Mineure 48. Fukushima : voix de rebelles

Ne vous inquiétez pas, ce ne sont pas de mauvais types

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Né en 1974, Hajime Matsumoto a créé un réseau d’une quinzaine de petits magasins de recyclage dans le quartier de Koenji, à Tokyo. Il est l’initiateur de l’« Association de protection contre la pauvreté des étudiants de l’université Hôsei » et du Syndicat national des étudiants pauvres. Au cours du colloque « Jeunesse et désobéissance », organisé par T. Ribault le 3 octobre 2011, à la Maison franco-japonaise de Tokyo, il explique : « Quand j’étais étudiant, tout est devenu très propre, on sentait l’argent partout et il fallait détruire tout ça. On cherchait les moyens de le faire. Comment créer une ambiance où on ne parlerait pas de capital, d’argent ? » C’est dans cette intention que, le 21 septembre 2000, le groupe Zen Bin Ren, dirigé par Matsumoto, interrompt une réunion de politiciens et de membres du cercle des affaires qui se tient à Hôsei University, pour asperger de peinture le Président du groupe financier ORIX et le président de Waseda, une des plus prestigieuses universités privées. Matsumoto est emprisonné quatre mois et demi au motif d’intrusion et d’interruption forcée des affaires et de tentative de fuite. Il demande lors de son procès : « Comment un homme qui travaille pour 800 yens de l’heure et 80 000 yens par mois (720 euros) peut-il fuir ? S’il le fait, il crève de faim ». En 2005, Hajime Matsumoto crée le mouvement Shiroto no ran (la « Fronde des amateurs »), espace où les gens puissent « avoir du plaisir sans argent ».

Takuro Higuchi, sociologue indépendant, participe à la « Fronde des amateurs ». Il s’inscrit dans le courant de l’anthropologie activiste. Il s’intéresse à la transformation des mouvements sociaux au Japon après Seattle et prépare un ouvrage intitulé Global Activist Network Involving Asia: Global Continuation and Evolution in Japan (à paraître chez Routledge, London).

Au moment de l’entretien, Hajime Matsumoto et Takuro Higuchi rentraient de New York où ils avaient participé au mouvement Occupy Wall Street. L’entretien se déroule au bar Nantoka – mot à mot « le bar du ce que vous voulez », bar autogéré par les participants de la « Fronde des amateurs », à Koenji.

Thierry Ribault : Pourquoi vous intéressez-vous au mouvement Occupy Wall Street ?

Takuro Higuchi : Tout a commencé avec les révolutions arabes au printemps 2011. Nous étions informés, à travers les médias et Ustream, de ce qui se passait en Tunisie, en Égypte, en janvier et en février. Nous nous sommes alors posé la question suivante : comment un tel phénomène pourrait-il se produire au Japon ? Nous nous disions que cela ne pourrait sans doute jamais se faire, mais le tremblement de terre du 11 mars est survenu, et le désastre nucléaire, et un mois plus tard, nous avons organisé une manifestation. Au bar Nantoka, lors d’une réunion, Narita Keisuke a suggéré de faire une manifestation et chacun a dit : « Oui, on doit le faire ». J’étais absent ce jour-là. Hajime Matsumoto m’a téléphoné et nous avons décidé d’organiser la manifestation du 10 avril. Nous avons tenu une assemblée trois jours plus tard. C’était vraiment rapide : onze jours en tout. En temps ordinaire, nous réunissions cinq cents personnes au maximum. Cette fois-ci, nous avions tablé sur environ mille cinq cents personnes, mais quinze mille personnes sont venues. Pratiquement rien ne s’était pourtant passé pendant un mois. Nous ne nous attendions pas à voir tant de participants. Même la police ne s’y attendait pas. La plupart des gens venus le 10 avril participaient pour la première fois à une manifestation. Ils ne savaient ni quoi faire, ni comment se comporter. Nous, les organisateurs, nous étions dans l’incapacité de les contrôler. Personne ne contrôlait quoi que ce soit.

T. R. : Signifiez-vous par là que la plupart des participants ne connaissaient pas le mouvement de la « Fronde des amateurs » ?

T. H. : La plupart n’étaient effectivement jamais venus à nos manifestations auparavant. Généralement, les manifestations sont organisées par les gauchistes. Dans le contexte japonais, « gauchiste » signifie mouvements violents et sectaires, ce qui explique que la plupart des Japonais ont développé une allergie à l’égard des manifestations. Nous avons changé cette image. Nous faisons des sound demo (manifestation où le son est utilisé comme instrument de contestation) et non pas des manifestations avec des slogans idéologiques. Nous avons commencé les sound démo en 2003 pour protester contre la guerre en Irak, après nous être demandé comment introduire des changements dans les manifestations. Cela relève donc d’un processus long relatif à l’évolution de l’activisme japonais. Nous nous interrogions aussi sur les moyens de changer la « nature » des participants. Le désastre est venu tout modifier. Les gens avaient quelque chose de lourd à exprimer. La spontanéité est donc le point commun entre les révolutions arabes et les manifestations au Japon. Puis il y a eu les mouvements en Europe et le début d’Occupy Wall Street. À New York, j’ai senti que l’on était dans une série de protestations globales, mais que les gens passaient à côté de ce qui se déroulait au Japon : les Américains étaient surpris de notre présence et par notre pancarte antinucléaire, car ils semblaient ne plus rien savoir de ce qui arrivait depuis le 11 mars. Je voulais témoigner auprès des participants d’Occupy Wall Street qu’un soulèvement était en marche au Japon et je voulais évaluer le degré de spontanéité d’Occupy Wall Street.

T. R. : De retour de New York, Hajime Matsumoto, vous avez dit que le Japon vous semblait être une « société sombre ». Que vouliez-vous dire par là ?

Hajime Matsumoto : Je le pensais déjà avant d’aller à New York, et particulièrement depuis le 11 mars. Personne au Japon, parmi les officiels, les gens ordinaires ou les participants aux mouvements, ne me donne l’impression d’avoir une véritable intention de changer la société. Il y a un conformisme au sein de la société japonaise qui fait que, même après le désastre, la situation ne peut être modifiée. Voilà pourquoi j’ai parlé de « société sombre ».

T. R. : Occupy Wall Street et les manifestations antinucléaires au Japon ont des points communs : absence de leader, absence de structures hiérarchiques, échanges d’information…

T. H. : C’est comparable, oui. La cause fondamentale de la crise est la même : un nombre restreint de personnes contrôlent le pouvoir et la richesse, et provoquent des dommages à l’immense majorité des autres. La crise financière aux États-Unis et la crise nucléaire au Japon reposent sur des structures identiques. Dans le cas du Japon, TEPCO, le gouvernement et les médias. Aux États-Unis les 1%, même si c’est, bien sûr, symbolique. La manière de protester est similaire : dans les deux cas, on a décentralisé la manière de lutter. Il s’agit aussi, comme nous l’avons dit, de mouvements spontanés fondés en partie sur les réseaux dits sociaux.

T. R. : Cependant les manifestations antinucléaires au Japon ne prennent-elles pas, petit à petit, une allure institutionnelle ?

T. H. : Nous n’avons rien changé à notre manière d’organiser les manifestations. La police, par contre, a modifié sa manière de les contrôler. Entre la première manifestation, où ils n’étaient pas prêts, et les suivantes, où ils ont réduit les flux de personnes, scindé les groupes de manifestants, procédé à des arrestations, la situation s’est effectivement institutionnalisée. Je pense, pour ma part, que la manifestation du 19 septembre, à Meijikôen, était institutionnalisée. Il s’agissait d’une manifestation de 60 000 participants où il n’y a eu aucune arrestation. Les arrestations avaient eu lieu le 7 mai, le 6 août et le 11 septembre.

T. R. : Est-il possible d’occuper Koenji, c’est-à-dire de se saisir de l’espace de la rue, pour exprimer son mécontentement ou sa volonté ?

H. M. : Occuper la rue au Japon pousserait la police à accentuer la pression de façon énorme. Il nous faudrait une immense détermination. À New York, ils le font parce que la pression exercée par la police est moins forte. Ils ajustent en oscillant entre pression et relâche. Au Japon, la police freine les mouvements et sévit contre les participants. Mener une occupation au Japon implique donc de réfléchir à une manière différente de le faire. Les arrestations menées par la police durant les manifestations antinucléaires ont été ciblées. À partir de fichiers qu’ils détiennent, ils savaient qui ils voulaient arrêter, qui ils ne voulaient pas arrêter.

T. R. : Qui ont-ils choisi d’arrêter ?

T. H. : Des participants de la « Fronde des amateurs » ou des gens du syndicat des freeters. Douze arrestations. Treize jours d’arrêt pour la moitié d’entre eux. Trois jours pour l’autre moitié.

T. R. : Il y a actuellement un mouvement, Occupy Kasumigaseki, qui a placé son campement devant le ministère de l’Économie, de l’Industrie et du Commerce, en charge des activités nucléaires, où manifestent aussi les femmes de Fukushima et les militants antinucléaires.

H. Matsumoto. C’est bien : il faut occuper le lieu où se trouve l’ennemi.

T. R. : Quels changements voyez-vous, vous concernant et concernant la « Fronde des amateurs », après le 11 mars ? Quels changements constatez-vous dans la jeunesse ?

H. M. : Nos manifestations ont changé, nous l’avons dit. Les circonstances ont changé aussi. La « Fronde des amateurs », elle, est restée la même. Les boutiques de recyclage, ce bar… Jusqu’au désastre, l’art, la subculture, les musiciens ne s’intéressaient pas au politique. Il y avait un fossé entre ceux qui s’y intéressaient et les autres. Après le désastre, certains artistes ont commencé à s’impliquer et n’hésitent plus à le faire.

T. H. : La « Fronde des amateurs » mène ses activités depuis 2005, mais les gens, la société, les spécialistes de sciences sociales considéraient jusque-là que c’était un détail dans le monde de la jeunesse japonaise. Après le désastre, ils ont reconnu le mouvement et admis qu’on puisse refuser d’obéir au Japon. Les spécialistes de sciences sociales observent de longue date le chômage, les neet, les freeters, les otaku, les hikikomori – toujours ces mêmes problèmes de la société japonaise qu’on rabâche – et ont, de fait, méconnu le désir de rébellion qui montait dans la jeunesse. Ils connaissaient l’existence de la « Fronde des amateurs », mais ils l’ignoraient. C’est d’autant plus étrange que la racine des phénomènes est la même. Quoi qu’il en soit, depuis le désastre, on s’intéresse à nous !

T. R. : Manifester est-il suffisant quand le gouvernement annonce qu’il veut continuer le nucléaire ?

H. M. : Il n’y a pas de limite à l’exploitation des possibilités offertes par les manifestations, mais la puissance instantanée des manifestations peut atteindre des limites. Autrement dit, résister devrait se faire dans des styles et avec des méthodes différents. Par exemple, organiser de nombreuses manifestations a été très prenant en termes de temps et cela s’est donc fait au détriment du développement des relations personnelles. Avant le désastre, nous étions occupés au développement du réseau Shiroto no ran, les boutiques de recyclage, le réseau de relation entre les gens. C’était notre tâche quotidienne. Mais après le désastre, nous avons été totalement pris par l’organisation des manifestations. Le mouvement Occupy, à New York, d’où nous revenons est une incitation à réfléchir à la manière d’occuper de plus grands espaces. Après le désastre, j’ai d’ailleurs relancé le dialogue avec les gens que nous connaissons dans les autres pays d’Asie. Persuadé que le Japon est un pays difficile à changer, j’ai pensé qu’impliquer les gens de ces pays proches pourrait avoir des conséquences positives. Certes, on apprend de nombreuses choses des mouvements européens, mais notre mode de vie étant différent, la plupart des Japonais qui ont voulu importer ici les théories européennes de la révolte pour s’en inspirer ont échoué. On doit croiser notre expérience avec celles des pays asiatiques. Je pense par exemple à Taiwan où les gens ne se laissent pas « occuper », où la résistance est forte.

T. R. : Depuis le désastre nucléaire, vous vient-il à l’idée de quitter Tokyo ?

H. M. : Avant, je ne pouvais pas imaginer un autre endroit pour vivre que Tokyo. Je me dis à présent que bouger entre différents lieux pourrait être une solution. Ce qui m’intéresse, c’est de développer des réseaux locaux. Un centre à Koenji et deux ou trois autres dans des villes d’Asie par exemple, et dans de plus petites villes au Japon. Il est devenu difficile de rester « collé » à Tokyo, d’une part à cause des radiations, mais aussi du fait du gouvernement japonais.

T. R. : Les gens devraient-ils fuir la région du Tohoku où les menace la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi ? Pourquoi attendent-ils des compensations financières avant de le faire ?

H. M. : Les gens n’accèdent pas à l’information vraie. Ils croient aveuglément en ce que leur disent les médias. Les personnes plus âgées lisent les journaux et regardent la télévision et pensent qu’il n’y a pas de risque. Les jeunes sont plus critiques. Mais à Fukushima, ce sont les personnes âgées qui contrôlent la société. La responsabilité repose sur le gouvernement qui ne dit pas la vérité et ne révèle pas le degré de contamination. On incite même les gens à revenir dans la zone des trente kilomètres. C’est le contraire de la fuite. En milieu rural, les gens ont l’habitude de s’entraider. C’est une culture fermée où toute personne qui essaierait de fuir la communauté, serait montrée du doigt, puis discriminée. Il y a beaucoup de gens qui certainement ont envie de fuir, mais ne le font pas. Si, dans une communauté rurale, il y a deux options – rester ou partir –, il est probable que beaucoup choisissent de rester et de s’harmoniser. Quitter le Tohoku, c’est insulter ceux qui restent, porter atteinte à la région d’origine, faire preuve de mépris. Dans la même situation, je resterais, je crois. Lors des informations météorologiques données à la télévision, on annonce désormais le niveau de radiation du jour. Bien sûr, c’était impensable autrefois… sauf dans un film de science-fiction. Et soudain, c’est devenu normal. Dans les émissions du matin, on explique aux femmes au foyer comment décontaminer leur potager. Mais porter des gants, des masques, nettoyer à l’eau les aliments, tout cela n’a aucun effet et me rappelle la période où les Japonais essayaient de lutter contre les Américains en pointant des bâtons de bambou contre les B52. La décontamination, c’est la même chose.

T. R. : Pourquoi n’y a-t-il pas d’action directe au Japon, et précisément à Fukushima, où la population est prise en otage d’une expérimentation grandeur nature ? Je fais ici allusion notamment à l’« enquête de gestion sanitaire » lancée par les autorités en juin dernier visant le recueil et le stockage de données sur trente ans.

H. M. : Les révoltes doivent trouver un soutien au sein de communautés de gens ayant de fortes relations entre eux. Or ce type de communautés s’étant effondré, nous avons perdu la base nécessaire à la rébellion. Les gens gardent désormais pour eux ce qu’ils pensent, ou l’expriment sous la table. Nous en sommes à l’étape qui précède la rébellion : des gens qui ne se connaissaient pas établissent des liens au cours des manifestations antinucléaires – ce que les autorités craignent le plus. On est peut-être encore éloigné d’une action collective, mais on y tend. Puisque la rébellion repose sur la relation personnelle, nous devons à la fois mener des actions collectives (de type manifestations), et inciter à la création de communautés comme celle de Koenji au bar Nantoka, ou de réseaux locaux. En tant que vice-président de l’assemblée commerçante de quartier depuis 2008, je constate que les gens plus âgés ne se fâchent pas. Ces communautés-là sont souvent entre les mains du PLD (Parti libéral démocrate). Il faut développer la stratégie de la révolution graduelle, c’est-à-dire de la continuité dans l’action. Raison pour laquelle, durant les manifestations, nous demandons aux policiers : « Comment vont vos enfants ? ». Les gauchistes traditionnels japonais sont arrogants et méprisants avec la police, alors que ce sont des gens ordinaires. Il faut dire quelque chose qui peut toucher leur esprit.

T. R. : Vous croyez donc en la force de l’empathie ?

H. M. : Ça peut arriver. Lors des manifestations récentes, des policiers de l’arrondissement de Suginami où se trouve Koenji, et qui étaient mobilisés avec des collègues d’autres brigades, disaient à ces derniers quand ils se montraient agressifs à notre égard : « Ne vous inquiétez pas. Ce ne sont pas de mauvais types. »