Recadrer la crise environnementale
Les partis d’extrême-droite, qui constituent depuis longtemps une force anti-immigration et xénophobe dans la politique européenne, ont traditionnellement cherché à désavouer la science (ou la responsabilité) de la dégradation écologique − en la présentant comme une conspiration destinée à profiter aux « élites mondialistes » ou à saper la souveraineté nationale par le biais d’accords multilatéraux. Cela a permis de renforcer la résistance aux politiques environnementales efficaces.
Toutefois, ce discours environnemental n’est plus aussi central pour l’extrême-droite parlementaire qu’il ne l’était dans les années 2000 et 2010. La science du climat est de plus en plus tacitement acceptée, mais l’extrême-droite impute la responsabilité du problème à celles et ceux qu’elle désigne comme ses ennemis traditionnels. Notre analyse des manifestes, communiqués de presse, sites web, discours, interviews, blogs et brochures électorales de 22 partis d’extrême-droite européens qui ont siégé au Parlement européen entre mai 2014 et
septembre 2019 révèle un changement discursif significatif. Ces partis ont récemment forgé un nouveau discours environnemental distinctif, que nous proposons de conceptualiser sous le nom d’« écofrontiérisme » (ecobordering)1.
L’évolution des discours environnementaux de l’extrême-droite européenne
Au fur et à mesure que les questions environnementales ont pris de l’importance dans l’agenda politique (notamment auprès des jeunes électeurs), les partis d’extrême-droite se sont apparemment éloignés du négationnisme scientifique. Cette évolution n’a pas conduit à la reconnaissance de la nécessité d’une transformation économique juste, ni d’ailleurs à une action politique à la mesure de l’ampleur et de la nature de la crise environnementale. Au contraire, la reconnaissance croissante (bien que tardive) des problèmes environnementaux (principalement ceux qui existent à l’intérieur des frontières nationales) a été fusionnée avec le traditionnel programme anti-immigration pour cadrer la politique environnementale au sein du ressentiment xénophobe.
Le discours émergent sur l’écofrontiérisme se caractérise par un fort nationalisme climatique en cherchant à dépeindre l’immigration (dont la migration en provenance du Sud est rendue hyper-visible) comme une menace pour les environnements locaux et nationaux. L’écofrontiérisme représente la consolidation et l’aseptisation d’une constellation d’idées malthusiennes, conservatrices et éco-fascistes des XIXe et XXe siècles, ainsi que des notions de nature et d’appartenance de l’époque romantique, transformées en un discours et en une stratégie électorale relativement cohérentes. L’écofrontiérisme retravaille ces imaginaires pour présenter les migrants des Suds comme des menaces actives pour la soutenabilité environnementale, dans le cadre d’un greenwashing qui « blanchit » ensemble politiques écologiques et politiques anti-immigration, à une époque où les migrations climatiques sont de plus en plus nombreuses.
Présenter l’immigration comme un pillage de l’environnement
Ce discours prend deux formes principales. Premièrement, il vise à politiser les impacts environnementaux de l’« immigration de masse » en provenance des Suds, tout en dépolitisant les impacts des soi-disant « natifs de souche ». Il s’agit notamment d’établir un lien entre, d’une part, l’immigration de masse et, d’autre part, la demande croissante de ressources naturelles et les problèmes environnementaux locaux tels que la pollution résultant de l’augmentation du trafic et de la consommation. Il est suggéré que l’immigration est à blâmer pour ces problèmes, qui exercent une pression hors de contrôle sur les infrastructures, la consommation d’énergie, etc., conduisant à la destruction des espaces verts et au saccage de la nature. L’argument est que c’est l’immigration qui est à l’origine de ces tendances plutôt que d’autres facteurs économiques ou politiques.
Dans le même temps, ce discours alimente la crainte que l’immigration de masse ne conduise à une croissance démographique au sein des communautés non-blanches, ce qui, à l’en croire, aggraverait encore ces problèmes environnementaux locaux et épuiserait les ressources naturelles limitées, dans ce que l’on pourrait appeler un « malthusianisme racialisé ». Le British National Party (BNP), le National Rally, l’UDC suisse, le Vlaams Belang et l’Alternative pour l’Allemagne en ont été les principaux promoteurs. L’UDC a affirmé à plusieurs reprises qu’il était le rempart contre « le plus grand tueur de l’environnement, la surpopulation… en exhortant les gens à limiter l’immigration2 », tandis que le BNP a adopté la même logique malthusienne en affirmant qu’il « est le SEUL parti à reconnaître que la surpopulation − dont le principal moteur est l’immigration, comme le révèlent les propres chiffres du gouvernement − est la cause de la destruction de notre environnement3 ». Cela s’inscrit dans une tendance historique beaucoup plus large où la reproduction des peuples colonisés, indigènes et négativement racialisés a été présentée comme une menace pour la « civilisation » occidentale.
Représenter les migrants comme des vandales de l’environnement
La deuxième forme que prend ce discours est la représentation des migrants des Suds comme des dangers pour l’environnement, n’ayant aucune aptitude personnelle à gérer les ressources naturelles, et cela en raison d’un manque de sentiment d’appartenance ou d’un manque d’investissement financier dans leur espace d’origine ou de résidence. Les partis d’extrême-droite tels qu’Aube Dorée, le Rassemblement National, le BNP, l’UDC et Vox en sont les principaux représentants. Ces partis ont notamment dénigré les migrants et en ont fait des boucs émissaires, en les accusant de jeter des ordures, de provoquer des incendies de forêt, de traiter les animaux de manière inhumaine et de détruire la « faune autochtone », entre autres délits environnementaux.
La dénonciation du manque de sentiment d’appartenance est essentielle pour comprendre ce portrait des migrants comme vandales environnementaux. Comme l’a dit explicitement Marine Le Pen, « celui qui est enraciné, il est écologiste. […] Parce qu’il ne veut pas pourrir la terre sur laquelle il élève ses enfants. Celui qui est nomade, il s’en moque, de l’écologie, car il n’a pas de terre4 ! ». La représentation des migrants du Sud est juxtaposée à la représentation des « natifs de souche » en tant que gardiens responsables de leur « patrie » et gestionnaires compétents de leur petit lopin de terre, souvent associé à une brigade de combattants (platoon) − pour invoquer les logiques éco-fascistes et burkéennes sur lesquelles s’appuie ce cadrage. Cela implique généralement de glorifier la gestion historique des citoyens nationaux pastoraux (tels que les agriculteurs ou les forestiers) et de proclamer la bonne gestion des ressources naturelles nationales par les « natifs de souche » sur la « terre d’origine » (homeland). Le RN et Aube Dorée ont même créé des ailes de leurs mouvements appelées Nouvelle écologie et Aile verte, destinées à protéger respectivement « la famille, la nature et la race » et « le berceau de notre race ».
Ces deux traits discursifs ont été identifiés plus récemment dans la campagne présidentielle de Marine Le Pen en 2022, au cours de laquelle elle a obtenu 41,5 % des voix. Qualifiée d’« écologie patriotique » par ses partisans, la description fallacieuse contrastant les coupables (étrangers) et les sauveurs (natifs de souche) de la crise environnementale s’est normalisée dans la politique française au point d’être reprise par les politiciens conservateurs rivaux.
La prétendue menace que l’immigration et les migrants font peser sur les espaces autrefois « purs » et « durables » de la nature européenne cherche à justifier l’idée que les politiques frontalières sont des formes clés d’un bon gouvernement visant la protection de l’environnement. Comme l’a déclaré Jordan Bardella en 2019 : « Le meilleur allié de l’écologie, c’est la frontière […] C’est par le retour aux frontières que nous sauverons la planète5 ».
Camoufler le capitalisme
Le potentiel électoral de la fusion ainsi opérée entre la sécurisation des frontières et les questions climatiques − même si elle est fallacieuse − rend d’autant plus urgent de reconnaître et de remettre en question ces discours. Si l’extrême-droite qui monte en Europe gagne du pouvoir ou exerce une plus grande influence sur les partis politiques traditionnellement conservateurs, ce discours pourrait façonner plus fortement la compréhension publique de la crise environnementale et les stratégies pour la résoudre à l’avenir.
Cette situation serait catastrophique à deux égards. D’une part, l’écofrontiérisme prescrit une forme d’État centrée sur la sécurité des frontières plutôt que sur la transformation économique systémique, se targuant d’un programme illusoire de protection de l’environnement. Pour ce faire, il se concentre étroitement sur la nature « nationale » (en périphérisant les questions mondiales) et occulte les moteurs économiques matériels de la dégradation écologique − tels que les industries de l’énergie et de l’aviation très polluantes, dont les populations des Nords sont les premières responsables, ou encore les pratiques à forte intensité de carbone de l’agrobusiness chéri par l’extrême-droite. Ignorer les causes profondes de la crise écologique à ce stade serait catastrophique pour le monde naturel, mais c’est précisément ce que ce cadre politique inculque.
Tout aussi important, l’écofrontiérisme cherche à infliger une violence structurelle supplémentaire à celles et ceux qui sont exploités à la périphérie de l’économie mondiale. Le diagnostic de la crise écologique posé par l’écofrontiérisme ne tient absolument pas compte de la relation structurelle entre la crise écologique et les opérations de l’économie mondiale. En négligeant cette relation, l’écofrontiérisme sert à « camoufler » le capitalisme, dans une tentative de maintenir politiquement le statu quo économique. Cela constitue une dissimulation et une défense de facto des économies du Nord global, dont la richesse a été accumulée par les violences coloniales. Tout cela repose sur des illusions artificielles à propos de la nature ainsi que sur le spectre d’une protection appelée à être militarisée en cas de besoin.
Les partisans de l’écofrontiérisme cherchent à masquer et à maintenir politiquement le statu quo économique dans un contexte de répartition grotesquement inégale de l’accumulation du capital et des risques écologiques. Les calculs d’Oxfam montrent que la moitié la plus pauvre de la population mondiale n’est responsable que de 10 % des émissions annuelles de gaz à effet de serre, les 10 % les plus riches étant responsables de 50 % de ces émissions6. Pourtant, ce sont les habitants du Nord qui tout à la fois profitent le plus de l’économie mondiale et qui se trouvent être les moins exposés à la dégradation écologique, tandis que les populations qui restent en marge de l’économie mondiale doivent et devront faire face aux conséquences géopolitiques à long terme des risques écologiques déplacés chez eux. Cette situation est aggravée par le fait que la distribution entre les « gagnants » et les « perdants » de l’économie mondiale est un héritage structurel du colonialisme et de l’industrialisation d’origine européenne, avec leur lot d’extraction des ressources, d’esclavage, d’exploitation et de dépossession des populations colonisées.
Écofrontiérisme et apartheid climatique
Ce cadrage nationaliste émerge à un moment où l’immigration augmente en raison du changement climatique, et le discours écofrontiériste cherche donc à diagnostiquer les symptômes de la dégradation écologique comme en étant la cause. Il est déjà prouvé que la montée de l’extrême-droite renforce la résistance politique aux migrations climatiques : ce cadrage sert à justifier cette résistance d’un point de vue environnemental. À l’échelle planétaire, ces cadres menacent de rationaliser un apartheid climatique de facto, les populations des Nords et les élites des Suds profitant des bénéfices d’une économie mondiale nuisible à l’environnement, tandis que les populations pauvres des Sud sont confinées dans des zones de plus en plus inhabitables, confrontées à des risques croissants de chocs climatiques et à une détérioration de leurs conditions sanitaires.
La signification et les implications pratiques de la justice climatique deviendront un sujet de plus en plus brûlant dans l’Anthropocène. Remettre en cause les représentations de ceux dépeints comme les coupables et comme les sauveurs dans les portraits qu’en donnent par les personnalités d’extrême-droite n’est qu’une première étape pour éviter que ces injustices ne s’aggravent7. La reconnaissance de la constitution historique de l’économie mondiale et des inégalités et vulnérabilités qui en résultent conduit non seulement à dénoncer les injustices de l’extrême-droite mais aussi à affirmer la nécessité pour les acteurs progressistes de promouvoir des approches plus transformatrices8. Les réponses progressistes à la montée de l’extrême-droite dans l’Anthropocène requièrent la formulation et la promotion de notions de transition solidaires et équitables, qui tiennent compte du mouvement des personnes affectées par le changement climatique ainsi que d’autres groupes moins privilégiés de la société9. Cela nécessitera des formes beaucoup plus progressistes de gestion de l’État, qui sont à mille lieues de celles préconisées par l’extrême-droite.
Traduit de l’anglais
par Yves Citton
1Cet article reprend sous forme abrégée les principaux résultats de l’étude publiée par Joe Turner & Daniel Bailey, « Ecobordering : casting immigration control as environmental protection », Environmental Politics, 31(1), 2022, p. 110-131, ainsi que « The Anthropocene as framed by the far right », Progressive Review, 30-1, Spring 2023, p. 28-32. Multitudes remercie les auteurs pour leur autorisation, leur relecture et leur aide.
2Swiss People’s Party, « Der Missbrauch des Klimawandels und seine Profiteure », 3 juin 2019. https://klimateufel.ch/wp-content/uploads/2019/06/Referat-Roger-K %C3 %B6ppel.pdf
3British National Party, « Demographic Jihad », 2019. https://bnp.org.uk/demographic-jihad
4Tristan Berteloot, « Pour Le Pen, le “nomade” se “moque de l’écologie car il n’a pas de terre” », Libération, 19 avril 2019.
5Charles Sapin, « Jordan Bardella : “C’est par le retour aux frontières que nous sauverons la planète” », Le Figaro, 14 avril 2019.
6Oxfam, décembre 2015. « Extreme Carbon inequality: why the Paris climate deal must put the poorest, lowest emitting and most vulnerable people first ». https://policy-practice.oxfam.org.uk/publications/extreme-carbon-inequalitywhy-the-paris-climate-deal-must-put-the-poorest-lowes−582545
7Sultana, F, « The unbearable heaviness of climate coloniality », Political Geography, 99, 2022, 102638.
8Newell, P., Srivastava, S., Naess, L.O., Torres Contreras, G.A., and Price, R., « Toward transformative climate justice: An emerging research agenda », Wiley Interdisciplinary Reviews: Climate Change, 12(6), 2021, e733.
9Joint Council for the Welfare of Immigrants, « Climate Justice = Migrant Justice », 2023. www.jcwi.org.uk/pages/category/climate-justice-migrant-justice

