76. Multitudes 76. Automne 2019
Majeure 76. Est-il trop tard pour l’effondrement ?

Le Plantationocène dans la perspective des undercommons

et

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1.

Poussés par les craintes des opinions publiques et les intérêts des investisseurs privés, les comptes économiques sur lesquels se basent la plupart des États-nations annoncent ou visent des taux de croissance positifs. Les comptes écologiques qu’analysent études scientifiques après études scientifiques révèlent un effondrement de nos milieux de vie, non pas seulement annoncé, mais déjà en cours. On peut interpréter la mode actuelle de la notion d’effondrement dans l’espace médiatique français comme la manifestation d’une conscience de plus en plus vivace du dramatique mécompte de l’idéologie économiste par rapport aux réalités écologiques.

2.

Les discours sur l’effondrement méritent d’être non seulement écoutés, mais aussi revendiqués, en prenant toutefois la mesure de leurs ambivalences. Ils relèvent de l’évidence pour quiconque ne ferme pas les yeux et les oreilles sur les « mauvaises nouvelles » qui nous assaillent quotidiennement à propos de la destruction de nos milieux de vie. Nos modes de production, de collaboration, de consommation sont régis désormais à l’échelle planétaire par un modèle de (dys)fonctionnement (le capitalisme néolibéralisé) qui, malgré quelques bonnes intentions ponctuelles et quelques vœux pieux de « transition écologique », est emporté par son inertie propre à saccager nos écosystèmes vitaux. Il est de plus en plus évident que les fragilités croissantes de ce modèle sont appelées à causer son effondrement.

3.

Les discours sur l’effondrement relèvent toutefois partiellement du leurre, de par le terme même et de par le cadrage implicite qui les définissent. L’imaginaire collapsologiste est hanté par les graphiques de courbes exponentielles en forme de cannes de hockey, qui documentent la « Grande Accélération » (Steffen & al. 2015) connue par la production industrielle à partir de la moitié du xixe siècle. Dès les années 1970, la menace d’effondrement – d’abord annoncée comme distante et probable, aujourd’hui éprouvée comme une réalité imminente ou présente – a pris la forme privilégiée d’un renversement dramatique des courbes de croissance : les quantités d’êtres humains engendrés et nourris, d’enfants alphabétisés, de tonnes d’acier produits, d’hydrocarbures consommés, de kilomètres-avion voyagés s’élèvent exponentiellement vers le ciel, avant d’atteindre un pic, qui sanctionne leur chute inéluctable dans différents types de catastrophes (déforestation, dérèglement climatique, épuisement des réserves en eau, sixième grande extinction). Or toutes ces courbes de croissance-pic-effondrement projettent une vision linéaire et univoque de l’Histoire, vision qui est bien trop proche de la vulgate développementiste projetée par la modernisation coloniale occidentale pour ne pas être suspecte.

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Le terme et la notion d’effondrement nous leurrent donc en nous faisant imaginer 1° une chute instantanée et à venir, alors que les processus sont déjà en cours et se déroulent selon des rythmes multiples, 2° une chute simultanée et commune à l’occasion de laquelle tout et tous s’écrouleront en même temps (co-laspsus), alors que d’énormes inégalités surdéterminent le déroulement des catastrophes, de même qu’elles conditionnent le fonctionnement normal du capitalisme, 3° un écroulement sans retour ni résistance possible qui fera table rase du passé selon une évolution linéaire, unique et universelle, alors que certains modes d’organisation résisteront mieux que d’autres, et que de nouvelles configurations désirables n’émergeront pas seulement après l’effondrement, mais sont déjà actives (depuis longtemps) au sein de son cœur même.

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Un décadrage et un recadrage sont donc nécessaires pour neutraliser les effets pervers du terme d’effondrement tout en conservant ses vertus mobilisatrices. Si l’imaginaire collapsologiste pourrait a priori paraître démobilisateur, en ce qu’il annonce le caractère inévitable de différents types de catastrophes (déjà en cours), il semble être solidaire d’un nouveau type de réflexion et de pratiques socio-politiques, qui reprend et redynamise un courant déjà ancien mais toujours prometteur – et de plus en plus indispensable – des mouvements d’alternatives au capitalisme.

6.

Ce qui s’effondre peut être caractérisé comme le modèle plantationnaire instauré aux XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles dans la plantation esclavagiste, et notre époque est au mieux saisie par le terme de « plantationocène » (Tsing 2015). Son caractère principal est la destruction d’écosystèmes complexes pour mettre en place une monoculture, où les humains et autres êtres vivants se trouvent réduits au statut de ressources à exploiter selon des logiques extractivistes. L’extractivisme se caractérise par la mise en place de techniques d’extraction sélective de certains éléments d’un écosystème complexe, en les traitant comme des « actifs » (assets), dans lesquels s’investissent des anticipations de profits financiers. Ce qui fait la nocivité spécifique de l’extractivisme, c’est que cette extraction s’opère sans se soucier ni des nécessités (temporelles) de renouvellement des ressources ainsi exploitées, ni des conséquences de cette exploitation sur les environnements qui s’en trouvent affectés. L’effondrement actuel a ses causes principales dans ces trois caractéristiques du modèle plantationnaire : monoculture (qui prive les formes de vie de la résilience propre à la biodiversité), épuisement de ressources (dilapidées sans soin de leur renouvellement) et nuisances imprévues (induites sous forme d’externalités négatives).

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À l’opposé de l’effondrement plantationocène se développe la recherche de communs caractérisés par leur pluralisme et leur diversité. Conjuguer les communs au pluriel, c’est non seulement reconnaître le rôle fondamental d’un certain nombre de « ressources naturelles » (l’eau potable, l’humus, les forêts, etc.) dans le substrat de nos vies terrestres, mais aussi se préoccuper de leur maintien et de leur renouvellement. Conjuguer les communs au pluriel, c’est aussi reconnaître les solidarités et complémentarités qui unissent (parfois conflictuellement) les diverses formes de vie coexistant au sein d’un écosystème, diversité que la monoculture écrase, entraînant l’appauvrissement des milieux de vie. Mais conjuguer les communs au pluriel, c’est surtout reconnaître la nécessité de faire coexister différentes finalités vitales considérées à partir d’un a priori égalitaire : en elle-même, l’une ne vaut ni plus ni moins qu’une autre, seules leurs incompatibilités pouvant justifier la limitation de l’une au nom des besoins des autres.

8.

Au sein de l’effondrement actuel du modèle de production plantationnaire, le défi principal est de constituer des communs planétaires. Cela implique en particulier de mettre en relation d’enrichissement mutuel, plutôt que de rivalité antagoniste, d’une part, les analyses scientifiques, issues des concepts, méthodes, techniques et pouvoirs d’une modernité occidentale dominante depuis deux siècles, avec, d’autre part, des sensibilités, des savoirs, des pratiques et des modes de socialisation qui se sont construits dans la continuité des traditions par rapport auxquelles la modernisation occidentale s’est construite en rupture.

9.

On peut s’appuyer ici sur le terme de « sous-communs » (undercommons) avancé par Stefano Harney & Fred Moten (2013). Les sous-communs sont les communs d’en bas, ceux que les modernisateurs ont négligés et maltraités, tout en asseyant sur eux l’exploitation des natures humaines et non-humaines. Ces communs d’en bas sont mis en avant dans les traditions radicales de la blackness afro-américaine revendiquées par Harney & Moten, mais aussi par les écoféminismes (Hache 2016, Multitudes 67), des organisations de peuples autochtones (Escobar 2018, Multitudes 64) et des sexualités queer. Des courants de pensée, au sein de la modernité occidentale, souvent en contact avec ses dehors, ont depuis longtemps dénoncé les insuffisances, les injustices et les nuisances du plantationocène. L’effondrement des communs qu’épuise le consumérisme pourrait de même ramener tout le monde au niveau des sous-communs.

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Le pari vers lequel nous porte la conjoncture actuelle est que c’est à partir de l’écoute, du dialogue et de la fécondation réciproque (quoique souvent conflictuelle) entre les savoirs/pratiques des communautés scientifiques et les savoirs/pratiques des undercommons que nous pourrons faire de l’effondrement en cours l’occasion d’une réorientation (salutaire) de nos modes de coexistence. Les espaces, la confiance mutuelle et les initiatives partagées où devrait s’incarner un tel pari, ambitieux sans doute, restent encore largement à inventer.

11.

Dépasser notre négligence actuelle envers les undercommons exige de mesurer les continuités qui rendent difficilement dissociables 1° les réalités logistiques qui alimentent nos supermarchés du pillage des ressources et des forces de travail extraites aux quatre coins de la planète, 2° les techniques de gouvernance qui administrent cette logistique en s’efforçant de manager le self-management d’agents économiques violemment réduits à leur seul intérêt financier, et 3° les institutions se réclamant, à divers niveaux et à diverses échelles, d’une démocratie conçue comme la représentation politique de sujets individuels décrétés souverains dans (et par) leurs calculs d’intérêts. En montrant à quel point logistique écocidaire, gouvernance managériale et démocratie représentative conspirent à exacerber les dynamiques d’un effondrement déjà subi par les undercommons, mais menaçant désormais d’engloutir les milieux de vie des dominants eux-mêmes – dynamiques qu’Achille Mbembe (2013) désigne comme un « devenir-nègre du monde » – la perspective des communs d’en bas est vouée à inquiéter nos habitudes et nos réflexes politiques les plus profonds.

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Sur la planète Terre, malgré les illusions techno-quiétistes de terraformation, les perspectives de fuite sont étroitement limitées. L’écoute mutuelle et la coopération nécessaire entre les undercommons précaires et les communautés établies au sein des institutions scientifiques ont précisément pour défi principal de moduler finement les possibilités de fuites internes compatibles avec les contraintes externes pesant sur nos milieux de vie, à toutes les échelles. Cela s’inscrit dans l’appel lancé en écosophe par Félix Guattari (1989) à « décentrer radicalement les luttes sociales » face à la crise écologique. Le fugitive planning dont se réclament Harney & Moten présuppose un constant va-et-vient entre des établissements institutionnels, qui restent debout, même affaiblis, et des zones de marronnage, dont la dynamique est indissociable de ce dont elles travaillent les marges.

13.

On peut suggérer une batterie minimale de quatre-fois-trois pistes pour aborder l’effondrement de nos communs depuis la perspective des sous-communs. La première triplette articule trois visées, relativement consensuelles : 1° Faire soutenable : traquer, dénoncer et combattre l’extractivisme (où qu’il se situe, à commencer par en nous-mêmes) dans ses négligences envers le renouvellement des ressources qu’il exploite ainsi qu’envers les conséquences néfastes de ses opérations. 2° Faire pluriel : identifier la monoculture et le modèle plantationnaire comme la cause principale de l’effondrement en cours, et les contrer par des pratiques qui respectent et accompagnent la coexistence de différences multiples (en tensions parfois conflictuelles). 3° Faire équitable : considérer les diverses parties prenantes identifiables au sein d’un milieu de vie comme ayant a priori un droit égal (quoique mutuellement limité) à l’épanouissement de leur être, tout en reconnaissant également l’irréductibilité du milieu lui-même aux composants qu’on y distingue.

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Une deuxième triplette articule trois devenirs : 1° Un devenir-nègre, bien décrit par Achille Mbembe (2013) comme une condition humaine appelée à être partagée à l’âge de l’effondrement plantationocène ; à sa face de souffrance et de traumatisme, il convient bien entendu d’ajouter la face de créativité, de vitalité, de liberté maronnes qui a si richement irrigué les cultures populaires du XXe siècle (musique, littérature, philosophie). 2° Un devenir-sorcière, dont se réclame un certain courant californien de l’écoféminisme, pour revendiquer une participation chamanique, spirituelle et corporelle, aux enchevêtrements relationnels qui nous constituent. 3° Un devenir-queer, qui prône une attitude indissociablement accueillante et inquiétante envers la sur-naturalité des créolisations générées par le jeu des enchevêtrements de désirs et de matières hétérogènes.

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Une troisième triplette peut se formuler en 3D, découlant partiellement de ce qui précède. L’effondrement en cours produira un minimum de ravages et contribuera à des réorientations d’autant plus salutaires que nous parviendrons toutes et tous à adopter des attitudes et des habitudes 1° dé-coloniales : neutralisant en nous et hors de nous les traditions et les réflexes de domination monoculturelle qui poussent certains humains, éduqués dans certains environnements, à considérer comme normale la subordination d’autres êtres vivants à leurs intérêts et à leurs finalités particulières ; 2° dé-polémiques : neutralisant en nous et hors de nous les appels à constituer des ennemis auxquels faire la guerre (autant rhétorique que physique), par des campagnes militaires ou par des actions politiques, alors que le plus important est de localiser les causes des conflits dans les structures relationnelles qui rendent nos visées et nos besoins antagonistes entre eux, ainsi que de cultiver les alternatives déjà émergentes en mal de soutien ; 3° dé-compétitives : neutralisant en nous et hors de nous les raisonnements qui exacerbent la compétitivité, là où les relations de complémentarité et d’entraide contribuent bien plus réellement à notre survie et à notre bien-être.

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Enfin, une quatrième triplette propose trois modalités d’organisation pour réorienter nos actions collectives en situation d’effondrement. 1° L’étude – au sens très particulier que donnent à ce terme Stefano Harney & Fred Moten en parlant de black study, pour le contraster avec le format dominant des échanges universitaires – a lieu chaque fois que des corps passionnés en situation d’égalité rebondissent sur leurs propos et leurs gestes mutuels pour élaborer des problèmes qui leur tiennent à cœur. Il y a étude sitôt qu’on se parle, expression heureuse qui présuppose a) que l’on s’écoute mutuellement, b) qu’une parole s’élabore dans l’adresse qui la destine à un autre que soi, et c) que cet autre et ce soi émanent ensemble du « on » collectif et indéfini qui est l’agent effectif de l’étude en question. 2° L’improvisation constitue un mode d’organisation qui ne se confond nullement avec la simple spontanéité irréfléchie, mais résulte d’un apprentissage partiellement partagé par tous les humains (pour de simples raisons de survie dans des circonstances toujours quelque peu imprévisibles) et partiellement cultivable comme une compétence particulière (dont les musiciens du champ jazzistique offrent l’exemple le plus évident). Enfin 3° la poésie est érigée au rang de principe organisationnel dans la mesure où, grâce à l’attention qu’elle porte aux mots, aux tournures et aux polysémies, elle permet aux undercommoners d’enrichir leur parole éphémère des intuitions et des savoirs sédimentés dans le langage commun. La parole poétique d’un Fred Moten comme la créativité langagière d’une Donna Haraway témoignent du besoin de dépasser les œillères d’une rationalité argumentative (infiniment précieuse mais potentiellement mutilante), grâce à la puissance de formulations sur-réalistes, seules capables d’approcher la sur-nature des créolisations émergentes.

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Ces quatre-fois-trois pistes visent ensemble à baliser (grossièrement) un espace d’organisation alternatif à la politique-as-usual, dont l’échec patent est responsable de l’effondrement actuel. Contrairement au courant survivaliste qui domine la mouvance collapsologiste dans certains pays ou dans certains milieux, l’effondrisme qui est paru aux devants de la scène intellectuelle et médiatique française depuis 2018 se pose bien des questions d’organisation collective, dont la conclusion du dernier livre de Geert Lovink (2019) énonce pertinemment l’urgence et les difficultés. Le problème de l’effondrisme n’est pas le sauve-qui-peut, mais la recherche de nouvelles formes d’organisation sociale atténuant la compétition individualiste des intérêts et promouvant les principes d’entraide et d’accordage affectif (Stern 1985). Cet effondrisme-là (celui des Pablo Servigne, Yves Cochet, Clément Monfort ou Cyril Dion) pourrait apparaître comme précipitant (au sens chimique) la (dis) solution des deux apories majeures qui ont impuissanté la gauche d’inspiration marxiste et écologiste dans le dernier tiers du xxe siècle. D’une part, la notion même d’effondrement nous dispense d’avoir à croire en une Révolution qui vaincrait le capitalisme en s’emparant de son Palais d’hiver. Même si l’axiomatique capitaliste devait s’avérer invincible sur le plan politico-économique, sa gestion du monde effondre le monde par sa dynamique propre. La bonne nouvelle est qu’il n’y a pas besoin de perdre sa vie, ses forces ou son âme pour l’attaquer par la violence. « La catastrophe peut ainsi parfois être vue comme un moyen de ne pas passer par le Grand Soir. Puisque tout est détruit, il est possible d’envisager une autre reconstruction » (Musset 2013 ; voir aussi Rumpala 2018 et Semal 2019). Le véritable problème n’est pas d’abattre, mais de conserver ce qu’il y a de précieux, et de reconstruire différemment ce qui se sera effondré – ce qui implique de l’imaginer et de l’inventer sous les formes les plus créatives qui soient. Cela nous confronte à la deuxième aporie majeure des mouvements à vocation révolutionnaire : celle de fomenter une organisation à la fois assez ferme et assez agile pour vaincre l’ennemi. Comme le suggèrent les quatre-fois-trois pistes esquissées plus haut, ce problème prend une forme très différente – soutenable, pluraliste, équitable ; black, sorcière, queer ; dé-coloniale, dé-polémique, dé-compétitive ; étudiante, improvisante, poétisante – dès lors qu’il s’agit d’organiser une vie collective désirable en milieu effondré, plutôt que la conquête d’un pouvoir d’État émancipateur..

18.

Cette perspective bute toutefois évidemment sur au moins deux obstacles majeurs. Le premier est son irréalisme à peu près complet. Non seulement les 99,9 % dont se réclamaient les indignés madrilènes ou les occupants de Zuccotti Park ignorent le mot undercommons, ainsi que l’existence même de l’écoféminisme. Mais tout porte à penser qu’ils n’éprouveraient qu’incompréhension, désarroi, horreur, mépris ou éclats de rire à la lecture de nos improbables triplettes. Comment imaginer que des spéculations aussi opaques, jargonantes et élitistes puissent avoir une quelconque prise sur notre histoire collective à venir ? Trois éléments de réponse peuvent être avancés pour ne pas considérer ce problème comme absolument insurmontable, même s’il est bien entendu terriblement réel. En premier lieu, il est impératif que nous parvenions à formuler les propositions esquissées ci-dessus en des termes accessibles au commun – et aux undercommons – des mortels dont elles se réclament. C’est un travail (poétique, rhétorique, littéraire) considérable, pour lequel nous sommes mal équipés, mais qui doit être considéré comme absolument primordial. En deuxième lieu, il ne faut pas sous-estimer l’énorme potentiel de mutation contenu dans le rejet patent dont fait aujourd’hui l’objet la politique-as-usual. Les Gilets jaunes français ne sont qu’un énième avant-goût des formes imprévisibles que prendront les mobilisations (a) politiques au fur et à mesure que l’effondrement se précipitera, et on peut rêver (ou cauchemarder) d’une perméabilité inédite de telles mobilisations envers des modes alternatifs d’organisation. Enfin, en troisième lieu, il est possible – quoique pas sûr du tout, bien entendu – que les pistes esquissées ci-dessus résonnent plus intimement qu’on ne le pense d’habitude avec un air du temps dont les manifestations de jeunes du vendredi, l’augmentation de la sensibilité « bio », le rejet populaire des politiques néolibérales ou la progression significative du végétarianisme sont des indices au moins aussi significatifs que les victoires électorales des partis néo-fascistes. Il est peut-être moins irréaliste qu’on a tendance à le croire de sentir de puissants courants progressistes prendre forme dans les tréfonds – les undercommons – de nos populations, de nos perceptions et de nos conceptions du monde.

19.

Le second obstacle n’est pas moins rédhibitoire : le black radicalism comme l’écoféminisme californien constituent des importations passablement hétérogènes aux réalités européennes (ou chinoises), en ce qu’ils émanent d’un pays dans lequel les minorités et les pauvres sont largement abandonnés à leur triste sort, incarcérés en masse et exposés à une loi de la jungle où ils n’ont virtuellement rien de bon à attendre ni des policies de la puissance publique, ni de la politics dont émanent les lois qui la régissent. La situation est différente en Europe, où un État-Providence (malgré les assauts dont il fait l’objet depuis un demi-siècle) est encore perçu comme devant et pouvant assurer une protection minimale envers les difficultés de la vie. Prôner l’importation de la perspective des undercommons états-uniens ne contribue-t-il dès lors pas à fourvoyer nos modes de pensée et d’action, en faisant l’impasse sur les policies et les politics étatiques qui constituent encore notre meilleur rempart contre les souffrances sociales exacerbées que ne manquera pas de causer la précipitation de l’effondrement ? Ici aussi, trois éléments de réponse peuvent contribuer à défléchir cette critique, par ailleurs justifiée. D’une part, la méfiance radicale adoptée par les undercommons envers l’État et ses policies aide à mesurer non seulement les effets oppressifs de ces policies sur les exploités, non seulement leurs effets pervers de contreproductivité dus aux rigidités et aux lourdeurs bureaucratiques, mais aussi bien la profonde fragilité qui caractérise l’État-Providence en contexte d’effondrement, du fait même de ces rigidités et de ces lourdeurs. Le mouvement français des Gilets jaunes a surtout témoigné d’une soif de sécurisation de nos vies par l’intervention de l’État, même si certaines pratiques d’auto-organisation se sont développées à travers le commun des ronds-points. Réclamer une sécurisation sociale offerte à toutes et tous n’est toutefois pas incompatible avec la reconnaissance de la précarité (et des ambivalences) des actions et des institutions étatiques. L’accent porté par les undercommons sur ce qui se trame d’entraide et d’intelligence en dessous, en marge et parfois en déloyauté envers les réglementations étatiques, permet par ailleurs d’éclairer ce qui anime la force réelle de l’État-Providence : non pas des commandements verticaux appliqués à la lettre, mais des ajustements locaux improvisés sur le terrain par des fonctionnaires qui sont (presque) toujours plus-que-des-fonctionnaires, comme en témoigne le dévouement de l’immense majorité des personnels enseignants ou médicaux. Ce sont les undercommons des machines publiques (les infirmières d’origine étrangère, les vacataires de l’université) qui sécurisent nos communs, bien davantage que les policies énoncées depuis le Parlement ou décrétées depuis les ministères. Enfin, l’importation des undercommons états-uniens dans le contexte étatiste européen pourrait avoir pour mérite d’alimenter une certaine confiance (aujourd’hui terriblement déficitaire) dans ce que Harney et Moten appellent le fugitive planning, par quoi ils désignent les capacités plurielles des undercommons à projeter une force d’invention collective autonome, dont le développement d’internet par les moyens du peer-to-peer, du téléchargement illégal et du logiciel libre pourrait fournir une illustration facile. Il faut l’importance des soubassements que les undercommons fournissent aux communs publics, dont les appareils étatiques (et leurs dirigeants) revendiquent à tort le mérite unique. Sous cette lumière, les dispositifs de protection sociale du Vieux Continent pourraient se révéler moins « étatiques » qu’on ne le croit. Il suffit de penser à la naissance des systèmes publics de santé qui remontent non pas à un droit souverainement octroyé par les États naissants, mais plutôt à l’initiative collective indépendante des mutuelles ouvrières (incorporées ensuite dans des institutions étatiques universelles) et à la rémanence des institutions religieuses de charité. N’oublions pas non plus que les espaces universitaires, lors de leur émergence au Moyen Âge, pouvaient être portés par des « collectifs » indépendants d’étudiants qui, en dehors de tout cadrage institutionnel, choisissaient leurs enseignants, réunissaient l’argent pour les rémunérer, élisaient en leur sein les recteurs, etc.

20.

En ce sens, les undercommons de Harney et Moten sont moins exotiques qu’il n’y paraît. On pourrait sans doute analyser les gilets jaunes, les mouvements ouvriers mutualistes et communistes à la lumière de cette notion. Nous espérons avoir suggéré qu’elle offre, au même titre que l’écoféminisme, une perspective capable d’enrichir nos approches nécessairement pluralistes des multiples formes d’effondrements en cours (Citton & Rasmi 2020).