80. Multitudes 80. Automne 2020
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Quoi qu’il en coûte

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J’ai entendu le président de la République Française dire, au début mars 2020 : « La santé n’a pas de prix. Le gouvernement mobilisera tous les moyens financiers nécessaires pour porter assistance, pour prendre en charge les malades, pour sauver des vies. Quoi qu’il en coûte ». Tout d’abord, je me suis frotté les yeux. Le réalisme économique sortait par la porte, congédiée l’intendance, à elle de suivre. On connaît la chanson depuis De Gaulle. Chat échaudé craint l’eau froide. Alors je me suis mis à surveiller les fenêtres, des fois que les économies y reviendraient en catimini.

Dans les deux mois qui ont suivi, l’argent a vraiment plu de partout. Ségur de la Santé : « Je me suis trompé sur la réforme de l’hôpital ». N’en jetez plus ! Il s’est vraiment passé quelque chose. Nous voilà parfaitement alignés sur le slogan chanté dans les rues, depuis plus de vingt ans, qui triomphe enfin : « Nos vies valent mieux que leurs profits ».

Certains, pour qui la mariée n’est jamais trop belle, ont cherché la petite bête, celle qui se cache dans les détails. « Contre le virus, c’est la guerre ! » Tiens, tiens ! Comme un certain Churchill, des fois qu’on nous préparerait à la suite : « Je n’ai à vous offrir que du sang, de la sueur et des larmes ! » Voilà ce qu’il en coûte de « défendre notre île quoi qu’il en coûte ».

Mais le discours guerrier a fondu comme virus au soleil. On n’a pas eu l’économie de guerre – au moins ça aurait accéléré la logistique et mis entre parenthèses la paperasserie bureaucratique. On a eu une guerre très pacifique, même si elle était assez éprouvante pour les premiers de tranchée, dans les hôpitaux. Le gros des troupes n’a pas été mobilisé. Restez chez vous ! On dirait un slogan pour Boris Vian. Désertez la rue, les magasins, les cafés !

Alors ce quoi qu’il en coûte, c’est du leurre ? J’y suis, je brûle, un discours codé ? Un bon ami, fin connaisseur de l’Amérique, me souffle à l’oreille que ce Président est l’auteur d’un livre intitulé Révolution, et que son appel à mobiliser « tous les moyens nécessaires pour sauver des vies humaines » rappelle le fameux « by any means necessary », prononcé par Malcolm X dans le discours du 28 juin 1964 à l’Organization of Afro-American Unity. Par tous les moyens nécessaires, veut dire aussi par la lutte armée. Et nous revoilà dans le discours guerrier. Mais le début du discours de Malcom X revient dans les manifestations du monde entier après l’assassinat de George Floyd à Minneapolis : « nous revendiquons notre droit à être un homme sur cette terre, à être un être humain, à être respecté en tant qu’être humain, à bénéficier des droits attribués aux êtres humains dans cette société, sur cette terre, en cette date – ce que nous comptons faire advenir par tous les moyens nécessaires1 ».

Bien entendu, le 11 mars 2020, ce Président ne lisait pas dans le marc de café ce qui se passerait le 25 mai suivant à Minneapolis. Tout à la grande histoire de France (le Louvre, le discours du Carrousel de son investiture), il ignorait souverainement la mémoire d’Adama Traoré. Que voulait-il donc dire, avec son quoi qu’il en coûte ?

Dire quoi qu’il en coûte, c’était envoyer un message codé aux financiers et à la banque des banquiers, la Banque centrale européenne. Huit ans plus tôt, en plein marasme grec – à marée basse et indécise de la crise financière – Mario Draghi avait sauvé l’euro, la monnaie unique, et sa zone attaquée de toute part, par ces seuls mots : « La Banque centrale soutiendra l’euro quoi qu’il en coûte ». Et le tsunami qui se préparait était devenu une petite vaguelette ridicule en quelques heures.

Dire quoi qu’il en coûte, c’était envoyer un message codé à la présidente de la Banque centrale européenne, aux membres de l’Eurogroup des ministres des finances, et au Conseil européen, formé par les chefs d’État et de gouvernement. Nous allons devoir dépenser, et pour cela nous faire prêter énormément d’argent. Nous avons jeté la vieille cuisine de l’austérité des Chicago Boys à la poubelle. Mais la nouvelle cuisine, c’est beaucoup plus cher. Alors, à vous, Europe, d’agir en vitesse si vous ne voulez pas que nous mettions la clé du restaurant sous la porte. Cette foutue austérité nous a mis dans le pétrin. Pas assez de lits, pas assez d’hôpitaux et de personnel soignant, pas assez d’industrie de respirateurs. Un pognon de dingue, bien plus dingue que ce que nous coûtent les pauvres.

Alors on change de jeu. On est désormais dans les « moyens non conventionnels », même dans le quotidien des pays membres de l’Union européenne, même dans les couloirs feutrés de la Banque centrale. De l’argent, autant qu’il en faudra.

[voir Europe, Monnaie]

1 Malcolm X, By Any Means Necessary, New York, Pathfinder Press, 1992.