In memoriam de l’indépendance de la livre sterling !
Lorsque la crise financière s’est déclenchée dans la foulée de celle des subprimes en août septembre 2007 (deux ans déjà), que la Banque Centrale Européenne est intervenue massivement, Jean-Claude Trichet son gouverneur a été rapidement perçu comme le véritable patron de la barque. The Economist, l’hebdomadaire qui avait pourtant conduit la guerre contre le Traité Constitutionnel Européen, vitupérant sans relâche le glissement continuel vers un véritable fédéralisme européen, l’avait élu en décembre 2007, homme de l’année. Un an plus tard à l’automne suivant, quand le bord de l’abîme fut atteint, qu’Henri Paulson, secrétaire d’État au Trésor américain eut laissé chuter la Lehman Brother frôlant le krach financier systémique, cette même Banque centrale européenne annonça dans son inimitable langage plein de litotes qu’elle recourrait à des mesures « inhabituelles » (entendez totalement transgressives). L’une d’entre elles mérite l’attention : accepter contre son concours à l’économie britannique menacée elle aussi d’un effondrement dix fois plus sérieux que ceux, lilliputiens à l’échelle du continent, de l’Islande et de l’Irlande[1] , d’héberger des titres cotés B (soit l’équivalent de subprimes) libellés en livres sterling. L’Europe venait de réaliser un pas de géant dans son intégration de facto et dans la réduction de l’exception britannique. Nous ne pleurerons pas plus sur l’exception économique et monétaire anglaise que sur l’exception culturelle française. Depuis, la Banque d’Angleterre a racheté des bons du trésor britanniques comme son homologue américaine et Jean-Claude Trichet a expliqué avec beaucoup de retenue, que la crise de liquidité était de son ressort mais que pour la crise de crédit entre les banques (le fait qu’elles ne se prêtent plus entre elles) la balle était dans le camp des politiques. Comprenez : tant que la BCE ne pourra pas faire du déficit budgétaire européen nul ne doit s’étonner si l’Europe reste très à la traîne de la Réserve Fédérale américaine. Qu’il est loin le temps où d’estimables économistes nous expliquaient que la BCE et son « euro » étaient la source de tous les maux de l’Union Européenne en particulier d’une économie atone. Rapidement sont apparus avec les soutiens à l’Estonie ainsi qu’à la Hongrie vite suivie par la Roumanie que sans l’organisation institutionnelle de l’Europe et de sa monnaie, la prospérité du sacro saint libre marché pouvait se transformer en cauchemar à une vitesse inimaginable. À plus long terme, alors que le secret bancaire suisse est enfoncé vis-à-vis des États-Unis, levant l’un des plus sérieux obstacle à l’intégration de la Confédération dans l’Europe, l’Europe des 27 ne pourra différer indéfiniment, n’en déplaise au dinosaure Vaclav Havel, l’intégration fiscale et sociale.
L’arlésienne de l’espoir en l’Europe politique
Cela écrit, la BCE a ouvert son parachute, c’est mieux que rien, mais ce n’est pas avec un parachute que l’on avance dans le ciel. En matière de moteur, il faut autre chose que la relance verbale des présidences françaises ou suédoises. Le corset confédéraliste n’a jamais mieux montré ses limites. Le premier de la classe confédérale du Conseil Européen sera toujours moins efficace que le dernier de la classe fédérale. La taille de l’économie française, anglaise ou allemande séparée du reste de l’Europe n’a plus le pouvoir de remettre en mouvement le continent. Nicolas Sarkozy avec un certain génie, fortement aidé par des grands commis de l’État comme Jean-Pierre Jouyet, a suscité l’espoir rationnel d’une réponse européenne à la crise. Seulement voilà la France n’est plus celle de Napoléon 1er, le Royaume-Uni plus celui de la Reine Victoria, l’Allemagne plus celle de Bismark. Plus dure, a été la chute et la désillusion dont celle des malheureux Tchèques, simples figurants qu’on a trop vite accablés de tous les maux. C’est dur à accepter pour les orgueils des uns et des autres, mais c’est ainsi. Européens encore un effort si vous voulez réintégrer l’histoire universelle et sortir de la tutelle américaine pour l’hémisphère occidental et soviétique pour l’hémisphère oriental.
Voyez, le Traité constitutionnel de Lisbonne n’est pas encore signé par le dernier des États membres que déjà il en faut un autre, beaucoup plus ambitieux. La réforme de la BCE devra se faire parallèlement à une montée en puissance du budget européen actuellement quasiment inexistant (1,2 % du PIB quand il en faudrait entre 6 et 10 %). Le processus institutionnel européen n’est pas achevé et tant qu’il en sera ainsi inutile d’espérer que la tortue européenne chausse les bottes de sept lieues. Le plus important dans cette crise financière aura été finalement de faire toucher du doigt aux eurosceptiques l’inanité de leur rêve réactionnaire : bénéficier tous les jours de la pax europea de la maison commune tout en prétendant que leur chambre nationale est indépendante, comme leur industrie automobile, comme leurs banques. Les Français et les Allemands ont crevé le mur du son dans ce domaine. Après deux ans d’une tourmente qui est loin d’être terminée (attendons le méchant coup de pied de l’âne financier en décembre 2010, moment d’arrivée à échéance des produits lancées jusqu’en décembre 2007, la crise des finances publiques et la crise du dollar comme monnaie internationale) le moteur intellectuel de l’Europe se remet en route. Même le Centre Bruegel, (le véritable Think Tank de la Commission européenne) sort de sa légendaire réserve sur les questions institutionnelles et monétaires. Il est vrai qu’il a été doublé par les directeurs des banques centrales américaine, britannique, japonaise, européenne, russe et chinoise ! Les premiers ont bousculé les limites du Keynes insipide auquel nous avait habitués l’académie, les derniers ont remis nettement sur la table la perspective d’une fin du privilège exclusif de seigneuriage américain du dollar (entendez de création monétaire sans limite) avec un panier de monnaies répartissant les risques de dévaluation brutale de la monnaie de l’Oncle Sam et d’un regard sur les droits de tirage spéciaux qui seraient attribués à la Chine, l’Inde, le Brésil en particulier.
Troisième bonne nouvelle sur le front déprimé de l’Europe depuis les « non » hollandais et français de 2005 : aux élections européennes, ceux qui parlaient d’Europe et d’écologie ont réussi une jolie percée électorale ; en Ile de France et en régions lyonnaise et dauphinoise, la liste Europe Ecologie a devancé le Parti Socialiste et disloqué un centre qui continuait à se mirer dans le nombril hexagonal tout autant qu’une extrême-gauche crispée sur l’Europe. Il est trop tôt pour parier que cet essai sera transformé aux élections régionales mais l’Europe et l’écologie après avoir joué le rôle de trouble fête et refendu systématiquement la gauche, puis la droite ne seraient-ils pas en train de jouer un rôle de catalyseur fédérateur de nouvelles alliances ? Si l’on examine attentivement les programmes politiques de la gauche notoirement en panne depuis que la droite en a opéré un parasitage systématique dans ce qu’il comportait de meilleur comme de pire, on s’aperçoit que les rares idées nouvelles apparaissent aujourd’hui au niveau européen.
L’idée d’abord de briser le carcan « national » des partis en organisant ces derniers de façon transversale. Bien sûr, cette idée jusque chez les Verts rencontre une grande résistance, mais Dany l’hybride un pied en Allemagne, un pied en France indique que les hommes politiques ne pourront prétendre représenter quelque chose en Europe que s’ils traversent les frontières. Deuxième idée : le Parlement Européen est la seule école institutionnelle de démocratie européenne. Il serait urgent d’y envoyer en stage obligatoire tout élu « national » avant sa prise de fonction pendant quelques mois. Il pourrait ainsi mesurer le provincialisme de son Palais Bourbon le bien nommé. Le seul lieu où se confrontent en temps réels la disparité et le véritable écart des intérêts, mais aussi les lignes de force nouvelles des solidarités à construire, c’est le Parlement européen. Est-ce un hasard si la question de l’adhésion turque n’y revêt pas cette allure de mamamoucherie avec notre sultan gentilhomme qui s’indigne qu’on puisse être turc et qui sonne les batailles de Lépante ou de Vienne avec quelques siècles de retard ? Est-ce un hasard si c’est en son enceinte qu’a été adoptée la proposition d’un emprunt de 1000 milliards d’euros pour sortir l’Union du bourbier des « relancettes » tirées en ordre dispersé et de primes à la casse qui reculent pour devoir sauter ? Est-ce pure coïncidence que les Verts français se soient décidés après dix ans de tergiversations pour un revenu d’existence ? Il faut dire que les ouvriers de Continental en obtenant 50000 euros pour prime de départ (en ces temps où les primes de bienvenue, les parachutes dorés dans la finance fleurissaient de toutes parts) ont montré que la question n’est pas la prolongation indéfinie de n’importe quel emploi, mais l’existence et la formation de ceux qui font des emplois. L’existence normale, la formation intelligente conduisent au revenu d’existence n’en déplaisent à ceux qui nous ont fait perdre trente ans dans l’exploration de cette voie, bien plus intéressante que la fléxi-sécurité qui ne sert pas à grand chose quand toute l’industrie doit se repenser de A à Z pour ne pas parler, par charité, du « travailler plus pour gagner plus » que l’histoire a cruellement inscrit à la case « casse et recyclage ».
Les bases structurelles de la crise institutionnelle de l’Union : un trépied de plus en plus bancal
Nous l’avons dit. Répétons-le encore : dans le trépied bancal de la construction hybride des institutions européennes, il y a la Commission conçue originellement comme la voie technique de l’intégration de l’ancienne Lotharingie, Neustrie et Austrasie de l’Empire carolingien (l’Europe des Six) ; il y a le Conseil Européen quand l’Europe a grandi sous le condominium franco-allemand (tandem Schmidt et Giscard d’Estaing) qui pour faire place au Royaume-Uni (1972) a pris une forte option confédérale en faisant croître son pouvoir de plus en plus face à la Commission. L’adjonction du Parlement Européen et son élection au suffrage universel (1979) a paru un temps redresser la dérive confédérale, il est vrai plus apte à intégrer les vingt et un États qui ont pris le train européen en marche en 35 ans. La voie normale d’une telle construction, la voie fédérale, ayant été quasiment mise hors la loi par des États n’ayant jamais participé à l’Empire carolingien, ni au Saint Empire Romain germanique, ni à l’Empire napoléonien (le Royaume-Uni, la Suède), malgré les efforts subtils et contournés de Jacques Delors, le déséquilibre s’est accru. Chacun des trois pieds de l’Europe a connu sa propre croissance, accentuant le côté monstrueux de la construction européenne (ce n’est vraiment pas le Château de Versailles). La Commission Européenne dans le rôle du vilain petit canard a fait son lit et a forgé les instruments techniques et administratifs d’un pouvoir non élu, mais a constitué le seul creuset culturel. Le Conseil Européen confondant allègrement les pouvoirs joue un rôle d’exécutif véritable, de législatif autoritaire et absolutiste face au Parlement européen et curieusement syndical (car les intérêts « nationaux » dans l’enceinte européenne sont défendus par les bureaucraties nationales déléguées à Bruxelles). Heureusement l’élargissement de l’Europe (qui n’est pas fini) a rendu le Conseil européen de plus en plus lourd et ingouvernable en cas de présidence faible. Quant au Parlement, seule institution démocratique au sens technique de son élection au suffrage universel direct et largement proportionnel, il s’est renforcé et apparaitra comme le seul recours rationnel à une refonte complète, à l’an II de l’Europe politique. Il est entré en conflit avec la Commission à plusieurs reprises. Il est en escarmouche permanente avec le Conseil, surtout lors des présidences des gros états membres.
La révolution institutionnelle de l’Europe viendra par le Parlement
Comme le passage pour de vrai à l’Europe fédérale voudra dire un accroissement des domaines d’intérêt communautaire, un budget renforcé, une responsabilisation de la Commission devant lui (ainsi le nouveau Traité constitutionnel de Lisbonne prévoit le vote du président de la Commission à la majorité des membres du Parlement et non plus à la majorité des députés des suffrages exprimés pour le grand malheur de Monsieur Barroso) et qui sait si des circonstances exceptionnelles, comme la faillite d’un état majeur de l’Union, ne devront pas imposer une assemblée constituante réclamant de redessiner complètement l’architecture des pouvoirs : ce serait au Parlement Européen que se gagnerait la bataille de l’Europe intégrée et démocratique.
C’est du Parlement que peut venir une proposition d’autorisation de déficit du budget européen (ce qui est actuellement interdit). Il faudra certes une négociation âpre avec les résidus bourboniens de tout poil, mais historiquement, les parlements élus au suffrage universel ont toujours eu la peau des institutions et des administrations nommées, des chefferies locales, des royaumes en peau de lapin ou d’hermine ! Il faudra encore beaucoup d’obstination, de croisements culturels dans la marmite strasbourgeoise et bruxelloise pour qu’advienne le réflexe européen.
Contrairement donc aux prophètes de malheur qui nous annoncent la fin de l’Euro, l’éclatement de l’Union, confondant le berceau du marché commun, son adolescence boutonneuse néolibérale avec le péché originel augustinien toujours prompts à nous précipiter dans les ténèbres de la crise, Europa « fluctuat nec mergitur » comme la cité de Paris.
Pour qu’il y ait quelqu’un au bout du numéro Europe qui est demandé, il faudra sans doute une situation d’urgence couplée à une solide culture européenne. Disons que chez les plus de 55 ans cette dernière est rare (quand elle n’est pas franchement « nationale » elle est carrément a-européenne) et chez les jeunes elle est une nature qui n’a pas encore accédé à la culture.
Dans les mois qui viennent la construction d’une protection sociale européenne digne de ce nom, d’une fiscalité unifiée, d’un correctif économique et monétaire aux contraintes unifiées sur le plan écologique passera plus tôt qu’on ne pense sur les bords du Rhin à Strasbourg. La non élection souhaitable du représentant d’une Commission minimaliste et néolibérale ne sera qu’un petit épisode. Le sommet de Copenhagen mettra à l’épreuve la consistance européenne autrement que sur le plan des discours.
Quelques mois plus tard, les Régions de l’Europe (et les élections qui vont avec) peuvent offrir un terrain semblable à celui des européennes. Après tout, les deux entités montantes dans le temps long de l’histoire, sont les régions et l’Europe. Comme les cités au Moyen Age eurent avec l’État central la peau des féodalités, elles auront celle des États-Nations. Ce n’est pas simplement les départements et les cantons qu’il faut supprimer. Cette proposition du Rapport Attali en fait pourtant frémir. Il est temps de cantonner les États membres et leur représentation nationale au rang de sénat de la république européenne, pour que le peuple européen puisse s’exprimer dans son parlement. À condition de parler du rôle institutionnel des régions, de leur autonomie réelle, des moyens financiers de celle-ci. Les jumelages transnationaux des régions devraient être explorés au-delà des discours de fin de banquets. Là est sans doute la résolution profonde des impasses des peuples sans États dont l’Europe est parsemée.
Ne croyons pas trop au melting pot européen si l’on se contente de mettre dans le shaker ces blocs indigestes et déjà refroidis des « cultures nationales ». Trans-cultivons la politique pour la rendre comestible.
Notes
[ 1] Dans les deux cas les conséquences sont appréciables puisque le non irlandais a toutes chances d’être vaincu et que l’Islande se rallie à l’entrée dans l’Union européenne.
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