Mineure 27. Banlieues / Sans-papiers/ Nouvelle citoyenneté

Une anthropologue entre banlieues et monde

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Je n’étais jamais allée en banlieue et je n’avais jamais eu de contact avec une population ouvrière auparavant. J’étais dans une position de découverte complète, sociale et imaginaire. J’avais vingt cinq ans et les femmes que j’interviewais avaient trente cinq à quarante ans. C’était un type de rapport social que je n’avais jamais connu. On était encore à la fin des années 1960, dans la période des années 1970, où il y avait un immense désir de l’ailleurs, où l’autre était survalorisé.

J’ai habité de1977 à 1979 dans une cité HLM de la Seine-Saint-Denis pour y faire une étude anthropologique, à une époque où cela ne se faisait pas, car la banlieue était alors le territoire des sociologues et sa problématique celle de l’intégration. Les anthropologues devaient au contraire s’intéresser à l’altérité radicale, et donc ne s’intéressaient pas à la société urbaine.

La méthode ethnologique que j’utilisais, imaginée par Gérard Althabe, consistait à conduire des entretiens en face à face, à partir des micro-unités de voisinage : palier, immeuble, quartier. Je devais rencontrer tous les résidents de chaque unité de voisinage. Je leur faisais raconter leur vie, comment ils vivaient cette situation de cohabitation, comment ils en étaient arrivéslà, quelle était leur situation présente, comment ils voyaient leur avenir.

Mon approche n’aboutissait pas du tout aux mêmes résultats que celle des sociologues, je ne trouvais pas d’anonymat dans les grands ensembles. Mais en cherchant à comprendre comment se construisaient les rapports sociaux dans cette cité HLM, j’ai découvert qu’une figure imaginaire de l’étranger structurait tous les rapports et les relations interpersonnels, et que c’est adossés à elle que les acteurs pouvaient relater leurs biographies.

Dans cette cité la population immigrée était déjà très nombreuse. Beaucoup étaient d’ailleurs de nationalité française et venaient d’Algérie, du Maroc, de Tunisie et des Antilles. Les plus récemment arrivés venaient du Laos.

Racisme et interconnaissance dans les cités

Dans la cité où j’habitais la population née à l’étranger, ou plutôt dans les anciennes colonies, était déjà de 70% à 80%. Elle se hiérarchisait elle-même imaginairement en fonction du degré supposé d’étrangeté et d’implication dans une invasion étrangère, pensée comme une dégradation statutaire et morale. C’était le début de la crise économique et du chômage, et de la désillusion par rapport à la promesse qu’avaient représentés les HLM pour des gens venant de l’habitat insalubre parisien. Mais c’est en termes de relation à l’étranger que les habitants évaluaient leur situation présente et le risque de retomber dans la misère dont ils venaient. Ces personnes étaient surtout ouvriers, sauf les laotiens, car au Laos ce sont les classes supérieures qui avaient fui la révolution et s’étaient réfugiées à l’étranger, notamment en France.

Dans cette construction de l’étranger comme négativité, il y avait aussi l’idée que l’étranger bénéficiait d’une solidarité familiale et de ressources que n’avaient pas les populations en HLM. Ces derniers avaient peur d’être obligés de déménager pour impayés, et de se retrouver seuls dans la misère, alors que les étrangers pourraient compter sur leurs familles restées au pays pour les accueillir en cas de coup dur. Ceux qui étaient considérés comme étrangers suscitaient donc de l’envie, et du regret.

Il y avait alors en France, notamment dans ces cités, une dénégation du racisme. Pour les ethnologues constataient tous une hiérarchisation sociale fondée sur l’origine, entretenue notamment dans les conversations de voisinage entre femmes, ou « commérages ». Au sommet de la hiérarchie de la cité, on trouvait les femmes militant à l’association des locataires, qui se faisaient relayer par des femmes maghrébines séfarades, elles-mêmes relayées par les antillaises ou les africaines de nationalité française. Ce dispositif hiérarchique était très fragile, et précipitait en un franc racisme à propos du contrôle de l’éducation des enfants. Ceux-ci étaient dits d’autant plus mal élevés que leurs parents davantage du bas de la hiérarchie. Pour les habitants la cause du mal résidait dans l’étranger anomique, qui présentait de plus un risque de contamination et de dégradation morale. La dégradation matérielle des HLM est venue donner corps à leur fantasme.

Je n’étais jamais allée en banlieue et je n’avais jamais eu de contact avec une population ouvrière auparavant. J’étais dans une position de découverte complète, sociale et imaginaire. J’avais vingt cinq ans et les femmes que j’interviewais avaient trente cinq à quarante ans. C’était un type de rapport social que je n’avais jamais connu. On était encore à la fin des années 1960, dans la période des années 1970, où il y avait un immense désir de l’ailleurs, où l’autre était survalorisé. L’altérité alimentait notre volonté de subversion. La littérature ethnologique de l’époque est d’ailleurs romantique, symptôme de l’attitude générale de la société d’alors. Les « autres » étaient vus comme « sans état » ( Pierre Clastres), sans répression sexuelle, et sans besoin de travailler parce que vivant dans l’abondance. J’ai fait ma thèse sur un monde que j’ai trouvé au contraire horrible, où la rhétorique raciste arrimait la peur de disparaître.

Ma thèse était faite dans un contexte universitaire « marxiste »n et il fallait absolument cacher le racisme des ouvriers. La municipalité où je travaillais était communiste. J’ai étudié les unités symboliques d’appartenance, sur la base de l’origine, du religieux, du politique, donc le parti communiste et l’amicale des locataires. Ils étaient eux-mêmes pris dans cet enlisement des rapports sociaux et accusés de piquer dans la caisse, ou de mépriser les habitants. Ils ne pouvaient plus rien faire et avaient tendance à fuir. Seuls les témoins de Jehovah rayonnaient dans ce contexte.

Cette thèse gênait puisqu’elle démontrait l’existence d’un racisme ouvrier. La recherche a été financée dans le cadre de la recherche urbaine, d’abord par la Délégation à la recherche scientifique et technique, puis par le Ministère de l’Equipement. Nous avions suffisamment d’argent pour louer un appartement sur place, enregistrer les interviews, les dactylographier intégralement avant de les analyser. La demande était de savoir ce que les ethnologues voyaient de différent des sociologues. La principale différence entre les deux approches est la question de l’anonymat. Les ethnologues constataient qu’il n’existait pas, mais qu’il y avait au contraire une sursaturation des rapports personnels locaux.

Plutôt que de racisme j’ai parlé alors d’allophobie, ce qui n’a plus cours, mais aussi d’ethnicisation des rapports sociaux qui est tout à fait à l’ordre du jour aujourd’hui. Je n’ai d’ailleurs pas employé ce terme à l’époque, mais j’ai montré la restructuration des rapports sociaux autour de la figure imaginaire des « étrangers ».

Vieux et jeunes chercheurs face au racisme

Aujourd’hui dans l’association française des anthropologues nous essayons d’être au plus près de l’actualité, tous terrains et tous continents. Cette année notre séminaire a porté sur les banlieues. Nous avons invité pour cela des jeunes chercheurs qui avaient bonne réputation pour faire leur connaissance. Nous avons découvert que leurs théories et leurs concepts étaient très différents des nôtres. Ce sont des chercheurs engagés, et parfois parties-prenantes des situations de banlieues. Parler de « blancs » et de « noirs » ne leur fait pas problème. Ils n’utilisent plus comme nous la catégorie de la nationalité. Ils ne semblent pas se préccuper de la résonance fantasmatique de leurs concepts dans la société.

L’ethnicisation qui était déjà sensible dans les médias devient une racialisation. Le concept de race est de retour. Ces jeunes chercheurs, engagés contre la discrimination ethnique, me semblent avoir fait sauter le verrou épistémologique qui interdisait l’utilisation de certains mots du sens commun, et qui autorisait la posture de l’anthropologue, à la recherche du commun dans les mots non communs.

En réunion, les jeunes chercheurs font appel à l’évidence : lui est bien blanc, et moi bien noir. Les anciens anthropologues sont très étonnés. J’ai lu le livre édité par Sciences-Po et intitulé « les codes de la différence. Race, origines, religion ». Il ne s’agit pas ici de catégories subjectives, mais des catégories objectives de monsieur et madame tout le monde. Il n’y a pas de distance du chercheur par rapport à l’opinion publique déjà constituée. Ces concepts servent de base à la construction de l’enquête. Dans un article, consacré à la comparaison France/Etats-Unis, on trouve les trois catégories : blanc, musulman, noir.

L’étranger en pôle position du mal dans la « globalisation »

Le débat porte maintenant au niveau national sur l’introduction des catégories ethniques dans le recensement. On en est à se demander comment on va le faire car le principe est accepté. C’est évidemment un instrument de lutte contre les discriminations, mais c’est aussi une imposture, généralisée dans les médias et très fréquente chez les intellectuels. On affirme, de manière « souverainiste », des valeurs républicaines qui n’ont jamais été appliquées aux femmes bien que le sexe ait toujours été recensé ; ni appliquées aux colonisés et aux ouvriers alors que le lieu de naissance et la profession étaient recensés. Les catégories ethniques vont être ainsi implantées dans le corps social de façon quasi ontologique et vont conforter la tendance à la rupture entre l’autre et le soi.

Il y a trente ans on exaltait l’ailleurs, on désirait l’autre pour contester l’ici. Aujourd’hui l’autre, l’étranger, est l’ennemi absolu contre la venue duquel on construit des murs. Il y a trente ans les ouvriers, en banlieue, construisaient une figure de l’étranger liée directement aux rapports sociaux dans lesquels ils étaient plongés. Cette figure de l’étranger n’était pas articulée à un monde global. Les sociétés anciennement colonisées s’initiaient à l’indépendance, elles vivaient une expérience positive. La globalisation, économique, imaginaire et morale, articule intimement aujourd’hui l’ennemi étranger intérieur et l’ennemi étranger extérieur, l’invasion par les deux bouts, et donc la destruction de soi par l’étranger interne, comme relais de l’étranger externe, mondiale. Ce sont les figures conjuguées de l’islamiste, terroriste ou affamé. Des barrières électrifiées sont édifiées contre lui, comme pour les animaux.

Dans le contexte « globalisé » l’articulation entre l’étranger intérieur et l’autre, ennemi mondial, se fait principalement à propos de l’Islam. Cette nouvelle vision du monde confond l’origine et le religieux, et ignore que souvent les terroristes sont des convertis, sinon à la religion, en tout cas à la pratique fervente. Le devenir terroriste passe par une conversion comme le montrent les biographies des terroristes les plus récemment arrêtés à l’heure où nous écrivons. L’un est américain de parents juifs, l’autre est britannique, ses parents hindous du Penjab sont venus s’établir à Londres quand il avait un an. En quoi sont-ils d’origine musulmane ? L’Islam est devenu une idéologie à laquelle on adhère comme on adhère à une organisation politique, comme on adhérait au nihilisme ou à l’anarchisme à la fin du XIX siècle, au communisme au milieu du XX siècle.

On est passé d’une définition de l’étranger par sa nationalité à une définition par la religion, en parallèle avec l’entreprise politique de réislamisation, financée par l’Arabie Saoudite, dans le monde entier comme dans les banlieues françaises. La globalisation de l’Islam, mise en oeuvre par cette monarchie, fait des populations de banlieue, et surtout des jeunes, des cibles privilégiées d’une entreprise douce, et ferme, de domination par les œuvres de charité et d’éducation.

La virginité féminine en politique

C’est par le voile que la question est devenue directement visible à la fois dans les quartiers et dans l’opinion publique. Il en est résulté une rupture entre femmes. Certaines en sont venues à revendiquer qu’on interdise l’entrée de l’école aux femmes voilées et qu’on les renvoie à leur situation de femmes indigènes, mineures. Alors que l’école et le travail étaient les leviers de l’émancipation pour les mouvements féministes, ce tapis rouge a été retiré dans le cas des femmes musulmanes, qui ont été renvoyées dans leurs foyers. Le choix de la religion, dont le caractère privé était garanti par l’accueil de tous les enfants à l’école « sans distinction de race ou de religion » est devenu un choix public, politique, faits par les parents au nom de leurs filles, maintenant ces dernières sous la dépendance des parents. Il est même question que ce choix de la religion soit inscrit dans la déclaration d’impôts pour financer les lieux de cultes.

Ce qui se construit de commun dans le monde globalisé est à l’image du processus racialisant qu’on observe dans les banlieues françaises. Les autres pays voyaient dans la France le pilier de l’imaginaire de l’universalité. Cet imaginaire est en train de s’effondrer. Ce qui se passe dans les banlieues ne fait que s’aligner sur ce qui se passe dans le monde en général. Tous les états sont conviés à prendre position sur la problématique du terrorisme. Et, comme dans les états-nations il y a confusion entre la société et l’état, ce sont tous les habitants qui sont conviés à la lutte contre le terrorisme et l’étranger musulman.

La Chine, qui occupe le pôle le plus efficace du développement capitaliste, organise des sommets ( Shanghai mai 2006, Chine et Afrique novembre 2006) des états dictatoriaux. Or c’est toujours sous les dictatures que la racialisation a pris des dimensions sidérantes. Dans les dictatures africaines actuelles le jeu politique est placé sous le signe de l’ethnicité, notamment en Cote d’Ivoire, au Congo, au Rwanda. Il en va de même dans les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale où on essaie de construire l’ouzbékitude, la tukménitude , et de développer la compétition entre pays. A côté la dissidence des banlieues françaises ce n’est pas grand’ chose. Mais les deux phénomènes s’enracinent conjointement dans la biologisation du culturel et la racialisation du politique.

Les anthropologues des années 1970 voyaient le danger dans le culturalisme, mais l’essentialisme de l’origine est encore plus dangereux. Le commun se construit dans le monde globalisé du plus global au plus local par la fragmentation et la définition d’un vague fonds commun symbolique. Les idéologies de l’origine sont alors omniprésentes.

Le mouvement féministe était au départ anti-différentialiste et égalitariste. C’est aujourd’hui de plus en plus l’inverse. Pourtant l’accès d’une femme au pouvoir suprême est pour la première fois envisageable en France, malgré la mise en oeuvre contre elle des accusations les plus basses qu’on porte toujours aux femmes. La dimension essentialiste de la féminité fonctionne là comme un outil de différenciation. La dualité sexuelle n’a jamais été affirmée avec autant de force que dans la société d’aujourd’hui, et pourtant c’est à partir de cette dualité qu’une contestation peu s’exprimer.

Propos recueillis par Anne Querrien