bien sûr, face à Bolsonaro, n’importe quelle autre composition politique qui puisse le battre est bienvenue. Mais cela ne transforme tout de même pas cette éventuelle et souhaitée composition en quelque chose de différent de ce qu’elle est : que ce soit Lula ou un des 6 possibles candidats (du centre-droite au centre-gauche) qui viennent de se réunir dans la signature d’un manifeste contre Bolsonaro et en défense de la démocratie18.

Ce qui se passe au Brésil est une restauration dont les deux acteurs, derrière la polarisation idéologique qui agite les militants, sont à la fois Bolsonaro et Lula.

La politique est une énigme qu’on ne saurait simplifier sans une inévitable traversée du désert où la solitude d’un nouveau peuple puisse fonder une nouvelle terre.

1 « Solitude de Machiavel », N. 1, avril 1990, (426-40), L’Harmattan. C’était une Conférence tenue à la Fondation Nationale des Sciences Politiques en 1978.

2 Ibid., p. 29.

3 Ibid., souligné par l’auteur.

4 Ibid., p. 30.

5 Ibid.

6 « Note sur Machiavel », Signes, p. 364.

7 Éditorial du Monde.

8 Cf. Multitudes, 81, hiver 2020.

9 « Lava Jato » : littéralement lavage au Karcher.

10 COAF.

12 Artur Lira, « Lula pode até merecer. Mais Moro, jamais ! », www.folhape.com.br/politica/arthur-lira-critica-efeito-da-decisao-de-fachin-sobre-suspeicao-de/175469

13 Glenn Greenwald est un héros de la gauche au Brésil, mais aux États Unis – après la campagne contre Hillary Clinton en 2016, il a été très actif contre Biden, sur les écrans de la réactionnaire FOX News notamment en collaboration avec le journaliste d’extrême droite Carlson, cf www.foxnews.com/media/greenwald-liberal-media-deceitful-playbook-stories

14 Il faut voir qu’au Brésil le Ministère Public ou parquet mène les investigations en coordination avec le juge qui, lui, prend les décisions relatives aux investigations (c’est lui qui décide ou autorise les saisies, les arrestations provisoires, etc.) et ensuite, juge les accusés. Les contacts entre le juge et les procureurs sont ainsi nécessaires, puisque la figure de l’accusation et celle du juge ne sont pas bien séparées. Jusqu’à ce que Lava Jato n’arrête le gratin de la politique et des entreprises brésiliennes, personne n’avait trouvé de problèmes à la structure de la procédure judiciaire.

15 Le STF (Cour suprême) prend des décisions en session plénière ou divisé en deux sous-tribunaux (« turmas »).

16 Traduit « avocaillon » en français https://fr.wiktionary.org/wiki/azzeccagarbugli

18 « Manifeste pour la conscience démocratique » paru le 31 mars 2021, jour anniversaire du coup d’État militaire de 1964, signée par 6 candidats putatifs, dont plusieurs ont soutenu Bolsonaro en 2018 www1.folha.uol.com.br/poder/2021/04/manifesto-de-presidenciaveis-provoca-reacoes-de-petistas-e-bolsonaristas.shtml