Entretien avec Frédéric NeyratCet entretien voit se déployer les thèses suivantes : 1) le capitalisme doit d’abord être envisagé comme « économie libidinale » ; 2) cette économie libidinale est épuisée par l’hyper-industrialisation du capitalisme contemporain : le désir industriellement traité conduit à la destruction du désir ; 3) d’où la nécessité d’inventer une nouvelle forme de puissance publique capable d’effectuer une relance du désir. Les dommages écologiques sont en effet la conséquence d’une misère symbolique, misère des formes de vie et des pratiques. On ne pourra ainsi répondre à ces dommages qu’en proposant une véritable écologie de l’esprit.
This interview is articulated around the following theses: (1) capitalism must first be understood as a « libidinal economy » ; (2) this libidinal economy is exhausted by the hyper-industrialization of contemporary capitalism : industrially treated desire leads to the destruction of desire ; (3) whence the necessity of inventing a new form of public authority which can reactive, stimulate desire. Ecological damage is indeed the consequence of a symbolic poverty, a poverty of the forms of life and practices. The only response to such damage is to propose a genuine ecology of mind.
Economie libidinale et capitalisme
Multitudes : Vous venez de créer, avec quatre autres membres fondateurs (George Collins, Marc Crépon, Catherine Perret, et Caroline Stiegler), une association qui a pour nom Ars Industrialis, Association internationale pour une politique des technologies de l’esprit([[Site : http://arsindustrialis.org). Pourriez-vous nous dire quel est l’objet de cette association ?
Bernard Stiegler : Nous avons créé cette association à partir de trois grandes hypothèses. La première, c’est que nous vivons dans un monde industriel et qui sera de plus en plus industriel, il ne s’agit donc pas de chercher des limites à l’industrie, mais de la penser autrement. L’industrialisation des modes de vie va s’accentuer, il n’y a pas d’autre solution. Nous sommes ainsi totalement opposés à cette idée que nous serions dans une société post-industrielle. Cette idéologie empêche de penser. La « nouvelle gauche », le P.S. sont engoncés dans ces leurres qui les empêchent de penser l’avenir. Il y a des gens très bien qui parlent de société post-industrielle, mais là ils ont une faiblesse analytique fondamentale, et une image très fausse de ce qu’est l’industrie : les machines, la fumée, la transformation des matières premières etc. Or l’industrie ce n’est pas du tout cela, c’est la standardisation, les économies d’échelle, la calculabilité appliquée à tous les procès : il y a de l’industrie dans tous les domaines, dans le voyage, dans l’affectif, ou dans le domaine « cognitif » comme le disent Antonella Corsani, André Gorz ou Yann Moulier Boutang.
Deuxièmement, nous pensons que le capitalisme a eu jusqu’à maintenant trois grandes figures. Il y a eu d’abord le pré-capitalisme, celui que décrit Max Weber, et qui va donner le capitalisme industriel du XIXe siècle, le grand capitalisme de la production machinique. Il y a eu ensuite le capitalisme de la consommation, qui s’est développé au XXe siècle. Aujourd’hui, nous vivons une troisième figure du capitalisme, que parfois on dit celui de la financiarisation, de l’immatériel, on parle aussi de « capitalisme cognitif », de « capitalisme culturel » etc. C’est ce que Boltanski et Chiapello appellent le « nouvel esprit du capitalisme ». Moi je crois qu’il n’y a pas de « nouvel esprit » du capitalisme, je crois que nous vivons dans un capitalisme qui n’a pas d’esprit, et qui soufre de ne pas avoir d’esprit. Je traite de ces questions dans Mécréance et discrédit 2. Les sociétés incontrôlables d’individus désaffectés. Nous ne sommes pas dans le troisième capitalisme, nous sommes dans une crise du capitalisme, très grave, qui nécessite l’invention d’un nouveau capitalisme. Je ne crois pas qu’il y ait d’ores et déjà un « capitalisme cognitif », il y a une tendance du capitalisme à aller vers un capitalisme cognitif, mais celui-ci est intégralement à inventer. Ces trois formes du capitalisme doivent être interprétées à partir d’une économie libidinale. Pour nous, le capitalisme est une économie libidinale d’abord, qui bien évidemment repose sur des processus machiniques, sur ce que Marx avait déjà analysé comme des processus d’extériorisation du savoir. Mais, justement, Marx ne l’avait pas pensé comme économie libidinale, et nous pensons que cette économie libidinale, dans sa forme actuelle, est arrivée à l’épuisement du désir, et que, donc, il est devenu auto-destructeur ; raison pour laquelle Patrick Artus ou Jean Peyrelevade commencent à parler du caractère destructeur du capitalisme. Ce sont les banquiers eux-mêmes qui le disent…
Troisièmement, nous pensons qu’il faut inventer une nouvelle puissance publique. Cela ne veut pas dire un nouveau service public ou un nouvel État : nous pensons que ces figures ne sont pas forcément caduques, mais ce ne sont pas elles qui porteront un avenir. Par contre, il faut une nouvelle puissance publique parce que nous sommes dans un moment de mutation du système économique et du système libidinal qui suppose de l’investissement sur le long terme, qui suppose un accompagnement du type de ce qui s’est passé avec les voies ferrées à la fin du XIXe siècle, lorsque le capitalisme n’a plus été capable de porter ses infrastructures. Et ce sont les capitalistes eux-mêmes qui ont demandé à l’État d’externaliser les coûts, de mutualiser tout cela : ça ne rapportait pas assez, ou le rapport était à beaucoup trop long terme pour le rythme du capitalisme. Nous pensons que nous vivons une mutation de l’économie libidinale, c’est-à-dire de la sublimation, c’est-à-dire de la science et des activités de l’esprit en général, une mutation qui nécessite des « agencements » nouveaux, je reprends le mot deleuzien délibérément : des agencements nouveaux entre l’initiative privée, bancaire, industrielle, de Recherche-Développement, et une nouvelle forme de puissance publique. Pas forcément l’État, mais aussi des ONG ou des associations en lien avec l’Europe, capables de créer des externalités en vue de bâtir de nouvelles solvabilités qui, pour le moment, n’existent pas.
Nous disons qu’il s’agit véritablement de changer de paradigme et de voir le caractère limite de la situation actuelle : le désir industriellement traité conduit à la destruction du désir, ce qui engendre la démotivation et du travailleur et du consommateur, là où, comme le redisent Boltanski et Chiapello après Max Weber, le capitalisme « marche » à la motivation ; sans motivation, il ne peut pas fonctionner. Il y a eu des techniques de fabrication artificielle de la motivation, et ces techniques ont fini par détruire cette motivation. Nous disons que c’est un problème écologique. On a exploité des champs de pétrole, de charbon et on a détruit ce qu’on exploitait, et il faut trouver des énergies renouvelables. C’est la même chose dans le domaine du désir, il faut trouver une énergie renouvelable de la libido.
Or la libido est constituée par des techniques ; ce n’est pas une énergie qui se développe spontanément, mais elle est articulée sur des techniques, des « fétiches », et plus généralement sur des prothèses : c’est la technè, l’artefactualisation du vivant qui constitue la libido, ce que Freud n’a pas pensé. Le capitalisme a très bien vu cela, il a développé, dans un sens, qui n’est pas celui de Marx, le « fétichisme » de la marchandise : il a utilisé la puissance de l’artefact comme captation du fantasme afin de fixer la libido sur ses propres objets. Le problème, c’est qu’il a fini par détruire toutes les structures qui sont les conditions de fonctionnement de cette libido, et qui ne se réduisent pas à la calculabilité. Donc le capitalisme a fini, en captant la libido, par la désingulariser. Or une libido désingularisée n’est plus une libido, c’est une pulsion. Aujourd’hui le capitalisme est arrivé à sa limite, il a transformé la libido en pulsion. Mais la pulsion, il ne sait pas quoi en faire, elle lui explose à la figure, et c’est ce que nous vivons en ce moment. Le 11-septembre a signé l’entrée dans cette situation, qui existait depuis bien longtemps, mais qui s’est, là, datée historiquement.
Multitudes : Jusqu’où va le processus d’auto-destruction que vous décrivez ? S’il est aussi majeur et aussi radical que vous le posez, que reste-t-il pour s’y opposer ? Ne faudrait-il pas, pour reprendre un terme de Freud repris par Lacan, envisager l’existence d’un « désir indestructible » ? Un désir par définition en débordement par rapport à tout processus civilisationnel, toute politique industrielle…
Bernard Stiegler : Si il y a quelque chose avec quoi l’homme ne peut pas négocier, c’est son désir, mais pour autant qu’il en ait ! La condition du désir, c’est une économie libidinale qui doit se penser à un niveau collectif. La destruction du désir, c’est la libération des pulsions, et ça c’est le sujet de Malaise dans la civilisation, quand Freud parle d’une libération de la pulsion de mort. C’est d’ailleurs la première fois que Freud, pour qui la technique n’existe pas, parle d’industrie et de technique. Moi je crois que le désir est destructible, je crois que c’est un mol oreiller de dire que le désir est indestructible, c’est très dangereux. Je connais des gens dont le désir a été détruit, c’est à dire dont le narcissisme primordial a été détruit. Des psychiatres, durant le congrès de L’information psychiatrique réuni en octobre 2005 à La Rochelle, m’ont dit diagnostiquer la même chose que ce que j’analyse conceptuellement, et que la pathologie majeure est la destruction du désir. Il n’y a rien de plus dangereux : c’est la psychose comme fait social massif. Des gens qui souffrent de leur désir, c’est la névrose, des gens qui souffrent ne plus avoir de désir, c’est la psychose. C’est aujourd’hui un phénomène mondial et de masse, compensé par l’hyperconsommation. Plus cette consommation addictive compense la perte de désir, plus elle entretient cette perte.
Politique des singularités
Multitudes : Un ton très alarmé apparaît dans vos propos et vos textes : « décadence », « misère symbolique », « expropriation généralisée », abolition des « pratiques » au profit des « usages » passifs propres à la consommation. Mais il y a aujourd’hui un Grand Marché de la Peur… Alors, comment faire la différence entre les peurs ?
Bernard Stiegler : Ce qu’il faut comprendre, c’est que nous sommes dans un contexte de lutte, et même de guerre, une guerre esthétique, une guerre pour la conquête et le contrôle des processus de symbolisation. Cette guerre, c’est celle des technologies de contrôle, des sociétés de contrôle. Il ne s’agit pas de s’opposer mais de composer, il ne s’agit pas d’anéantir l’adversaire, ni de le désigner comme le Mal, ni absolu, ni radical ou relatif, mais comme une tendance. Je raisonne en termes, simondoniens, de processus d’individuation psycho-sociale : il y a des processus, mais pas d’identités. Les stases, ce n’est pas ce qu’il y a de plus intéressant, ce sont des moments dans les processus.
Et l’économie libidinale, c’est une articulation de tendances et de contre-tendances. Tendances et contre-tendances s’apparentent à ce qu’on peut appeler les pulsions freudiennes, dont le désir est le nœud, l’articulation et la socialisation – car pour moi le désir est une puissance socialisante, même si la socialisation passe par la désocialisation. Elles s’inscrivent dans des processus que j’appelle des grammatisations : des processus de synthèse qui sont pensés par Marx comme des processus d’extériorisation, que lui appelle de l’« aliénation », mais qui en réalité sont des processus qui sont la réalité de l’industrialisation. La grammatisation est celle des corps et pas seulement celle des textes. Industrialisation du geste, par exemple, du corps qui passe dans la machine, calculé et fixé par la machine. Cela conduit à une tendance à la synchronisation que le capital ne peut que chercher à mettre en œuvre, parce que le capital a besoin de calculer, et le calcul a besoin de synchroniser : c’est ce qui s’exprime dans le just in time, le temps réel. Mais en même temps le capital a besoin de produire de la diachronisation, de la singularisation, parce ce que ce qui fait fonctionner le capital, c’est le désir. Or, le désir, c’est celui du diachronique qu’est par structure le singulier. Bien entendu, le diachronique passe par le synchronique, c’est ce qui fait dire à Freud qu’Eros passe par Thanatos. Il y a une contradiction interne, propre à tous les systèmes symboliques, entre ces deux tendances : tendance à affirmer de la diachronie, parce que c’est ça qui renouvelle le système, et le symbolique cherche toujours à produire un nouveau symbole, car on ne peut achever un processus d’individuation. Mais en même temps, pour pouvoir le socialiser, il cherche à le synchroniser, à l’arraisonner.
Actuellement, il y a une mutation industrielle, c’est-à-dire technologique. De nouvelles machines apparaissent, ce sont les machines cognitives, les machines culturelles, maintenant les nanotechnologies. Il y a de nouveaux processus d’extériorisation, dans l’Intelligence Artificielle, dans le téléphone portable : j’ai tous mes numéros de téléphone là-dedans, je n’ai plus la mémoire de ces numéros. Or, jusqu’à maintenant, ces technologies d’extériorisation étaient limitées au monde industriel, au monde de la Recherche-Développement. Et maintenant cela va à la grande consommation, ce sont des processus qui se sont socialisés absolument partout, y compris chez les enfants de deux ans, sinon chez les infans. Ce qui transforme complètement les modes de vie.
En effet, l’histoire de l’humanité est constituée par des systèmes techniques successifs, qui ont des durées de vie de plus en plus courtes et des aires de diffusion de plus en plus vastes. Ces systèmes techniques, à chaque fois qu’ils mutent, créent ce que Bertrand Gille appelle des désajustements entre le système technique et la société. À ce moment apparaissent ce que j’appelle des décompositions de tendances : tout à coup, on voit s’opposer frontalement des hyper-synchroniques avec des hyper-diachroniques, qui entrent dans un conflit majeur, alors que les tendances ne peuvent fonctionner, ne peuvent être efficientes, individuantes, que quand elles composent étroitement. D’un côté, on trouve des figures de l’art contemporain hyper-diachronisées par rapport à des masses de consommateurs hyper-synchronisées. Mais on voit aussi des phénomènes, comme le Logiciel libre, qui tentent de mettre en place de nouveaux modèles de production. Face à quoi des industriels tentent de tout bétonner. Mais en même temps on voit Microsoft et IBM faire des concessions aux logiciels libres, qui commencent à s’imposer. On a aussi des phénomènes étranges comme la Star Academy, qui est à la fois de l’hyper-synchonisation et de l’hyper-exploitation de la misère symbolique, et qui en même temps fait droit à des gamins qui ne veulent pas simplement devenir des consommateurs, mais chanter. Ou bien encore le MP3, les piratages etc. Tout cela forme de grandes contradictions qui dessinent un paysage extrêmement complexe, où il n’y a pas que le laminage des pratiques par les usages, c’est tout à fait clair. En revanche, il y a au niveau méta-économique ou méta-industriel, malheureusement, cette tentation d’organiser ce laminage en disant qu’il faut bétonner les modèles existants et empêcher les nouveaux modèles d’émerger, il faut consolider TF1 dans sa position hégémonique, alors qu’on sait très bien que ce modèle est en train de se casser la figure. Mais au lieu de dire : on va mettre en place une nouvelle politique industrielle, on va faire composer ces tendances qui s’opposent actuellement, on reste dans une phase absolument réactionnaire. TF1 ne va pas changer parce que cette société gagne beaucoup d’argent, mais on sait que le modèle va sa cesser la figure et on laisse TF1 faire cela, ce que je trouve catastrophique. Donc, il y a de nombreuses pratiques très intéressantes, mais elles ne sont pas pensées politiquement, industriellement, on leur oppose des intérêts industriels à très courte vue.
Alors, comment politiser la diachronie, comment faire une politique des singularités ? C’est un paradoxe, c’est une aporie, mais c’est l’aporie du politique, et je crois que c’est toujours ça qui a fait fonctionner les sociétés. Pendant des siècles, des millénaires même, cette aporie a porté le nom de Dieu. Il y avait une sphère, que l’on appelle l’otium chez les Romains, cette sphère était celle du symbolique, qui mettait l’objet du désir sur un autre plan que celui de l’économie. Dieu est mort, nous sommes entrés à l’âge de la calculabilité généralisée, de la sécularisation, du nihilisme. Comment fait-on ? À Ars Industrialis, nous disons : en reconstruisant une sphère de l’esprit, mais cette fois-ci cette sphère doit se penser comme intrinsèquement technologique et industrielle, capable de produire des singularités depuis l’industriel. Alors là les gens ricanent, en général, et disent : vous êtes bien gentils mais nous économistes, nous entrepreneurs, nous savons que l’industrie ne peut produire de la reproductibilité en série, du non-singulier.
C’est faux. Qu’il y ait dans le monde industriel une couche de base, un hypokeimenon si vous voulez, qui repose sur la reproductibilité des choses et la calculabilité généralisée, c’est évident. Mais à Ars Industrialis, nous disons qu’il n’y a pas d’opposition entre le calcul et l’incalculable. « Il faut qu’il y ait dans le poème un nombre qui empêche de compter », dit Claudel. C’est le calcul qui crée l’incalculable, il n’y a pas opposition entre le calculable et l’incalculable. En revanche, on peut produire une économie de l’incalculable par le calcul, on peut aussi produire une économie de la destruction de l’incalculable par le calcul. Ce que nous disons, c’est que le capitalisme actuel produit une économie de la destruction de l’incalculable par le calculable, et donc une destruction de lui-même. Parce qu’il n’y a pas de capitalisme sans incalculable, il faut qu’il y ait un motif, et ce motif c’est l’avenir en tant qu’il est indéterminé.
Comment la couche du calcul, l’hypokeimenon computationnel de la calculabilité, peut-elle produire des fruits et faire que s’élèvent des plantes de singularité ? Précisément en développant des pratiques. Ce n’est pas, par exemple, parce que les instruments de musique sont produits de façon industrielle, comme nous en produisons à l’IRCAM, qu’il y a une perte de singularité. Lorsque les Grecs vont standardiser tous les idiomes grecs à travers l’alphabet attique qui est officiellement posé en 403 avant JC comme le standard d’écriture de tous les idiomes, plein d’idiomes vont disparaître, mais ce n’est pas pour autant que la singularité va disparaître ; bien au contraire, c’est de cela que sort la singularité du citoyen grec. Je n’oppose pas le standard au singulier. Mais je pense en revanche qu’il faut critiquer radicalement, au sens kantien du terme, non pour dénoncer ou résister, nous ne croyons pas à la résistance à Ars Industrialis, mais pour inventer des modèles d’individuation, c’est-à-dire de singularisation, qui passent par une resocialisation, une réorganisation du rapport entre l’individu psychique et l’individu collectif à travers la technique.
Cela suppose la réinvention d’un otium du peuple. C’est ainsi que la démocratie industrielle va permettre à ce « peuple » d’apprendre à lire et à écrire. Celui-ci a d’abord été encadré par la culture religieuse, Marx appelait cela l’« opium du peuple », mais ici l’analyse de Marx est trop courte. La deuxième figure de cela, c’est la figure laïque, l’instruction publique, qui consiste à dire : oui, les prolétaires ont le droit de passer dix ans à ne faire que se former, c’est ce que disaient les Grecs à propos de la skholè, ce droit à un temps consacré en pure perte à l’otium, à des idéalités sublimées que j’appelle des « consistances » : Pythagore, Van Gogh, Descartes, la géographie et l’histoire, Artaud… Bataille disait très lucidement en 1949, critiquant le Plan Marshall, que les Américains doivent comprendre qu’on ne peut pas faire une économie comme on change une roue, il faudra bien à un moment donné qu’ils réinjectent du potlach. C’est cela qui est impensé aujourd’hui, et c’est en cela qu’il y a une nouvelle économie à mettre en place.
Il y a aujourd’hui de nombreuses pratiques sociales, mais leur avenir est l’enjeu d’une lutte. Nous avons un ton alarmé parce que nous considérons que la société actuelle, française, européenne et mondiale est dans une situation gravissime : jamais la planète n’a vécu une situation aussi grave depuis la seconde guerre mondiale. Deuxièmement, nous disons qu’il y a une guerre, et qu’il faut sonner la mobilisation. Et, troisièmement, qu’il ne s’agit pas de massacrer nos adversaires, qui ne sont pas des ennemis. Quant au but, c’est d’éviter une guerre militaire.
Multitudes : Dans un régime d’immanence, la guerre est interne. Mais dans ce cas-là, est-ce que le réinvestissement du désir pourra se faire autrement que dans ce régime d’immanence ?
Bernard Stiegler : Oui, ce que j’appelle des « consistances », ce n’est pas un autre monde, c’est un autre plan. Le plan n’est pas un monde. Le monde est feuilleté, stratifié, fait de plusieurs dimensions. Le cœur de l’immanence du monde, c’est le fait que l’objet du désir n’est pas absolutisable. Quand on dit qu’il n’y a plus que l’immanence, cela veut dire qu’il n’y a plus d’absolu. Quand on est dans un investissement libidinal, aujourd’hui, on ne peut pas ne pas savoir que c’est un fantasme. Autrement dit on ne peut pas ne pas savoir que tout objet du désir est réductible à une calculabilité, à un phénomène d’infinitisation singulier, fantasmatique, et en cela éminemment fragile. Certes, mais il n’en reste pas moins qu’il n’y a d’objet du désir qu’en tant qu’il est infini, vous ne pouvez pas désirer un objet si vous ne le vivez pas comme l’objet d’un désir infini, au moment même où vous savez que le désir est fini. Moi, je sais que le désir est fini, je crois le savoir en tout cas, mais j’ai des objets de désir, ma fille, mes enfants, mon épouse, mais aussi les œuvres que j’admire, et qui m’apparaissent comme infinis. Et cette apparition, c’est le « plan de consistance », c’est un autre plan, mais cela ne veut pas dire que c’est un autre monde.
Moi je crois au monde : ma croyance est une croyance dans le monde. Mais le monde ne se réduit pas à la calculabilité. Beaucoup de gens ont compris le caractère immanentiel du monde comme : tout est calculable. Cela n’est pas vrai : dans le tout calculable, il n’y a que l’immonde ; c’est précisément l’objet des sociétés de contrôle. Alors, quand Deleuze dit qu’il faut essayer d’inventer un art du contrôle, il dit : il faut essayer à partir du contrôle, c’est-à-dire du calcul, de produire des objets incalculables, c’est-à-dire des singularités, incomparables et infinies – on ne calcule que des comparables. On est bien dans une dimension de l’immanence qui n’est pas calculable.
L’esprit et son écologie
Multitudes : Donc vous ne tiendriez pas la formule : il faut produire de la transcendance.
Bernard Stiegler : Non, cela ne m’intéresse pas du tout la transcendance, il s’agit de lutter contre cela, car c’est la tentation actuelle. En revanche, il faut essayer de comprendre ce fantasme de production de transcendance, il ne faut pas le balayer d’un revers de main.
C’est quelque chose qui s’inscrit au cœur d’une misère spirituelle. Dire qu’il n’y a pas de transcendance ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’esprit. L’esprit, c’est le cœur de l’économie libidinale, c’est la revenance, la répétition. L’esprit n’est pas la spiritualité, et c’est là que Valéry est précieux : il essaie de penser l’esprit non pas à partir d’une transcendance, mais précisément à partir de l’industrie. Il dit qu’il y a une baisse de la valeur-esprit et que les ultimes productions de l’esprit sont les machines industrielles. Tel est un esprit immanentiste. Ce que nous essayons de poser, c’est que penser l’esprit c’est penser l’industrie.
Multitudes : Qu’entendez-vous dès lors par « écologie de l’esprit » ? Etablissez-vous une hiérarchie entre cette forme d’écologie et d’autres formes plus traditionnelles (question énergétique, changement climatique, OGM) ?
Bernard Stiegler : L’écologie de l’esprit, c’est une question de ré-articulation entre l’individuation psychique, l’individuation collective et l’individuation technique. Ces trois régimes, ces trois règnes, sont intrinsèquement liés et, par moments, se désajustent, se cannibalisent l’un l’autre. Il faut désormais rebâtir un nouvel espace public, des régimes de singularités à l’intérieur de l’organisation technique, réinventer une nouvelle chose publique, être capable de produire une politique à long terme.
Si nous voulons que des transformations significatives se produisent dans l’avenir de la planète au niveau, par exemple, du climat, il faut que les comportements individuels se transforment. Que ces comportement individuels deviennent plus conscients, plus attentifs, plus soigneux de ce qui les entoure. Et qu’ils en fassent un objet de désir. Cela passe par une élévation de l’intelligence collective, c’est à dire par une relance du désir. On ingère de plus en plus de sucre et de graisse, on éjecte et on produit de plus en plus de CO2 parce qu’on est dans cette misère symbolique, que l’on essaie de compenser par des choses qui nous amènent à consommer énormément de matières, et des matières qui, consommées dans ces conditions-là, produisent énormément de toxiques. Mais cette toxicité est d’abord celle de la destruction du symbolique par le populisme industriel de l’ennemi du beau et de ses semblables.
Multitudes : Il faut ainsi penser les OGM à partir de leur condition de possibilité technologique. On peut coder, séquencer, « discrétiser », pour reprendre un de vos termes, le vivant parce qu’il est pensé en termes d’information : n’est-ce pas là une façon de discréditer le vivant, ou la « nature » ?
Bernard Stiegler : Je me méfie du terme de nature, parce qu’il est surchargé d’oppositions à la culture et à la technique, et je n’aime pas les modèles oppositionnels. En revanche, je m’intéresse au pré-individuel, et au pré-individuel vital. Et je suis contre un modèle informationnel du vivant, qui est faux, inefficient, et dangereux, je combats cela. On ne peut pas réduire le vivant à de l’information.
Pendant des millions d’années, la technique s’est nourrie du vivant humain. Mais le vivant humain n’était pas réductible à la technique, du fait qu’il n’y avait pas la possibilité pour le soma de re-designer le germen. C’est ça qui a changé, et cela a constitué une rupture absolument majeure, c’est cela l’enjeu des nanotechnologies : nous avons à penser un objet absolument nouveau, une technique vivante, et une vie technicisée de l’intérieur.
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