L’économie politique de la corruption dans les sociétés postcoloniales d’Afrique est, sinon relativement bien connue, du moins facile à déchiffrer. Ce qui l’est moins, c’est son « économie morale », c’est-à-dire, en dernier ressort, ses fonctions libidinales – celles qui sont liées aux rapports complexes entre désir, mort et génitalité. C’est la prévalence de ces fonctions libidinales dans les formes africaines de corruption qui différencie celles-ci, disons, des figures asiatiques du même fléau.
En effet, la « corruption africaine » a ceci de particulier que son centre de gravité, ou encore son moteur principal, est d’abord le rapport entre le désir et la sexualité génitale – celle dont le propre est de donner lieu à des états d’intensité pure et crue. Du coup, en tant que course effrénée au désir, c’est une forme de corruption qui ne recule pas devant l’auto-destruction. En fait, l’on peut dire qu’elle va jusqu’à faire de l’auto-destruction (et donc du suicide) le signe ultime du désir. Quant à sa dimension génitale, elle doit être comprise comme désir de la dépense absolue et inconditionnelle – sans retenue. Voilà pourquoi cette forme de corruption tend à résister à toute symbolisation.
Que la corruption se soit enracinée à de tels niveaux de profondeur sociale et qu’elle ait fini par s’inscrire dans le temps long des coutumes locales et des structures psychiques s’explique paradoxalement par le fait qu’en raison de circonstances historiques diverses, les activités de corruption sont devenues le moyen par lequel les sociétés africaines subliment culturellement leur « désir de mort », là où d’autres communautés humaines « civilisent » ce même désir par la guerre au loin ou encore, comme dans la vieille Europe, par les arts, le culte du profit ou, plus généralement, la production économique.
Poser le problème en ces termes risque d’étonner plus d’un. Ce serait oublier qu’historiquement, les « élites » africaines ont toujours entretenu avec « l’acte de corrompre et d’être corrompu » une relation qui n’était pas seulement objectale (la domination et ses moeurs), mais éminemment socio-érotique (le calcul des jouissances). L’on peut, au demeurant, dater de la période de la Traite des esclaves le moment clé de cette transformation. En effet, à la faveur du commerce des vies que fut la Traite atlantique notamment, émerge en Afrique une forme de pouvoir dont la nature et l’essence, les conditions d’existence et d’action, les origines et les effets relèvent, strictement parlant, de la « corruption ».
Celle-ci, à cette époque, est alors l’équivalent de la « licence absolue » tandis qu’est considéré comme pouvoir tout ce qui s’incarne, de préférence, dans une pratique de la transgression – mais une pratique qui se veut en même temps une esthétique. En d’autres termes, la « grande transformation » au moment de la première (et tragique) rencontre de l’Afrique et du capitalisme marchand réside dans le fait que les sociétés africaines rentrent dans un cycle meurtrier où la corruption n’est pas seulement un pouvoir ; le pouvoir est fondamentalement une manière de corrompre, c’est-à-dire d’inscrire le rapport à soi et à ceux que l’on domine dans l’univers de la jouissance et des sensations. La domination, dès lors, ne consiste pas tant à exploiter le travail de ceux que l’on s’est soumis qu’à transformer ces derniers en autant d’entités mort-vivantes dont la conversion en objets autorise une certaine expérience de la jouissance. C’est la raison pour laquelle, d’un point de vue historique, la « corruption africaine » est la marque d’un pouvoir qui ne cède pas sur ses désirs, même si ceux-ci l’entraînent inexorablement dans une collision avec le maître absolu : la mort.
Un crâne de mort
On pourrait penser que ce qui précède relève simplement d’un argument théorique. Tel n’est pas le cas. En effet, au cours de la Traite des esclaves, corrompre et se faire corrompre participaient non seulement d’une manière d’exercer le pouvoir, mais d’une ontologie du pouvoir tout court. La manifestation la plus expressive de cette ontologie était la façon dont les « élites » de l’époque établissaient ou non une ligne de partage entre le monde des personnes humaines d’un côté et, de l’autre, l’univers des objets et des marchandises. Les êtres humains, sujets du potentat ou captifs de guerre, pouvaient en effet être convertis en objets/marchandises que l’on vendait aux négriers européens.
Leur « valeur » était mesurée à l’aune de la valeur des marchandises que le potentat acquérait en retour de la vente d’êtres humains. La conversion d’êtres humains en marchandises se faisait de façon indiscriminée. Elle pouvait toucher y compris les membres de la famille proche ou étendue du potentat, voire ses alliés. Les objets reçus en échange étaient ensuite investis dans un double calcul : le calcul de la domination (dans la mesure où le commerce des vies servait à asseoir les bases du pouvoir politique) et le calcul des jouissances : fumer (tabac), se mirer (miroirs), boire (rhum et alcools), acheter des fusils, se parer de divers accoutrements (tissus et étoffes diverses), manger, danser et copuler, amasser femmes, enfants, dépendants, pacotille et, surtout, ivre et hilare, s’amuser à longueur d’année.
Il y a donc, dans l’histoire africaine, une figure du pouvoir qui a pour signifiant central « le parent vendu », « le parent mort » ou, plus précisément, « la vie en sursis ». Cette destructivité principielle, ce trou dans la manière d’imaginer la vie, le travail et le langage humain, voilà ce qu’il nous faut entendre par « corruption ». Historiquement, c’est cette destructivité principielle qui autorise à faire de la corruption l’équivalent du cannibalisme, de la pratique des sacrifices humains et de l’inceste – tout cela à la fois.
Répétons : cette destructivité a pour origine l’assujettissement des élites africaines à un certaine pratique de la jouissance qui s’apparente à la vénération d’un crâne de mort. Car ce qui s’exprime à travers la corruption – depuis l’époque de la Traite jusqu’à aujourd’hui – c’est avant tout un certain instinct de mort dont le propre est de participer à la fois du suicide et de l’homicide. Du point de vue de son « économie morale », la « corruption africaine » doit donc être définie comme une configuration psychique dans laquelle l’esprit génital, sous le masque du pouvoir, de la jouissance et du désir, se présente et s’impose à la culture comme la figure privilégiée du réel. Mais il s’agit en réalité d’une figure porteuse du trépas.
Dans une large mesure, la colonisation ne fit que prolonger ces dispositions psychiques. Elle inventa maints dispositifs à cet effet. Très tôt, au lendemain des guerres de conquête et de « pacification », aussi bien les rouages du marché que la machine administrative et bureaucratique, voire les figures de la coercition, se mirent à fonctionner dans cette perspective, sur fonds d’une culture du syncrétisme indifférencié – laquelle autorise toutes sortes d’accouplements, à commencer par les plus inattendus. En multipliant pour les Africains les opportunités d’investissement libidinal dans des objets d’autant plus désirés qu’ils étaient rares, la colonisation instrumentalisa à son profit les deux pulsions qui, historiquement, habitent le pouvoir sur le continent depuis la Traite des esclaves, à savoir, d’un côté la pulsion de mort et, de l’autre, l’instinct de jouissance – le pouvoir corrompu étant celui qui donne libre cours à ces deux pulsions au point de s’y identifier totalement.
La loi des fétiches
Mais on l’oublie trop souvent : l’instinct de jouissance auquel sont assujetties les « élites » africaines postcoloniales a également sa source dans une économie symbolique qui détermine fortement les manières de penser, d’agir et de vivre des sociétés qu’elles dominent et qu’elles pillent. L’un des piliers de cette métaphysique de l’existence est la place prépondérante que l’on accorde à l’état communiel entre l’être humain d’un côté et, de l’autre, les objets, la nature, et les forces invisibles. À titre d’exemple, l’on n’a pas mesuré jusqu’à quel point la croyance en la division du monde entre le visible et l’occulte, ou encore l’imaginaire de la sorcellerie – comment tout ceci favorise des pratiques de corruption, de vénalité et de sujétion. Parce qu’une telle géographie mentale de l’univers accorde la suprématie aux domaines de l’invisible, origine secrète de toute souveraineté, elle fait de la personne humaine toujours le jouet de réalités qui la dépassent.
Cette absence d’autonomie individuelle trouve son expression la plus manifeste dans une économie de la subordination dont les formes n’ont cessé de varier et de se relayer, au point de constituer désormais ce qu’il faut bien désigner la structure de la servitude et de l’auto-destruction. Il s’agit d’abord de l’assujettissement au présent. À bien examiner la façon dont les « élites » africaines conduisent leur vie et celle de leurs pays, c’est à peine si le passé existe. La propension à oublier tout et très vite est partout la même, de même que la difficulté que ces sociétés éprouvent à générer une mémoire collective ou à bâtir un patrimoine. Des monuments architecturaux hérités du passé aux cimetières dans lesquels sont ensevelis les morts, il suffit de voir l’état d’abandon dans lequel sont maintenus toutes les composantes de l’espace public.
S’ajoute à cette conception étriquée du temps le mépris que l’on attache à l’idée même du futur. Partout domine la perception selon laquelle aussi bien l’argent, le pouvoir que la vie sont régis par la loi du hasard. D’immenses fortunes sont bâties du jour au lendemain sans que les facteurs qui y ont contribué soient, le moins du monde, apparents. D’autres se volatilisent au même rythme sans cause visible. Rien n’étant certain et tout étant possible, l’on prend des risques avec l’argent comme on les prend avec le corps, le pouvoir et la vie. Aussi bien le temps lui-même que la mort se ramènent à un immense jeu de hasard. D’un côté a fini par s’imposer une vive conscience de la volatilité et de la frivolité de l’argent et de la fortune et, de l’autre, une conception instantanéiste du temps et de la valeur puisque ceux-ci sont supposés s’épuiser non dans l’histoire, mais dans l’instant.
Ce défaut de conscience historique, on le voit à l’œuvre dans cette deuxième structure de la servitude et de l’auto-destruction qu’est l’assujettissement généralisé aux fétiches ; ou encore celle des femmes aux hommes, des enfants aux parents, et, plus fondamentalement encore, de tous aux « ancêtres », et donc du pouvoir de la mort à celui de la vie. Cette dernière est donc conduite à partir d’un postulat fusionnel qui touche aussi bien le rapport aux choses qu’à la famille. Tout ceci explique, plus qu’on n’a voulu le croire, la forme que prennent les tyrannies africaines ou encore les formes d’expression de la violence sociale – tangibilité, tactilité, palpabilité.
Sur la longue durée, la corruption s’est donc transformée en une énorme machine sociale. Aussi bien au sommet qu’au bas de la société, le rapport aux biens de consommation et aux biens de prestige (femmes, enfants et alliés y compris) se décline aujourd’hui sur le modèle de la pénétration de la marchandise dans l’âme du sujet. Comment, dans ces conditions, s’étonner que le pouvoir finisse par prendre, en retour, la forme d’un homme-chien pour qui le vol est la même chose que le don, et que le rapport aux gens se ramène à un bloc de dettes, comme dans le système des « ancêtres » ? Comment s’étonner que dans ces conditions, tout, y compris la violence sociale, se forme dans cette relation créancier/débiteur ?
Ou encore que, pris dans les rêts des fétiches, nous soyions incapables d’arrêter de penser que notre mort, pareille à la destinée, vient du
dehors ? Et que notre histoire, secouée de spasmes, prenne chaque jour davantage les allures d’un mauvais cirque – gouvernée qu’elle est par l’esprit-porc, l’esprit-chien, l’esprit-animal, l’image même de l’abjection dont parla si bien l’écrivain congolais Sony Labou Tansi ou encore le musicien nigérian Fela Anikulapo Kuti ?
Que faire ?
Que faire ? Eh bien trois choses pour commencer. D’abord, il faudrait arriver à faire, d’un certain niveau de corruption en Afrique, l’équivalent d’un « crime contre l’humanité ». Un tel crime serait, comme les autres du même genre, passible de procès par une juridiction internationale. Dans les conditions d’extraordinaire dénuement et de précarité radicale dont des millions d’Africains font quotidiennement l’expérience, une certaine manière de piller les richesses qui pourraient leur garantir un minimum d’existence participe, strictement parlant, du meurtre de masse.
Ensuite, il faut créer les conditions politiques telles qu’une certaine échelle de la corruption en Afrique, parce qu’elle met en danger la sécurité biologique de tous et notamment des plus pauvres, soit assimilable à un « acte terroriste » et traitée comme tel. En d’autres termes, la corruption en Afrique doit être reconnue comme exposant les sociétés africaines à un régime de danger similaire à celui que pose le terrorisme en Occident. A ce titre, son éradication doit faire partie intégrante de la lutte plus générale contre le terrorisme à l’échelle internationale.
Ce qui précède suppose que l’on élargisse les définitions juridiques de ces deux catégories (crime contre l’humanité et lutte contre le terrorisme) et qu’on les intègre dans un nouveau droit international qui dépasse le droit des États et autorise l’ingérence internationale dans ce qui, jusqu’à présent, était considéré comme relevant de la souveraineté nationale.
Une nouvelle croisade internationale, semblable à celle qui, au XIXe siècle, conduisit à l’abolition de la Traite des esclaves, doit être initiée. Sa cible doit être la corruption – celle des « élites » africaines et celle des grandes firmes, voire des gouvernements étrangers avec lesquels ils sont en collusion. Dans la mesure où une très grande partie des relations commerciales de l’Afrique avec le monde opère principalement par le biais de la corruption, l’on imagine l’impact que son éradication aurait pour le développement du continent africain. Nul doute, les investisseurs étrangers pourraient tirer des bénéfices considérables d’un tel assainissement.
Finalement, pour sortir de l’état de corruption, les Africains devront s’émanciper, tôt ou tard, de la loi des fétiches et de ses effets libidineux. C’est ainsi seulement qu’ils retrouveront leur autonomie morale, libérant au passage leur capacité à se souvenir du passé et à inventer le futur et se libérant, dans le même geste, de leurs « élites » – pervers du village s’il en était.
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