Un masque peut en cacher un autre. Il est très difficile d’en parler sans dire d’âneries, parce que, quand on essaie de les saisir, chaque couche semble porteuse d’une vérité plus cachée, plus inattendue et plus retorse que la précédente.
Le premier, je l’ai vu il y a longtemps, sur le visage de passants asiatiques, dont je ne comprenais pas bien pourquoi ils le portaient. Étaient-ils malades ? Avaient-ils peur d’être contaminés ? Était-ce dû à la pollution urbaine ? Ça me semblait quand même un peu excessif, hyper-hygiéniste.
Le deuxième masque est venu d’un souvenir : la couverture d’un album tardif de Sonic Youth où une des infirmières de Richard Prince apparaît le visage caché par un tissu rectangulaire blanc et le regard flouté, au milieu d’à-plats roses, rouges, violets. Une autre façon de considérer des visages féminins voilés, pensais-je alors.
Le troisième, je ne l’ai pas vu, mais j’en ai entendu parler. Une amie, au début du confinement, disait coudre des masques chez elle, avec ses voisines. Quelqu’un s’est alors raillé d’elle, de ses voisines et de leurs bricolages ridicules, qui n’avaient aucune chance de stopper le virus. Un simple tissu de vieux pantalon recyclé n’y suffira pas : quelle naïveté ! Ça rassurera les crédules, mais ça n’arrêtera aucune contamination ! À l’époque, un sous-ministre assurait aussi que le port du masque n’était d’aucune utilité pour la population générale.
Le quatrième, je ne l’ai pas vu non plus, parce que tout le monde se plaignait qu’il ne soit pas là. On voyait des avions cargo détournés dans les aéroports, pour approvisionner les USA plutôt que la France. Des reportages montraient des entrepôts glauques et mal famés, où la police venait de trouver des milliers de masques volés, cachés par la contrebande comme la plus dure et la plus précieuse des drogues dures.
Le cinquième, on en a beaucoup entendu parler dans des enquêtes racontant comment les politiques de précautions obligeant l’État, au début des années 2000, à garder d’importants stocks de masques, avaient été démantelées dans les années 2010, pour transférer aux entreprises la responsabilité de se munir de réserves suffisantes – ce que forcément la plupart d’entre elles n’avaient pas fait, trop occupées qu’elles étaient à maximiser leurs cotations boursières et à museler leur Comité hygiène et sécurité.
Le sixième m’a été distribué par ma mairie – un par personne résidente de la commune – et il embue mes lunettes depuis, à chaque fois que je sors de chez moi. On dit qu’il réduit les allergies au pollen, mais pour les gens dont le nez coule, comme c’est mon cas, le masque rend d’autant plus incongru, et fréquent, le devoir de se moucher. Apparemment, son port trop assidu a même pour dommage collatéral de causer des conjonctivites – ce que je n’imaginais ni chez les Asiatiques masquées que je croisais jadis avec étonnement dans la rue, ni les infirmières de Richard Prince.
Le septième fait soudainement pléthore. Face à la pénurie qui avait exposé tant d’infirmières et d’aides-soignantes à tant de contaminations durant les premières semaines de la pandémie, l’État a encouragé toutes les entreprises textiles à se reconvertir en manufactures de masques. Enfin la réindustrialisation de nos campagnes ! Enfin machines et couturières carburent à plein régime. Quel beau spectacle pour le journal de 20 heures. Vive les masques français ! Sauf qu’après trois semaines à peine, les cartons s’entassent, le marché sature, les prix s’effondrent, et personne ne sait plus quoi en faire. (Heureusement, les caméras du 20 heures tournent déjà nos regards ailleurs.)
Le huitième, je l’ai trouvé dans un caniveau, avec plein de belles âmes qui se disaient horrifiées de voir l’incivisme extrême – et proprement pendable – d’une telle désinvolture.
Le neuvième, mon favori, donne à la fois le remède et l’explication du huitième. Il se trouve dans la superbe histoire des masques sanitaires que raconte Bruno Strasser dans un article du Lancet et dans un Superfail de France Culture1. Il décrit comment, après que les épidémies des siècles passés aient rempli les rues d’inquiétantes formes de couvertures faciales, c’est un chirurgien de l’Université de Breslau, Johann Mikulicz, qui instaura le port hygiénique du masque dans les hôpitaux, pratique qui se généralisa progressivement dans les premières décennies du XXe siècle. Mais le tournant le plus intéressant de l’histoire commença dès les années 1930, pour s’accélérer dans les années 1950 et triompher dans les années 1960 : le passage du masque réutilisable au masque jetable. Ce n’était qu’un des nombreux aspects d’une révolution hospitalière – et plus largement civilisationnelle – promue alors comme le total disposable system. Masques, seringues, gants, blouses, et bientôt mouchoirs, rasoirs, poivriers, assiettes, tasses, stylos, sacs : quoi de mieux pour stimuler la croissance que de favoriser le productivisme en promouvant le tout-jetable ? L’avantage sanitaire d’avoir des seringues ou des masques aseptisés à usage unique fait parfaitement sens dans une salle d’opération chirurgicale. Mais faire porter aux usagers du métro des masques jetables – que l’on s’offusquera ensuite de voir incompréhensiblement jetés dans le caniveau – voilà une des absurdités consuméristes qui nuisent directement à l’écologie de la planète.
Le dixième me fait rire à chaque fois que je vois sur écran quelqu’un qui garde son masque en parlant, comme si ses postillons pouvaient traverser la caméra pour infecter l’œil du caméraman ou des spectateurs. Quoi de plus ridicule ? On apprend qu’Hollywood, et tous les studios du monde, ont mis en place des règles strictes pour éviter les contaminations sur les plateaux. On imagine Eva Marie Saint et Cary Grant flirtant avec des masques dans La Mort aux trousses. Ou la brigade morale et sanitaire dépliant son mètre pour vérifier la distance entre les visages sur le tournage d’un film porno. Les infirmières de Prince ont envahi la planète ! Et la conjonctivite nous fera toutes pleurer – de rire ?
Les onzièmes sont tous ces masques colorés que j’ai vus photographiés sur les visages d’hommes et de femmes d’Amérique Latine, et même de Yanomamis ! Cela m’a rappelé que dès que le Covid 19 s’est annoncé, je me suis fabriqué un masque avec un foulard que j’aimais bien, en suivant une recette donnée par une jeune femme chinoise sur Internet. Le même foulard contre le virus que contre les gaz lacrymogènes. C’était de bonne guerre !
Le douzième retourne alors aux sources antiques de notre société du spectacle. Les Romains appelaient persona le masque caractéristique d’un personnage apparaissant dans un drame théâtral. Ce faisant, ils donnaient par avance l’explication de cette suite infinie de couches de masques, qui se pèlent comme un oignon sans jamais démasquer aucune vérité ultime. Nous sommes des personnes qui n’ont personne derrière la multiplicité des masques qu’elles portent : juste des tourbillons de besoins et de désirs en quête de formes. Le virus biologique est un tout petit machin, invisible et couronné. Le virus social est une interface de dissimulation et de visibilité.
[voir Invisibles, Voile]
1 Voir Bruno Strasser et Thomas Schlich, « A History of Medical Mask and the Rise of Throwaway Culture », The Lancet, 22 mai 2020, ainsi que « Et si l’erreur, c’était de vouloir des masques jetables ? », Superfail, France Culture, 1 juin 2020.