André Gorz

Note sur le travail de production de soi

Partagez —> /

Le 5 mai 2001, à Berlin, le Directeur des Ressources Humaines de Daimler
Chrysler expliquait aux participants d’un congrès international que “les
collaborateurs de l’entreprise font partie de son capital”. Il précisait que
leur comportement, leurs compétences sociales et émotionnelles jouent un
rôle important dans l’évaluation de leur qualification. Par cette remarque,
il faisait allusion au fait que le travail de production matérielle
incorpore une proportion importante de travail immatériel.
Dans le système Toyota, en effet, les ouvriers des ateliers de montage final commandent eux-mêmes les pièces aux sous-traitants – les commandes remontent en une cascade inversée, du montage final aux sous-traitants de premier rang dont les ouvriers se font eux-mêmes livrer par ceux du deuxième rang etc. – et sont eux-mêmes en rapport avec la clientèle. Comme le précisait il y a quelques années le directeur de la formation de Volkswagen : “Si les groupes de travail ont une large autonomie pour planifier, exécuter et contrôler les processus, les flux matériels et les qualifications, on a une grande entreprise faite de petits entrepreneurs autonomes.” Ce “transfert des compétences entrepreneuriales vers la base” permet de “supprimer dans une large mesure les antagonismes entre travail et capital”.

L’importance que prend désormais le “travail immatériel” dans toutes les
activités n’empêche naturellement pas que les grandes entreprises emploient
une proportion décroissante de “collaborateurs” permanents quoique
“flexibles” – les horaires, en particulier, varient en fonction du volume
des commandes – et une proportion croissante de précaires (CDD, intérimaires
et, surtout, “externes”). Ceux-ci comprennent 1°) des travailleurs des
fabrications et services externalisés, sous-traités avec des entreprises
indépendantes mais en fait très dépendantes des grandes firmes qui font
appel à elles ; 2°) des télétravailleurs à domicile et des prestataires de
services individuels dont le volume de travail est soumis à de fortes
variations et qui sont payés au rendement ou à la vacation. Les 50 plus
grandes firmes américaines n’occupent directement que 10% des personnes qui
travaillent pour elles.

Le travail immatériel suppose de la part des personnels un ensemble
d’aptitudes, de capacités et de savoirs qu’on a pris l’habitude d’assimiler
à des “connaissances”. Le “capital de connaissances” des prestataires de
travail est considéré par l’entreprise comme le “capital humain” dont elle
dispose. Il constitue une part tendanciellement prépondérante de leur
capital. En fait, les “connaissances”, quoique indispensables, ne
représentent qu’une part relativement faible des “compétences” que
l’entreprise considère comme son “capital humain”. Le DRH de Daimler
Chrysler le dit clairement : “Les collaborateurs de l’entreprise font partie
de son capital… Leur motivation, leur savoir-faire, leur flexibilité, leur
capacité d’innovation et leur souci des désirs de la clientèle constituent
la matière première des services innovants… Leur travail n’est plus mesuré
en heures mais sur la base des résultats réalisés et de leur qualité… Ils
sont des entrepreneurs.”

Les “compétences” dont il est question ne s’apprennent pas à l’école, à
l’université ou dans les cours de formation. Elles ne sont pas mesurables ou
évaluables selon des étalons préétablis. Elles sont des “talents” –
d’improvisation, d’innovation, d’invention continuelles – beaucoup plus que
des savoirs. Cela tient à la nature de l’économie de réseau. Chaque
entreprise est insérée dans un réseau territorial lui-même interconnecté
avec d’autres dans des réseaux transterritoriaux. La productivité des
entreprises dépend dans une large mesure des capacités de coopération, de
communication, d’auto-organisation de leurs membres ; de leur capacité de
saisir globalement une situation, de juger et décider sans délai,
d’assimiler et de formuler des idées. Ils sont les acteurs d’une
organisation qui ne cesse de s’organiser, d’une organisation en voie
d’auto-organisation incessante. Leur produit n’est pas quelque chose de
tangible mais, avant tout, l’activité interactive qui est la leur. La
capacité de se produire comme activité est à la base de tous les services
interactifs : la psychothérapie, activités de conseil, l’enseignement, le
commerce etc. sont autant d’activités de mise en œuvre, voire de mise en
scène de soi-même. Se produire comme activité vivante est aussi l’essence
des sports, des activités ludiques, d’activités artistiques comme le chant,
le théâtre, la danse, la musique instrumentale.

Telle étant la nature du “capital humain”, la question pose aussitôt : Á qui
appartient-il ? Qui donc l’accumule, le produit ?
Les entreprises ne sont de toute évidence pas à son origine. Son
accumulation primitive est assumée dans son quasi-intégralité par la société
dans son ensemble. Les géniteurs et éducateurs, le système d’enseignement et
de formation, les centres de recherche publics assurent la part la plus
importante de cette accumulation en transmettant et rendant accessible une
part décisive des savoirs et connaissances, mais aussi des capacités
d’interprétation, de communication qui font partie de la culture commune.
Les personnes, pour leur part, ont à s’approprier cette culture et à se
produire elles-mêmes en utilisant, détournant ou pliant à leurs propres fins
les moyens culturels dont elles disposent. Cette production de soi a
toujours une dimension ludique. Elle consiste essentiellement à acquérir,
développer, enrichir des capacités de jouissance, d’action, de
communication, de création, de cognition etc. comme des fins en elles-mêmes..
Et ce développement de soi, cette autoproduction d’un sujet aux facultés
personnelles vivantes est le but des jeux et des joutes, des sports et des
activités artistiques dans lesquelles chacun se mesure aux autres et cherche
de ou à dépasser des normes d’excellence qui elles-mêmes sont l’enjeu de ces
activités.

Le “capital humain” est donc tout à la fois un capital social produit par
toute la société et un capital personnel dans la mesure où il n’est vivant
que parce que la personne a réussi à s’approprier ce capital social et à le
mettre en œuvre en développant sur sa base un ensemble de facultés,
capacités et savoirs personnels. Ce travail d’appropriation, de
subjectivation, de personnalisation, accompli sur la base d’un fond culturel
commun est le travail originaire de production de soi.

Les entreprises disposent ainsi presque gratuitement d’un capital social
humain qu’elles se bornent à compléter et adapter à leurs besoins
particuliers. Á mesure que la capacité de produire des connaissances
nouvelles, d’échanger et communiquer des savoirs et des informations, de
s’auto-organiser et de s’accorder avec les autres prend une importance
croissante dans le travail, la production originaire de soi se prolonge tout
au long de la vie et tend à s’autonomiser vis-à-vis du travail et de
l’entreprise. Les activités ludiques, sportives, artistiques, culturelles,
associatives par lesquelles la personne développe ses capacités et savoirs
vivants gagnent en importance. La capacité de se produire excède le besoin
qu’en ont les entreprises. Tout travail déterminé n’en est qu’une mise en
œuvre contingente, un possible parmi d’autres. Tout en s’y impliquant, le
sujet ne s’identifie pas profondément à son travail. Son attachement à une
firme déterminée est faible quels que soient les efforts de celle-ci pour se
l’attacher. Les activités hors travail tendent à revêtir pour lui une
importance plus grande que son travail immédiat. Ce dernier tend à n’être
que le moyen qui permet des activités hors travail épanouissantes et
créatrices de sens.

La gestion du personnel doit répondre dans ces conditions à des exigences
contradictoires. Les firmes doivent s’emparer de la créativité des
personnels, la canaliser vers des actions et des buts prédéterminés et
obtenir leur soumission. Mais elles doivent éviter en même temps d’enfermer
la capacité d’autonomie dans des limites trop étroites pour ne pas mutiler
la capacité d’adaptation, de perfectionnement, d’invention. La stratégie
patronale tend par conséquent à se déplacer de la domination directe de
l’activité de travail vers la domination sur la production de soi,
c’est-à-dire sur l’étendue et la division des capacités et des savoirs que
les individus doivent acquérir, et sur les conditions et modalités de leur
acquisition. La domination s’étendra donc vers l’amont et l’aval du travail
direct. Elle s’étendra au temps de non-travail, aux possibilités d’aménager
et d’organiser le temps hors travail. La vie entière se trouve soumise aux
contraintes d’horaires et de rythmes de travail flexibles et imprévisibles
qui fragmentent le temps, introduisent des discontinuités et font obstacle
aux activités sociales et familiales. Le temps de travail, quoique réduit,
pèse plus lourdement sur et dans la vie qu’au temps des horaires réguliers
et du travail continu.

Un récent rapport, rédigé à la demande d’une fondation de recherche des
syndicats allemands, par des membres d’instituts universitaires et
patronaux, conclut ceci : “En raison des changements de plus en plus
importants des conditions d’emploi, de leur flexibilisation et de la
mobilité lieux de travail, des interruptions désormais “normales” de
l’activité par des congés de formation, des activités familiales, des
vacances mais aussi des périodes récurrentes de chômage, la vie privée
devient de plus en plus dépendante de l’emploi qu’on peut trouver… Le
travail empiète et déborde de plus en plus sur la vie privée par les
exigences qu’il fait peser sur elle. De plus en plus souvent, l’individu
doit assumer la responsabilité de sa qualification, de sa santé, de sa
mobilité, bref de son “employabilité”. Chacun est contraint de gérer sa
carrière tout au long de sa vie et se voit ainsi transformé en “employeur de
son propre travail”. Les auteurs suggèrent que des syndicats modernes
devraient se comporter comme des “unions des employeurs de leur propre
travail” dont les membres, à l’égal des chefs d’entreprise, investissent
leurs revenus dans l’acquisition, tout au long de leur vie de nouvelles
connaissances, en vue d’une meilleure valorisation de leur capital humain.
La précarité de l’emploi, les conditions changeantes de “l’employabilité”,
une temporalité fragmentée, discontinue font finalement de la production de
soi un travail nécessaire sans cesse recommencé. Mais la production de soi a
perdu son autonomie. Elle n’a plus l’épanouissement et la recréation de la
personne pour but, mais la valorisation de son capital humain sur le marché
du travail. Elle est commandée par les exigences de “l’employabilité” dont
les critères changeants s’imposent à chacun. Voilà donc le travail de
production de soi soumis à l’économie, à la logique du capital. Il devient
un travail comme un autre, assurant, à I’ égal de l’emploi salarié, la
reproduction des rapports sociaux capitalistes. Les entreprises ont trouvé
là le moyen de faire endosser “l’impératif de compétitivité” par les
prestataires de travail, transformés en entreprises individuelles où chacun
se gère lui-même comme son capital.

On retrouve là la quintessence du “workfare” dans sa version blairiste (mais
le blairisme a maintenant gagné la France et l’Allemagne sous d’autres
appellations). Le chômage est aboli, n’est plus que le signe que votre
“employabilité” est en défaut et qu’il faut la restaurer. Les intermittences
du travail emploi, comme d’ailleurs l’accroissement du temps dit “libre”,
doivent être comprises comme des temps nécessaires à cette restauration.
Celle-ci devient obligatoire, sous peine de perte des “indemnités de
recherche d’emploi” (la “jobseekers’ allowance”, nouvelle appellation de
l’indemnité de chômage.) La production de soi est asservie.

Mieux encore : Dans la foulée on abolit le salariat. Non pas en abolissant
le travail dépendant mais en abolissant, par le discours au moins, la
fonction patronale. Il n’y a plus que des entrepreneurs, les
“collaborateurs” des grandes entreprises étant eux-mêmes des “chefs
d’entreprise” : leur entreprise consiste à gérer, accroître, faire
fructifier un capital humain qui est eux-mêmes, en vendant leurs services.
Un néophyte de l’ultra-néolibéralisme a parfaitement exprimé cette idéologie
: “La caractéristique du monde contemporain est désormais que tout le monde
fait du commerce, c’est-à-dire achète et vend… et veut revendre plus cher
qu’il n’a investi… Tout le monde sera constamment occupé à faire du
business à propos de tout : sexualité, mariage, procréation, santé, beauté,
identité, connaissances, relations, idées… Nous ne savons plus très bien
quand nous travaillons et quand nous ne travaillons pas. Nous serons
constamment occupés à faire toutes sortes de business… Même les salariés
deviendront des entrepreneurs individuels, gérant leur carrière comme celle
d’une petite entreprise…, prompts à se former au sujet des nouveautés. La
personne devient une entreprise… Il n’y a plus de “famille” ni de “nation”
qui tienne.”

Tout devient marchandise, la vente de soi s’étend à tous les aspects de
l’existence personnelle, l’argent devient le but de toutes les activités.
Comme le dit Jean-Marie Vincent, “l’emprise de la valeur n’a jamais été
aussi forte”. Tout est mesuré en argent, mercantifié par lui. Il s’est
soumis tous les espaces et toutes les activités dans lesquels l’autonomie de
la production de soi était censée pouvoir s’épanouir : les sports,
l’éducation, la recherche scientifique, la maternité, la création
artistique, la politique. L’entreprise privée s’empare de l’espace public et
des biens collectifs, vend les loisirs et la culture comme des marchandises,
transforme en propriété privée les savoirs, les moyens d’accès aux
connaissances et à l’information. Une poignée de groupes financiers cherche
monopoliser les fréquences radio, la conception et la vente de cours
universitaires. La victoire du capitalisme devient totale et précisément
pour cela la résistance à l’emprise de la valeur devient de plus en plus
éloquente, massive. Dix ans après l’effondrement des États qui s’en étaient
réclamés, le communisme retrouve son inspiration anarcho-communiste
originaire : abolition du travail abstrait, de la propriété privée des
moyens de production, du pouvoir l’argent, du marché.

Tout cela serait dérisoire si l’anarcho-communisme n’avait déjà trouvé une
traduction pratique et si cette pratique n’avait pour protagonistes ceux-là
mêmes dont le “capital humain” est le plus précieux pour les entreprises : à
savoir les informaticiens de haut niveau qui ont entrepris de casser le
monopole de l’accès au savoir que Bill Gates était en train d’acquérir. Ils
ont inventé et continuent de développer à cette fin les logiciels libres
(principalement Linux, au code source ouvert) et commencent à développer le
“réseau libre”. Leur philosophie de départ est que les connaissances
reproductibles sont toujours le résultat d’une coopération à l’échelle de
toute la société et d’échanges à l’échelle du monde entier. Elles doivent
être traitées comme un bien commun de l’humanité, être librement accessibles
à tous et partout. Chaque participant de la “communauté Linux” met ses
talents et connaissances à la disposition des autres et peut disposer
gratuitement de la totalité des savoirs et connaissances ainsi mis en
commun. La force productive la plus importante pour “l’économie de
l’immatériel” se trouve ainsi collectivisée, employée à combattre son
appropriation privée et sa valorisation capitaliste.

Richard Barbrook voit là l’ébauche d’une économie anarcho-communiste du don,
seule alternative à la domination du capitalisme monopoliste”. D’autres
voient surgir la possibilité d’une auto-organisation par les
usagers/producteurs de la production et de l’échange de connaissances, de
services, de biens culturels et, potentiellement, matériels, sans qu’il y
ait besoin de passer par le marché et la forme valeur (le prix).
La production de soi tend ainsi à s’émanciper à son plus haut niveau
technique et à se poser dans son autonomie comme sa propre fin combattant
non plus seulement le monopole de Microsoft mais toute appropriation privée
de connaissances, tout pouvoir sur des biens collectifs.
La chose était prévisible : quand le savoir (knowledge) devient la
principale force productive et la production de soi la condition de sa mise
en œuvre, tout ce qui touche à la production, à l’orientation, à la division
du savoir devient un enjeu de pouvoir. La question de la propriété privée ou
publique, de l’usage payant ou gratuit des moyens d’accès au savoir devient
un enjeu du conflit central. Celui-ci, tout transcendant d’anciennes
barrières de classe, définit de nouvelles formes, de nouveaux protagonistes
et de nouveaux terrains de luttes sociales.