Les propositions de revenu universel sont sur la table depuis très longtemps, elles ont souvent été ignorées comme irréalistes, mais depuis quelques années, elles semblent susciter davantage d’intérêt et d’adhésion. En même temps, les expérimentations concrètes se multiplient en différents points de la planète, tandis que les politiques d’urgence mises en place à l’occasion de la pandémie de Covid‑19 font bouger les lignes sur les questions de budget public, de redistribution, de revenus de solidarité et de tâches considérées comme « essentielles » ou non. C’est l’occasion de creuser quelques questions de fond, qui clivent parfois des pensées ou des organisations qui gagneraient à se rapprocher. Cela peut aussi conduire à proposer d’autres angles d’approches. Yves Citton, à l’affût de ces altérités, dialogue ici avec Anne Querrien, plutôt sur la ligne hétérotopique.

Salaire à vie vs. investissement social

Yves Citton : Vu d’un peu loin, le contentieux qui oppose les partisans du « revenu universel » (dont fait partie Multitudes 1) à ceux du « salaire à vie » (regroupés derrière Bernard Friot2) ressemble à la définition canonique d’une guerre picrocholine. Qu’importent le nom et le flacon, pourvu qu’on ait l’assurance de bénéficier d’une rémunération tout au long de sa vie, sans voir son destin matériel menacé par les aléas de l’économie de marché ou par les rapacités boursières ?

Anne Querrien : Ces différences conceptuelles ne sont pourtant pas sans enjeux. Le salaire est obtenu en échange de l’effectuation d’un travail commandé ; le revenu universel est distribué à toutes et tous ; celui-ci ne rémunère pas le travail, il donne les possibilités de vivre indépendamment du travail. Dans l’hypothèse de la mise en place d’un revenu universel tel que le promeut Multitudes, le travail salarié ne cesse pas pour autant d’exister. Les ressources venant du travail salarié permettent d’investir dans de nouvelles activités, ou dans l’oisiveté temporaire, les ressources supplémentaires apportées par le revenu universel. À côté du travail contraint, commandé, alimentaire, se dégage une plage de temps pour le travail libre, le développement de ce qu’on aime. Le revenu universel nous amène à nous considérer les un·es les autres comme des investi·es – en poursuivant le geste proposé par Michel Feher3 qui propose de considérer que dans la société financiarisée tout un chacun essaie d’obtenir le maximum de crédit possible quitte à devenir « endetté » et à retrouver l’assujettissement au capital par l’argent comme avant. Ce qui changerait avec le revenu universel, c’est que des possibilités financières plus ou moins importantes seraient données de cet investissement, et non prêtées, pour permettre à chacun de contribuer sereinement à la production de notre bien-être commun4. Ce qui vient de se passer avec l’investissement européen pendant l’épidémie de Covid montre que la possibilité d’une telle utopie est moins lointaine que ce qu’on croyait.

Y. C. : Un ouvrage récent de dialogue entre Bernard Friot et Frédéric Lordon donne à voir les choses de manière plus classique et vraisemblable. L’élégance de la proposition de salaire à vie tient d’abord à ce que, comme tu le soulignes à propos des mesures entraînées par le Covid, elle ne se revendique pas des facilités utopiques d’un autre monde possible (toujours repoussé dans l’avenir), mais d’expériences concrètes effectivement en place à une échelle massive depuis plus d’un demi-siècle. La garantie d’un salaire à vie – attribué à une personne au nom de sa qualification et financé par une cotisation ponctionnée sur la production de richesses au sein de la société – a été instaurée dans le cas français en 1946 à travers les statuts accordés aux employés d’entreprises publiques comme EDF, GDF, la SNCF ou la RATP. Cela a été effectivement implémenté pour une partie minoritaire mais massive de la population française – et la droite n’a eu de cesse de dénoncer ce fragment de communisme réel au cœur de l’Europe capitaliste, chaque candidat·e promettant d’en abolir (ou rogner) le scandale.

A. Q. : J’ai connu une société qui avait réalisé cela à plus vaste échelle encore : l’Union soviétique. J’y suis allée au moment de la perestroika et j’ai pu constater combien cette société soi-disant égalitaire était minée par la corruption et par le désir d’échapper à ce fonctionnariat imposé. Par ailleurs, un de mes beaux-frères, israélien depuis la fondation de cet état, expliquait que la génération des enfants de celleux qui s’étaient installé·es en kibboutz en fuyant la shoah étaient parti·es vers les villes et vers une vie moins contrôlée d’avance, si douce fût-elle. Car l’envers du fonctionnariat, c’est le contrôle, l’empêchement d’innover, ce dont nos amis professeurs d’université sont tout à fait au courant.

Y. C. : J’insiste tout de même. Brutalement résumée, la proposition de Bernard Friot consiste à étendre à toutes et tous un statut protégé de la mise au chômage, mais non-équivalent à celui de fonctionnaire, puisque ce seraient des sortes de coopératives qui seraient financées. Cela impliquerait le versement à chacun·e d’un salaire financé par la cotisation sociale dès 18 ans, en échelonnant ce salaire selon quatre niveaux de qualification, le premier rémunéré autour de 1 700  mensuels, le quatrième plafonné vers 5 000 , avec des procédures d’évaluation pour validation progressive du passage à un niveau supérieur de qualification tout au long de la carrière.

A. Q. : Cela me semble l’organisation d’une gérontocratie. À l’ère du numérique, de l’entrée dans la vie de l’intelligence artificielle, cela me semble vraiment curieux. Il va falloir au contraire de plus en plus de mobilité mentale.

Y. C. : Je continue. Aux yeux de Bernard Friot, le couple formé par un « revenu garanti » potentiellement supplémenté d’un « revenu contributif » correspond aux besoins du maintien en place d’une économie capitaliste, par la persistance d’une « rémunération étroitement proportionnelle à la performance sur les marchés du travail ou, si l’on est indépendant, des biens et services » – ce qui n’est « politiquement possible que si est instauré un filet de sécurité inconditionnel5 ». Il dénonce le revenu universel, comme la béquille dont a besoin le capitalisme financier pour continuer à tenir debout et maintenir son régime d’exploitation.

A. Q. : Les handicapés répondront que les béquilles servent à marcher mais aussi à frapper. Mais restons en paix entre amis. Le revenu universel n’est pas le filet de sécurité qui accompagne le travail salarié, mais une somme d’argent, distribuée d’ailleurs par une autre puissance que le patron, qui permet à chacun·e de s’investir dans autre chose que son travail salarié, de sortir des limites de celui-ci par des innovations techniques ou sociales, ou carrément de bifurquer vers autre chose.

Division du travail vs. libre choix d’activités

Y. C. : Je trouve tout de même qu’il y a un point soulevé par Bernard Friot qui est insuffisamment développé par les partisans du revenu universel. Je le cite : « Le travail a deux dimensions, abstraite et concrète, et il s’agit de sortir les deux des griffes du capital. La production nationale, c’est du travail, ce n’est pas l’addition des activités ici et maintenant librement choisies par chaque personne. Le travail suppose une mobilisation spécifique, à une échelle macro-économique, des ressources scientifiques, technologiques, organisationnelles, en vue d’un rapport réflexif avec les autres vivants et avec toutes les potentialités de la nature » (42).

Telle que la présente Multitudes, l’hypothèse du revenu universel est qu’en accordant à chacun·e un revenu inconditionnel lui permettant de subvenir à ses besoins, on encapacitera les individus en leur permettant de choisir aussi librement que possible le type d’activité auquel livrer leur temps et leurs compétences. Le revenu universel est généralement défendu sur la base implicite d’une approche individualiste : à chacun·e son petit chèque mensuel, et les choix d’activités spontanées des individus s’harmoniseront pour notre plus grand intérêt collectif, en termes sociaux aussi bien qu’environnementaux.

Ce point pose deux problèmes, de tailles inégales. Le premier tient à l’insuffisance d’abandonner chacun·e à son activation strictement individualisée. Même en admettant que nous ne sommes pas plus « naturellement » solitaires que fainéant·es, il serait sans doute bon de mieux comprendre ce qui fait de nos activités les plus intéressantes autre chose que des performances individuelles. À l’heure où des appareils numériques en réseaux nous proposent des expériences médiales si riches, si diverses et si gratifiantes – fréquemment collaboratives, mais souvent aussi empreintes d’une asymétrie isolante, héritée des mass médias du XXe siècle – prôner un revenu universel sur une base individuelle gagnerait à s’accompagner d’une réflexion sur des dispositifs favorisant le montage de réalisations coopératives.

Le deuxième problème est d’une tout autre ampleur. On a beau croire que l’immense majorité d’entre nous aurait à cœur de faire quelque chose de gratifiant, qui se trouverait tel en grande partie du fait de son utilité sociale, de son appréciation par les autres ou de la collaboration entreprise avec eux, il va de soi que la somme de ces petits désirs d’activité ne parviendrait pas spontanément à remplir les fonctions actuellement nécessaires à la reproduction de nos vies, devenues particulièrement exigeantes et complexes.

A. Q. : Cette reproduction continuerait d’être organisée dans les conditions du travail salarié. Ce que permet le revenu universel, c’est de ne pas continuer à vouer le travail des dominé·es à la reproduction des cadres fixés par les dominants, ce contre quoi les femmes continuent à se battre avec un succès mitigé. Le premier pas vers le revenu universel, c’est la réduction de la durée du travail salarié, en train d’être décidée dans d’autres pays européens.

Y. C. : Le second pilier, celui du revenu contributif, a précisément pour but de motiver les travailleur·es – par l’attrait du supplément salarial – à se tourner vers des tâches auxquelles on n’est généralement pas attiré en premier choix d’activité (trier les déchets, noter des examens, manipuler des substances dangereuses, etc.). Garantir un revenu de base permettrait une forte et nécessaire revalorisation de ces emplois peu désirables par eux-mêmes, et ce serait là l’un de ses principaux avantages. On resterait toutefois ici dans une logique compétitive de distribution des emplois très proche de celle du système capitaliste actuel, où c’est la performance des travailleur·es qui décide de leur employabilité.

A. Q. : Comme je viens de le dire, une option actuellement à l’étude un peu partout consiste à réduire le temps de travail salarié obligatoire dans ces activités nécessaires, pour dégager du temps de vie, que viendrait en plus soutenir le revenu universel. Le revenu contributif expérimenté par Bernard Stiegler concerne des activités collectives découvertes soudain comme nécessaires, alors qu’elles n’étaient pas effectuées auparavant. Mais cette découverte s’est faite par des initiatives à la marge du travail existant, qui auraient grandement bénéficié d’un revenu universel. C’est le cas notamment dans La Plaine Saint-Denis des activités en faveur d’un meilleur sommeil des enfants.

Y. C. : J’insiste. Frédéric Lordon souligne qu’un mérite de la position friotienne tient à ce qu’il n’évacue pas « la part pénible » dans l’élaboration théorique d’une alternative au capitalisme actuel : « il y aura toujours de la violence, dis-tu [Bernard], et tu en indiques même les lieux, au cœur de ta propre construction : les institutions de la qualification et les caisses d’investissement. Les institutions de la qualification déterminent le niveau de salaire – inutile d’en dire davantage » (63). Quelle commission va évaluer les salariés, pour décider comment et qui passera (ou non) au niveau de qualification (et donc de rémunération) supérieur ? Voilà qui promet des rancœurs, injustices, pressions, contestations à n’en plus finir. « Les caisses d’investissement, elles, sélectionnent les projets éligibles au subventionnement public, donc disent quels désirs d’activité se verront attribuer leurs conditions matérielles de réalisation, et lesquels non » (63). Pourquoi financer un élevage animal plutôt qu’un projet maraîcher ? Un lieu de concert plutôt qu’une salle de cinéma ou un stade de sport ?

A. Q. : Les remarques de Frédéric Lordon rejoignent les miennes sur le contrôle du travail des salariés. Je remarque aussi que le développement des budgets participatifs par de nombreuses municipalités, y compris françaises, montre que les débats locaux sur la hiérarchisation des priorités peuvent en fait se mener de manière beaucoup plus sereine que ce qu’imaginent les théoriciens. Notre proposition de revenu universel ne se veut d’ailleurs pas une alternative globale au capitalisme, mais le creusement de lignes de fuite partielles, des couloirs du terrier de la vieille taupe rêvée par Marx.

Y. C. : Ce qui fait la faiblesse évidente des propositions friotiennes est pourtant ce qui pourrait bien en faire la force, ou du moins le très grand intérêt. Cela pousse les avocats du revenu universel à mettre eux aussi les mains dans le cambouis. Faut-il vraiment laisser les marchés du travail, des biens et des services arbitrer entre boucherie et maraichage, entre opéra et football ? Peut-être. Mais les choix individuels dont la somme entraînera la configuration collective ne pourront pas faire l’économie de débats (à différents niveaux) relatifs à « la mobilisation spécifique, à une échelle macro-économique, des ressources scientifiques, technologiques, organisationnelles », au sein d’institutions élaborant « un rapport réflexif avec les autres vivants et avec toutes les potentialités de la nature » (42).

A. Q. : Les institutions de la vie collective, telles que les municipalités, les départements, les régions, les coopératives, et même les entreprises ne seront pas détruites par l’instauration d’un revenu universel. Au contraire, elles pourront jouer pleinement leur rôle d’organisations collectives, car le revenu universel sera à mon avis distribué par l’Europe, comme le fric Covid.

Y. C. : Parfaitement d’accord avec l’échelle européenne, pour collecter et distribuer un revenu universel financé par une taxe Pollen. Mais cela implique-t-il pas que le travail va se diviser tout seul, selon l’attractivité des retours sur investissement, comme dans la dynamique capitaliste. Si le revenu universel ne veut pas continuer à saccager nos milieux de vie, nous ferions bien de mettre nous aussi les mains dans le cambouis pour imaginer des institutions capables d’arbitrer collectivement une division réfléchie (équitable, soutenable, désirable) du travail. Par quels mécanismes institutionnels améliorer l’intégration de nos activités individuelles « à l’échelle macro-économique à la lumière des ressources scientifiques, technologiques, organisationnelles » ? Les institutions de la qualification et les caisses d’investissement relèvent certainement de bricolages insatisfaisants. Mais qu’avons-nous de meilleur à leur substituer ?

A. Q. : Mais, cher Yves, nous n’allons pas remplacer par quelques professeurs d’université toute la richesse des institutions qui organisent la vie collective. Le revenu universel instituerait une petite dynamique dans la société, mais elle se frotterait à l’ensemble.

Valeur économique vs. gratification personnelle

Y. C. : Je continue malgré tes piques perfides. L’insistance de Bernard Friot à parler du « travail abstrait » ou du « travail productif » – celui que nos sociétés doivent se diviser de façon réfléchie à la lumière de considérations organisationnelles de niveau supra-individuel – l’amène à préciser que « la ligne de partage entre activité et travail n’est pas dans le type de travail concret » : « les grands-parents qui conduisent leurs petits-enfants à l’école, évidemment, ne travaillent pas ! Pour eux, cette activité n’est pas menée selon les exigences, définies collectivement, de la production de valeur. Ce qui est utile pour la société n’a pas de valeur (économique) en soi » (202).

A. Q. : Les grands-parents travaillent si en conduisant les enfants à l’école, ils cherchent à appliquer telle ou telle théorie pédagogique, ou simplement à faire de leur mieux, à transformer les choses en bien. Le b a ba du travail depuis Thomas d’Aquin au Moyen-Âge6, c’est le fait de transformer les choses en bien. Le capitalisme a décidé que le bien, c’était l’accumulation du capital, mais cela peut être le sourire, le bien-être, la bonne chère, la joie d’un bon spectacle, bref, l’amélioration de la vie sur terre.

Y. C. : À l’échelle de l’avenir proche, l’amélioration de la vie sur terre entraîne de faire des boulots qui ne sont pas tous très attirants a priori. Si la séparation entre activité et travail est prise en charge par la distinction entre revenu universel et revenu contributif, la valeur économique sera déterminée par le besoin d’attirer des travailleur·es vers les tâches les moins désirables en soi. Selon cette logique, le travail de l’éboueur aura davantage de valeur (et de rémunération) que l’activité de l’artiste ou de la chercheuse. D’un côté, une certaine inversion des hiérarchies actuelles ne sera que justice. D’un autre côté, il est contre-intuitif de dénier toute valeur économique (« productive ») aux professions qui se trouvent être gratifiantes par leur exercice propre.

Cette question est peut-être oiseuse, mais elle me semble pointer vers une dimension insuffisamment mise en avant par les partisans du revenu universel. Que celui-ci se trouve chambouler (radicalement) les modes de valorisation de nos opérations productives doit être mis au premier rang de ses avantages. Mais cela mériterait d’être poussé plus loin – en particulier dans la direction de ce qu’Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin ont récemment proposé au titre d’une écologie du démantèlement 7.

Je résumerai très superficiellement leur propos de la façon suivante : le capitalisme nous a conduits à une situation où une grande partie des infrastructures supposées utiles ont pour dommage collatéral de pourrir nos milieux de vie ; nous « héritons » de « communs négatifs » (centrales nucléaires, gaz à effet de serre dans l’atmosphère, agroindustries, industries fossiles, business modèles extractivistes, financement publicitaire des médias, etc.) que nous devrons impérativement cesser de produire et que nous devrons impérativement « fermer ». Il faudra leur accorder beaucoup d’attention pour les « démanteler » sans causer l’effondrement d’institutions qui nous demeurent précieuses et qui nous nourrissent.

A. Q. : Dans mon milieu militant, on ne confond pas ce qui nous nourrit et les grands projets inutiles et absurdes qui servent à entretenir les castes d’ingénieurs, architectes et autres « hommes de l’art », de l’art du béton armé (que j’aime beaucoup dans le cas des ponts pour les trains). Justement, ce qui est intéressant avec le revenu universel, c’est qu’on va peut-être être mis en position de juger de ce qui est effectivement nourrissant, et de ce qui est inutile et doit être démantelé. Cette création d’une capacité de jugement est très intéressante.

Infrastructures de production vs. de soustraction

Y. C. : Précisément. La question de savoir quoi et comment démanteler dans ce qui nous pourrit/nourrit la vie est vertigineuse, au point d’affoler les boussoles dont nous disposons actuellement. Et c’est ici que le revenu universel pourrait s’avérer précieux. L’énorme tâche de démantèlement des communs négatifs – à laquelle rien ne nous a vraiment préparé·es à ce jour – requiert ce que je propose d’appeler des « infrastructures de soustraction ». Les bilans économiques actuels se targuent de ce qu’ils ont produit, réalisé, commercialisé, accompli ; nous devons apprendre à mettre aux bilans de nos plus grands accomplissements ce que nous avons réussi à ne pas faire. Certaines soustractions nous sont beaucoup plus précieuses collectivement que certaines additions individuelles. Soustraire la publicité de nos réseaux de communications, soustraire beaucoup de viande de nos régimes alimentaires, soustraire les voyages en avions de nos projets de tourisme : la liste est virtuellement infinie – même si elle se double, bien entendu, de toute une série d’autres produits ou d’autres activités positives à favoriser et à inventer.

Le démantèlement est à chaque fois un processus, qui requiert non seulement du temps mais aussi des infrastructures propres. Il nous faut construire, avec beaucoup de soin, ce qui nous permettra – à terme, mais pas dans trop longtemps non plus – de faire sans ce qui nous nourrit/pourrit actuellement la vie. En appeler à la sobriété ne suffit pas : encore faut-il mettre en place des dispositifs infrastructurels qui nous poussent vers des comportements moins écocidaires8. Et c’est là que le chamboulement de la valeur économique mis en branle par l’instauration d’un revenu universel pourrait s’avérer précieux : au titre d’une infrastructure de soustraction.

A. Q. : Je préfère vraiment dire une infrastructure de jugement – avec Artaud lorsqu’il appelle à en finir avec le jugement de Dieu pour accéder au jugement par les hommes et les animaux, par le vivant.

Y. C. : Il y a sûrement des colleurs d’affiches, webmistresses &-masters, maquettistes, designers, cinéastes, écrivain·es qui trouvent du plaisir dans le travail créatif qu’illes réalisent pour des instituts publicitaires. Il y en a d’autres qui font cela pour des raisons principalement alimentaires. L’instauration d’un revenu universel leur donnerait de quoi subvenir à leurs besoins les plus basiques, et donc leur permettrait de se livrer librement à la partie leurs activités créatives qui ne demandent pas d’investissement trop considérable. Certain·es s’en satisferaient peut-être – troquant une baisse de revenu pour un gain de liberté.

A. Q. : Tu confonds revenu universel et revenu de base. Tu parles d’un salaire (de quasi-fonctionnaire) payé au nom d’un travail commandé. On est en pleine Union soviétique. Le problème, c’est que le capitalisme ne sait plus quoi commander, et donc il continue de commander les mêmes conneries guerrières, polluantes. Le revenu universel n’est pas une baisse de revenu en échange de liberté, mais un supplément de revenu pour exercer sa liberté, pour sortir peu à peu des ornières débiles du travail salarié où nous croupissons. Heureusement, il y a la retraite. C’est déjà une conquête, mais c’est triste que cela se passe en fin de vie.

Y. C. : Mais pour le moment, il y des masses de gens qui se trouvent rivé·es par pur besoin alimentaire à ce que David Graeber a appelé les « jobs à la con » (bullshit jobs 9). Le revenu universel permettrait une soustraction de ces jobs à la con.

A. Q. : Il y a aussi des femmes qui nourrissent les bébés et leur nettoient les fesses gratuitement. Les taties des crèches sont payées pour, mais ne trouvent pas cela très gratifiant.

Y. C. : Très juste, et la continuité possible entre les deux est une excellente objection à proposer à Bernard Friot. Mais je reprends. D’une part, la dimension la plus salutaire de l’instauration d’un revenu universel – du point de vue étroitement utilitariste des sommes de souffrances à prévenir dans les siècles futurs – ne serait pas à chercher dans l’aide aux indigents (à laquelle un discours minimaliste et néolibéral réduit cette mesure), mais bien dans la fermeture de toute une série de productions nuisibles à nos milieux de vie, qui ne sont maintenues en vie que par l’étau de la dépendance salariale. D’autre part, une écologie du démantèlement ne peut pas rêver d’infrastructure de soustraction plus large dans ses effets, plus profonde dans ses implications, plus granulaire dans son implémentation, et plus douce dans sa mise en place, que l’instauration d’un revenu universel.

A. Q. : Plutôt que de parler de prévention des souffrances, je préférerais que tu en appelles à la joie, comme Spinoza, Deleuze, Negri, ou le Beethoven de l’hymne européen.

Périmètre national vs. cosmolocal

Y. C. : Comme tu le soulignais, c’est à l’échelle de l’Europe que Multitudes suggère depuis longtemps de revendiquer la mise en place du revenu universel – avec pour moyen de financement une taxe pollen sur toutes les transactions financières, taxe qui serait elle aussi à prélever sur une base européenne10.

Quelle que soit l’échelle choisie, ses opposants ne manquent jamais de pointer l’irréalisme de toute implémentation locale, qui aurait l’effet d’un appel d’air immédiat sur les populations mitoyennes comme sur les migrations lointaines. Soit le pays qui l’instaure verrouille strictement ses frontières, ce dont on voit bien les intolérables cruautés comme les impossibilités pratiques dans la façon dont sont actuellement traité·es les réfugié·es frappant aux portes de l’Europe ou des USA. Soit ledit pays se verra « submergé » par des « vagues migratoires », auxquelles il se sera rendu trop attractif.

A. Q. : L’heureux pays qui aurait eu le culot d’instituer un revenu universel, tel que nous le décrivons, se rendrait en même temps capable d’affronter ce qui va lui arriver et qu’il ne sait pas encore. Alors que le salaire est basé sur la reproduction et cantonne l’innovation dans la main des patrons et des dirigeants d’entreprise, le revenu universel est un moyen d’exploration et de création du nouveau. C’est pour cela que je préfère dire infrastructure de jugement et même de création, plutôt qu’infrastructure de soustraction. La soustraction connote la destruction, la sobriété forcée et non choisie. Or notre monde est matière à option, à création, ce qui implique des délaissements bien sûr, mais secondaires par rapport aux nouvelles voies à ouvrir.

Y. C. : Très juste, ici aussi ! Nous serons d’accord pour reconnaître que – du fait de l’intensification des communications électroniques à l’échelle planétaire, de l’enchevêtrement des interdépendances économiques, des traumatismes du réchauffement climatique, des interpénétrations croissantes entre les cultures, des évolutions de nos sentiments d’humanité et d’une conscience croissante de nos fragilités locales et de nos solidarités cosmopolites – les frontières auxquelles s’agrippent les souverainismes nationaux devront (continuer à) être démantelées, soustraites de nos cartes à venir

Le périmètre inéluctablement cosmolocal 11 du revenu universel devrait donc être ouvertement affirmé comme l’un de ses atouts : il mérite d’être érigé au statut d’exemple emblématique d’une infrastructure institutionnelle nous aidant concrètement à soustraire l’appareil des frontières et à créer des infrastructures d’accueil, pour prendre soin des populations fragiles qui se rassembleront sans égard pour les limites tracées par les États-nations.

1Voir les no 27 « Revenu garanti : questions ouvertes » (2006) et no 63 « Nouvelles frontières du revenu d’existence » (2016) que la revue a consacrés à la promotion et à la discussion de cet agenda.

2Voir par exemple Bernard Friot, Puissances du salariat, nouvelle édition augmentée, Paris, Éditions La Dispute, 2012.

3Michel Feher, Le temps des investis. Essai sur la nouvelle question sociale, Paris, La Découverte, 2017.

4Voir Yves Citton, « Revenu inconditionnel d’existence et économie générale de l’attention », Multitudes, no 63, 2016, p. 59-71.

5Bernard Friot & Frédéric Lordon, En travail. Conversation sur le communisme, Paris, Éditions La Dispute, 2021, p. 37. Les citations suivantes feront référence à cet ouvrage par le numéro de page mis entre parenthèse dans le corps du texte.

6Marie-Dominique Chenu, Pour une théologie du travail, Paris, Seuil, 1955.

7Emmanuel Bonnet, Diego Landivar et Alexandre Monnin, Héritage et fermeture : une écologie du démantèlement, Paris, Divergences, 2021.

8C’est ce qu’expose clairement Fabrice Flipo dans L’impératif de la sobriété numérique. L’enjeu des modes de vie, Paris, Matériologiques, 2021. L’auteur précise fortement que la sobriété ne se réduit pas à la négativité d’une soustraction (se serrer la ceinture), mais qu’elle participe d’une redéfinition des besoins qui entraine bien davantage de découvertes et de créativités que de renoncements.

9David Graeber, Bullshit Jobs, Paris, Les liens qui libèrent, 2018.

10Yann Moulier-Boutang, « Pour un revenu d’existence de pollinisation contributive financé par une taxe pollen », Multitudes, no63, 2016, p. 25-38.

11Ce terme est utilisé de façon parallèle mais complémentaire par Vasilis Kostakis, dans le cadre du projet Cosmolocalism (www.cosmolocalism.eu), auquel participe la P2P Foundation et Michel Bauwens, et par la chercheuse sud-africaine Ruth Simbao, par exemple dans l’article « Cosmolocal Orientations: Trickster Spatialization and the Politics of Cultural Bargaining in Zambia », Critical Interventions, no 12-3, 2018, p. 251-274.