En voyant nettoyer les poignées de porte, j’ai pensé que dans ma formation architecturale on ne m’avait pas appris à distinguer les capacités des matériaux face aux virus. On peut pourtant apprendre, selon de récentes études que le coronavirus 229E est totalement inactif après 40 mn sur les surfaces faites de laiton (alliage de cuivre et de zinc), s’atténue sur du zinc après 60 minutes, tandis qu’il reste actif sur les autres métaux au-delà de 5 jours, comme c’est aussi le cas sur des matériaux comme le verre ou le plastique. Si on posait les virus avec son doigt sur une surface de cuivre, comme on peut le faire dans la vie courante, en 3 minutes il devenait inoffensif.

Les vieux comptoirs de bars en zinc relevaient donc d’un choix de matériau judicieux, les vieilles poignées de portes et autres sonnettes et boutons en laiton ne nous faisaient pas courir de risques de contaminations. Peut-être que des principes de santé guidaient autrefois les choix matériels des projets d’architecture et d’architecture d’intérieur.

Si je n’avais pas connaissance de cela, c’est que depuis près de 70 ans, le choix d’un matériau en architecture relève d’un mode sémantique et analogique de décision, où on ne s’intéresse plus à ce qu’« est » un matériau mais à ce qu’il « dit ». Choisir du marbre, c’est dire la richesse, le prestige d’un milliardaire ou d’une marque de luxe, ou marquer la solennité ou la permanence propres à une institution ou à une banque. Choisir du bois témoignera d’une attention à la nature, racontera quelque chose des cabanons bricolés des arrière-cours ou des chalets suisses. Choisir du plastique sera rétrofuturiste. Choisir du beige clair symbolisera Paris, tandis que l’orangé sera florentin.

Durant la postmodernité, la recherche des fondements climatiques, écologiques ou sanitaires de l’architecture a été délaissée au profit d’analyses structuralistes linguistiques, se limitant à ce que voulait dire une façade, par exemple, plutôt que ce à quoi elle servait. L’architecte italien Aldo Rossi en 1970 parle de la ville comme d’un fait culturel, décrivant les variations de formes, de couleurs ou de matériaux comme des témoignages de l’esprit du lieu, comme autant de signes historiques et culturels spécifiques à une civilisation, délaissant les raisons climatiques ou alimentaires qui avaient prévalu dans leur surgissement originel. L’architecte américain Robert Venturi enseigne à « lire » l’architecture, à décrypter les bâtiments comme un ensemble de symboles culturels : une façade rouge nous rappellera la couleur des pompiers, une fenêtre carrée le dessin enfantin de la fenêtre archétypique de la maison, un fronton la grande culture européenne.

Toute la génération des architectes postmodernes s’est engouffrée dans ce système simple de signification, permettant de choisir facilement un matériau, une forme, une couleur pour un bâtiment sans plus aucune raison sanitaire ou climatique. À la fin du XIXe siècle, dans la lutte contre la tuberculose, en inventant les sanatoriums, les médecins suisses Oskar Bernhard et Arnold Rikli avaient fait peindre en blanc les chambres et les bâtiments, s’appuyant sur un prétendu pouvoir bactéricide des rayons du soleil. Dans les années 1920, Le Corbusier comme le Bauhaus ont choisi aussi le blanc pour lutter contre la tuberculose et pour symboliser la santé. La découverte des antibiotiques et des vaccins au tournant des années 1950 a rendu caducs les sanatoriums en même temps que la couleur blanche. Comment choisir maintenant des matériaux adaptés ?

[voir Gouttelettes]