Pendant trois décennies, le dogme économique a dominé le discours public, et c’est seulement depuis 2011 qu’il s’est trouvé mis en débat d’une façon radicale. À la décision politique se sont substitués des automatismes technolinguistiques incorporés à la machine globale des interconnexions. Seule l’activité intellectuelle des travailleurs de l’informatique, et plus généralement de la connaissance, pourra surmonter la dictature de l’automatisme financier. L’écroulement extraordinaire du capitalisme financier global, et particulièrement l’effondrement du système financier européen marquent le début d’une insurrection dont les premiers signes se sont manifestés à Londres, Athènes et Rome le 14 décembre 2010, et qui a pris une forme massive durant les quatre nuits de rage de la périphérie anglaise en août 2011. Ce soulèvement ouvre un nouvel horizon à l’imagination et à la pensée philosophique, ainsi qu’aux projets sociaux.
L’effondrement européen n’est pas l’effet d’une crise économique ni d’une crise financière, mais résulte d’une crise de l’imagination sociale. Les règles de Maastricht ont été transformées en principes indiscutables, en formules algorithmiques et en incantations magiques, protégées avec les armes par les grands prêtres de la Banque Centrale Européenne, promues par le capitalisme financier et ses avocats. Dans l’onde de choc de cet écroulement, tandis que les journalistes et les politiciens répètent les formules dogmatiques du réalisme capitaliste, incapables qu’ils sont de regarder au-delà des limites du modèle anthropologique de l’homo oeconomicus, les intellectuels ont semblé silencieux. Peut-être que l’intelligentsia européenne est silencieuse parce que les intellectuels appartiennent au passé.
L’incarnation sociale de la pensée, le porteur d’une nouvelle imagination politique n’est plus l’intellectuel universitaire, mais le travailleur cognitif précaire, dans son processus de subjectivation, d’auto-organisation, qui tient simultanément de la recomposition sociale et de la concaténation technoscientifique. Le travail précaire cognitif, qui est la configuration présente de l’intellect général, est la principale force productive du sémiocapitalisme, et c’est sur l’exploitation du réseau de travail précaire cognitif que se fonde le pouvoir financier.
Dans sa configuration actuelle, l’intellect général est à la fois fragmenté et dépourvu de perception collective et de conscience de soi. Seule l’émergence consciente du travail cognitif comme incarnation sensible et sociale de l’intellect général permettra l’avènement d’une recomposition de notre connaissance commune, scientifique, technique, affective, organisatrice, ainsi que de notre intérêt commun.
Pour que cette émergence consciente et organisée s’avère possible, il est nécessaire que ce corps longtemps opprimé se soulève. Le soulèvement, comme l’insurrection, la rébellion et l’émeute sont des mots qui peuvent prêter à ambiguïtés. Ils n’impliquent pas (nécessairement) l’action violente, mais ils ne l’excluent pas non plus. Ils n’impliquent pas non plus la transformation révolutionnaire ou le renversement politique de la réalité présente. Le terme de soulèvement doit être pris dans son sens littéral : celui qui désigne la façon dont se soulève un corps qui est resté trop longtemps courbé, plié, opprimé, comprimé, incapable de regarder devant soi, incapable de déployer pleinement ses membres et ses potentialités motrices, sensibles et intellectuelles. Le soulèvement est la recomposition de l’intellect général – force productive fondamentale de l’époque présente – avec son corps physique, social, affectif, érotique.
Pour que l’intelligence collective puisse reconquérir la dignité que le capitalisme financier et criminel lui a soustraite, pour qu’il puisse reconquérir le plaisir d’être sensuel, physique et affectif – il faut s’insurger, il faut se soulever, il faut descendre dans la rue et se retrouver à des millions, prêts à repousser l’humiliation que la dictature de l’ignorance veut infliger à une société paupérisée, étranglée, psycho-fragilisée.
Traduit de l’italien par Yves Citton