Composante fondamentale de sa théorie du temps présent, pour le philosophe brésilien Paulo Arantes, les émeutes sont un symptôme de notre époque, « l’âge d’émergence1 ». Elles sont devenues la principale manifestation pratique des luttes sociales partout dans le monde. Elles incarnent aussi toute l’ambiguïté d’un présent difficile à cerner. Émergence peut se lire en deux sens. D’un côté, quelque chose qui émerge, qui arrive de manière absolument inattendue, on ne sait pas trop d’où, comme un événement. De l’autre, l’émergence (au sens de l’anglais emergency) comme un risque vital qu’on traite le plus vite possible, comme une urgence : un incendie ou ce qui demande une ambulance, par exemple. D’où le titre d’un essai de Paulo Arantes : Alerte d’incendie dans le ghetto français.
Cette philosophie de l’histoire d’un temps d’urgence trouve donc son objet politique paradigmatique dans les émeutes des banlieues françaises de 2005 − paradigme que le soulèvement Nahel entre juin et juillet 2023 semble avoir actualisé de manière assez radicale. Dans le sillage de la grande crise de 2008, un deuxième printemps des peuples s’inaugure avec le Printemps arabe de 2011 salué par Alain Badiou comme un Réveil de l’Histoire 2. Alors que l’émergence déclenchée par le Covid-19 semblait les clore, les émeutes sont revenues au-devant de la scène. Elles exposent radicalement toutes les fractures de la société capitaliste et particulièrement de la société française : « un événement historico-philosophique, malgré tout négatif dans sa charge entropique évidente ». Après tout, dans un âge d’émergence, soutient le philosophe brésilien, « un événement ne peut qu’être négatif 3 ».
En France, comme les événements de 2005 le montrent, les émeutes n’ont pas attendu la crise du capital pour revenir. Elles y sont presque une routine depuis au moins celles des Minguettes en 1981. En notant que partout dans le monde les émeutes se multiplient dès les années 1960, Joshua Clover considère que notre époque correspond à un âge des émeutes 4.
Le fait que les émeutes puissent nommer une époque pose des problèmes, non identifiés par Clover qui est trop occupé à les saluer sans discernement. Si ce qui devait être un événement radical, l’origine déclenchante d’une séquence révolutionnaire, devient une routine, alors il y a un seuil qui n’est pas franchi. Cette radicalité ambiguë mérite donc une réflexion approfondie. La multiplication des émeutes ne fonctionne-t-elle pas comme une sorte de boucle temporelle qui en réalité emprisonne une puissance encore plus radicale dont la libération totale serait barrée justement par ces révoltes ? Comment dépasser ce seuil et peut-être l’abolir ? Notre hypothèse est que la seule manière de le faire est en inventant une certaine pratique de l’improvisation, c’est-à-dire une politique fragile et précaire adaptée à l’urgence permanente de l’âge de l’émergence.
Aujourd’hui, les émeutes, et non plus les grèves, ont le primat dans les luttes sociales. Les émeutes sont le signe d’un déplacement des lieux des luttes. Si la grève avait la fabrique comme son lieu paradigmatique, les émeutes sont un phénomène urbain propre aux endroits de circulation de marchandises et des populations. Elles sont une matérialisation objective de la longue crise structurelle dans laquelle se trouve le capitalisme depuis les années 1970. « Une théorie de l’émeute est une théorie de la crise5 ». La forme émeute est, selon Clover, une manifestation des populations surnuméraires victimes du chômage structurel et du croissant remplacement du travail vivant par la machinerie depuis les révolutions de la microélectronique et du numérique. Les dépossédés qui ne trouvent plus de place à l’intérieur du système sont au centre des émeutes. En même temps, les émeutes se caractérisent par leur aphasie. Elles ne sont pas organisables : elles émergent. Elles ne suivent pas une direction préétablie et il est impossible de les diriger. L’émeute est toujours violente et s’en prend à l’omniprésence policière sans pour autant comprendre le fonctionnement général du pouvoir.
Clover périodise l’histoire du capitalisme industriel en trois gros cycles, chacun en fonction d’une forme hégémonique de lutte. Le titre du livre fait référence à ces trois moments : Riot. Strike. Riot. Le premier cycle se situe, grosso modo, entre 1740 (début de la Révolution industrielle en Grand-Bretagne) et la révolution de 1848. C’est le premier âge des émeutes et les luttes avaient alors comme lieux principaux les ports et les marchés des villes. À cette époque, le capital commençait à intégrer les masses de paysans qui migraient vers les villes dans les chaînes de productions de la croissante industrialisation. Les revendications étaient liées aux problèmes du pouvoir d’achat et à la subsistance des travailleurs. Le deuxième cycle serait celui qui structure l’imaginaire et la pratique classique de la lutte de classe, avec les travailleurs s’organisant en syndicats et partis. Son paradigme est la grève. La période hégémonique des grèves s’étend de 1848 jusqu’à 1973, l’année du premier choc pétrolier, de la fin du système de Bretton Woods et du début de la délocalisation des chaînes de production connue comme globalisation. La grève devient le mode de lutte le plus adapté au modèle de production fordiste. Un mode d’organisation de la production industrielle et de la société capitaliste en décomposition depuis déjà un demi-siècle. Les grèves, nous le savons, sont toujours là, elles ne se sont pas arrêtées d’un jour à l’autre, mais elles n’ont plus pour but l’acquisition de nouveaux droits, mais plutôt la défense de droits acquis. Robert Kurz6, à sa façon, avait noté que l’échec des grèves de 1995 en France marquait le chant du cygne de l’âge des grèves et explicitait un changement de fond dans le monde du travail parce qu’entre autres choses, elles avaient lieu dans les services (le métro de Paris notamment).
Si la Révolution 1848 marque le passage de l’émeute à la grève, le passage de la grève à l’émeute est un processus plus long qui s’étend du milieu des années 1960 − avec les émeutes à la suite de l’assassinat de Martin Luther King par l’État nord-américain − jusqu’au début des années 1990 et s’est intensifié jusqu’à exploser après 2008. Dans leur réincarnation, les émeutiers n’attaquent plus les ports ou les marchés, mais occupent les rues et les places. C’est le cri tumultueux donné par les surnuméraires qui tentent à tout prix d’avoir une place à l’intérieur de la sphère de la consommation. Ainsi, selon Clover, « la nouvelle ère trouve son paradigme dans les émeutes de Los Angeles en 1992, à la suite de l’acquittement des policiers qui avaient été filmés en train de tabasser Rodney King après un contrôle routier7 ». À ce propos, Bento Prado Jr disait que « les effets destructeurs de la globalisation du capitalisme produisent une “tiers-mondisation” du Premier Monde : par exemple, les événements récents à Los Angeles montrent l’explosion du Rwanda au cœur même de la Californie8 ». D’une part, Bento Prado Jr ne voyait pas les possibilités démocratiques et radicales qui s’ouvraient à Los Angeles. D’autre part, Clover n’a pas noté que la fin de l’histoire coïncide avec le retour de l’âge des émeutes.
Comment penser les problèmes immanents aux émeutes ? Nous trouvons quelques pistes dans les Thèses de Los Angeles publiées en 2015 par le groupe End Notes. Regardons la thèse 7 de près : « C’est pourquoi nous pensons qu’il est crucial d’étudier en détail le déroulement des luttes. C’est dans ces luttes seules que se dessine l’horizon révolutionnaire du présent. Au cours de celles-ci, les prolétaires improvisent régulièrement des solutions au problème de la composition. Ils désignent une unité fictive, au-delà des termes de la société capitaliste (dernières en date : black bloc, démocratie réelle, 99 %, mouvement Black lives matter, etc.), comme moyen de lutter contre cette société. Puisque chacune de ces unités improvisées finit par se défaire, leurs échecs accumulés fournissent la cartographie des séparations qui devront être surmontées par un mouvement communiste au cours du tumulte d’une révolution contre le capital9 ». À quoi nous ajoutons la remarque de Clover : « La grève et l’émeute sont des luttes pratiques sur la reproduction, respectivement dans la production et la circulation. Leurs forces sont en même temps leurs faiblesses. Elles font une utilisation du terrain qui est structurée et improvisée, mais c’est un terrain qu’elles n’ont ni constitué ni choisi. L’émeute est une lutte sur la circulation parce que le capital comme ceux qu’il dépossède ont été amenés à y chercher leur reproduction10 ».
Autrement dit, les solutions immédiates aux problèmes immanents de la lutte qui prennent la forme de l’émeute ne peuvent fonctionner que provisoirement. Il n’est possible de rien anticiper en sa totalité. Cela demande de nouvelles pratiques de composition et d’unification collectives en temps réel qui ne peuvent être qu’entièrement improvisées. La même chose se passe avec le rapport au terrain, à l’environnement et aux obstacles qui émergent dans la situation. Rien ne peut être décidé ni planifié en avance, tout est objectivement à faire dans le mouvement de l’émeute. Dans les termes de Jean-François Raymond, l’émeute « illustre l’improvisation collective comme la fête dont elle prend souvent la forme, mobilisant ce qui était figé, résolvant en les faisant éclater, les contradictions des institutions11 ».
Dans un âge à la fois d’émergence et d’émeutes, il se peut qu’une forme informelle comme l’improvisation politique prenne sa place. À l’ère de l’émergence, l’organisation ne peut être qu’invention et auto-organisation, il n’y a plus de temps pour les formes préétablies. L’expérience politique de la nécessité se transforme dans son rapport inévitable au court terme. Les anciennes recettes, pratiques et références se trouvent toutes en crise précisément en raison de la nouvelle condition d’émergence. Dans un temps d’émergence, il est difficile que l’expérience s’accumule et qu’on puisse répéter les pratiques et les actions. C’est comme si tout était à refaire à chaque instant.
Les échecs et les limites apparentes des soulèvements de ces dernières années semblent avoir remis sur le devant de la scène le problème de l’organisation politique12. Mais, est-ce que le problème est vraiment organisationnel ? Ne devons-nous pas prendre conscience que le temps du monde a bel et bien changé, que la forme de toute lutte est objectivement subsumée à ce nouveau temps d’émergence et que la question de l’organisation est un leurre ? Pour entrer en phase contre cette époque, ce qui manque peut-être, est moins une théorie de l’organisation qu’une théorie qui pense une pratique capable de gérer le court laps de temps dont on dispose pour une action efficace. C’est l’improvisation politique qui pourrait se systématiser dans une capacité à intervenir dans les situations d’émeute de manière à la retourner contre elle-même. Beaucoup plus qu’un coup, il nous faut un contrecoup : aller au-delà de l’émeute, tenter son abolition.
Avec une grosse dose d’optimisme, Clover voit un possible enchaînement logique dans le déroulement immanent de l’émeute : « l’émeute, le blocage, l’occupation et, à l’horizon lointain, la commune13 ». Jusqu’ici, la réalité semble le démentir. Paulo Arantes note que Clover n’arrive pas à penser les émeutes d’extrême droite14. Après tout, même si elles se sont soldées par des échecs, les deux plus effrayantes et spectaculaires émeutes de cet âge ont bien été l’invasion du Capitole à Washington le 6 janvier 2020 et la casse de Brasília le 8 janvier 2023.
S’il est vrai que les deux tentatives de coup d’État ont été organisées en avance et ont échoué, il est important de constater que le moment disruptif de l’émeute a été posé par les putschistes comme nécessaire pour le succès du processus. Peut-être que sans émeute ils auraient pu réussir, mais il est possible aussi que sans les invasions des lieux du pouvoir brésilien et nord-américain les tentatives se seraient limitées à de simples performances discursives. Si le soulèvement Nahel a été plus court, mais plus intense que celui de 2005, son caractère destructeur a été encore plus flagrant.
Cependant, d’un jour à l’autre les émeutes se sont arrêtées sans trop d’explication ni de raison apparente. Elles se sont épuisées, un point c’est tout − ou non ? Encore une fois une limite a été rencontrée et un seuil n’a pas été franchi. Quelle direction auraient-elles prise si elles avaient duré un peu plus longtemps ? Combien de temps se serait écoulé avant qu’elles ne changent de forme en quittant celle de la révolte ? N’y a-t-il pas moyen de sortir de cette boucle ? Est-il possible de penser l’alternative entre révolution ou entropie ? Peut-être que la sortie se trouve ailleurs et non pas dans ni à partir de l’émeute. Est-ce qu’une improvisation permettrait en vérité de se retourner contre l’émeute pour l’abolir ? L’Abolition improvisée et non le dépassement du monde constitué. Rien n’est assuré, sauf qu’il n’y a plus de temps.
1Pour une introduction à la pensée de Paulo Arantes, voir « L’autre sens. Une Théorie critique à la périphérie du capitalisme. Paulo Arantes en entretien avec Frederico Lyra », Revue Variations, vol. 22, 2019.
2Cf. Badiou, Alain, Le Réveil de l’Histoire, Clamency, Lignes, 2011.
3Arantes, Paulo, 2014, « Alarme de incêndio no gueto francês », O Novo tempo do mundo, São Paulo, Boitempo, p. 252.
4Quelques éléments du commentaire que nous faisons de cet ouvrage ont paru préalablement dans un article en portugais : Lyra de Carvalho, Frederico, 2021, « Motins, emergência, entropia e improvisação », Revista de filosofia moderna e contemporânea, v. 9, no 3, p. 81-97.
5Clover, Joshua, 2018, Émeute prime, Genève, Entremondes, p. 25
6Cf. Kurz, Robert (1998), « Os últimos combates », Os Últimos combates, Rio de Janeiro, Vozes, p. 289-342.
7Clover, Joshua, 2018, Émeute prime, op. cit., p. 34.
8Prado Jr, Bento (2021), « O relativismo como contraponto », Formação e Descontrução, São Paulo, 34, p. 151-152.
9End Notes (2015), Thèses de Los Angeles, disponible sur : https://sans-soleil.com/actualites/theses-de-los-angeles-endnotes/ Date de consultation : 04 mai 2024. Nous soulignons.
10Clover, Joshua, cit. p. 65-66. Traduction modifiée.
11Raymond, Jean-François, (1980), L’improvisation, Paris, Vrin, p. 94-95.
12Cf : Nunes, Rodrigo (2021), Neither vertical nor horizontal, London/New York, Verso.
13Clover, Joshua, cit., p. 53.
14Arantes, Paulo (2022), « Antes que seja tarde demais : de Junho a outubro », Margem esquerda, no 39, p. 122-137.