84. Multitudes 84. Automne 2021
Majeure 84. Lignes décoloniales

Ouvertures du décolonial à l’âge du Plantationocène

et

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Habitant·es des Empires, certain·es d’entre nous avons pu croire que nous savions ce qu’était la colonisation. Les histoires que nous avions apprises nous disaient que l’anticolonialisme nous en avait fait sortir. Nous croyions être entrées dans une ère postcoloniale. Comme toujours, nous avions à moitié raison, et à trois-quart tort. Les revendications qui ont émergé au titre du décolonial aident peut-être à préciser en quoi, et à repousser un tant soit peu nos mécompréhensions1.

Les luttes anticoloniales sont toujours à l’ordre du jour. Menées par les peuples opprimés, avec quelques rares complicités dans les métropoles, elles ont réussi durant la seconde moitié du XXe siècle à repousser la violence occupante par une violence (et parfois par une non-violence) libératrice de territoires géographiques. Les « Indépendances », gagnées au prix de sacrifices héroïques (et de quelques carnages collatéraux), ont signifié l’expulsion des armées d’occupation. On voit pourtant en Afghanistan comme en Irak et au Sahel que les armées occidentales se croient toujours autorisées à intervenir au loin, quand leurs intérêts mâtinés de droits de l’homme se trouvent menacés.

Bien plus profondément que sous la seule récurrence de ces occupations (désormais présentées comme provisoires), le décolonial nous pousse surtout à reconnaître qu’un bon nombre d’entre nous, depuis l’Occident colonisateur, ne savons pas et ne pouvons pas savoir ce qu’ont été (et ce que demeurent) la colonisation (mode de conquête et d’occupation) et le colonialisme (mode de pensée et de comportement). Nos nations les ont infligés – de façon éhontée, rapace et sanglante – à d’innombrables populations lointaines, par la force de leurs armées de soldats, de diplomates, de marchands, de savants et d’artistes. Elles les perpétuent depuis les Indépendances – avec bien des complicités dans les hiérarchies locales qui ont instrumentalisé la colonisation à leur profit dès la première occupation2 – à travers des règles de domination géopolitique, que les organisations internationales (FMI, Banque Mondiale, OMC, etc.) et leur consensus de Washington prétendent imposer du haut de principes abstraits, tout en collant au plus près des intérêts économico-politiques des anciennes nations coloniales. Comment ne pas voir le besoin de décoloniser la gouvernementalité planétaire alors que la petite France ou l’insignifiante Angleterre s’accrochent piteusement à leur siège permanent et à leur véto au Conseil de Sécurité des Nations Unies, tandis qu’un milliard d’Indiens ou des centaines de millions de Nigérianes en restent exclues ?

Le décolonial est l’allié et le descendant direct de l’anticolonial, lorsqu’il montre à quel point les « élites » qui ont pris les rênes des pays nouvellement « indépendants » ont été mises en place par les anciens colonisateurs pour continuer à imposer des régimes d’exploitation et d’oppression plaqués de l’extérieur (quoique souvent entés sur des dominations préexistantes)3. Même si le colonialisme a officiellement battu en retraite avec les armées d’occupation retournées dans les métropoles, la colonialité est toujours au pouvoir, à travers les multinationales corruptrices des potentats locaux comme à travers les tyrans armés jusqu’aux dents par les nations exportatrices d’armements – dont les quatre principales se trouvent être européennes et colonisatrices (États-Unis, Russie, France, Allemagne).

La colonialité ne se limite bien entendu nullement à un phénomène militaire, diplomatique, commercial ou économique. Des penseures comme Edward Saïd, María Lugones, Aníbal Quijano, Walter Mignolo ou Valentin-Yves Mudimbe ont bien montré à quel point les épistémologies, les définitions de la vérité, les conceptions de la culture et les rapports de genre étaient intimement structurés par des matrices coloniales, qui agissent encore au cœur de nos universités comme de nos imaginaires.

Sur les territoires métropolitains des vieilles puissances européennes, ce que le décolonial nous aide à mesurer, ce sont les « effets boomerang », qui nous hantent et nous maltraitent par retour du refoulé colonial. Il nous apprend à voir les traces laissées par la colonisation sur les pays dont elle a émergé, notamment dans les vies issues de la diaspora coloniale et dans le racisme systémique qui en ressort. En creux, il nous apprend aussi à voir dans nos paysages relativement épargnés par l’extractivisme (dans nos forêts encore debout, dans nos rivières pas trop polluées, dans nos « parcs naturels » préservés) l’image inversée de la géologie coloniale et de la constitution de certains souterrains minéraux comme rares et sujets à la prédation (parce que désacralisés4).

Au moins depuis le Discours sur le colonialisme de Césaire, les revendications décoloniales mettent aussi au jour à quel point nous nous sommes colonisées les unes les autres, selon des modèles expérimentés, calculés et raffinés dans les plantations lointaines, sur des corps esclaves, avant d’être réimportés sous nos latitudes pour mieux exploiter des corps salariés. De même que le scandale d’Hitler était surtout, selon Césaire, d’avoir osé appliquer à des Européens des violences innommables que les Européens avaient impunément imposées à leurs colonisés, de même Achille Mbembe présente-t-il comme un « devenir-nègre du monde » les maltraitances que le capitalisme globalisé inflige douloureusement aux couches précarisées du salariat occidental, après en avoir nonchalamment martyrisé les populations des divers Suds5.

Le décolonial est radical en ce qu’il révèle – à ceux que Lionel Manga appelle « les Oxydentaux6 » – que les méfaits de la colonialité sont à la racine aussi bien des exploitations qui affectent les colonies lointaines d’hier que des ravages sociaux qui affligent nos capitales mondialisées d’aujourd’hui. Les revendications décoloniales constituent de ce point de vue non seulement un élargissement mais surtout un approfondissement des luttes d’émancipation menées depuis des siècles par les secteurs les plus « progressistes » des sociétés européennes, à l’inspiration souvent des collectifs les plus courageux parmi les populations colonisées. Nous découvrons depuis deux siècles que la (si glorieuse) Révolution française n’était qu’un avant-goût timoré de la Révolution haïtienne, que la quasi-totalité de nos historiens semblent s’être ingéniés à balayer sous le tapis. Nos banlieues, nos campagnes, nos lieux de travail, nos sexualités, nos relations amoureuses, nos familles7, restent encore largement à décoloniser – autant de lieux de vie et de pensée qui ne deviendront véritablement respirables qu’à l’intersection de toute une série de mesures de décolonisation. Ces mesures sont très diverses entre elles : lutter contre la domination masculine ne suffira pas à nous débarrasser des préjugés racistes, les luttes anti-racistes n’aboliront pas les oppressions de classe, et la lutte des classes n’abolira pas les catastrophes climatiques. Mais l’entrecroisement des luttes, et les alliances que le décolonial permet de penser, leur donnent une épaisseur nouvelle.

Si l’étiquette du postcolonial a pu faire croire que l’on était au-delà des luttes classiques entre violences colonialistes et luttes anticoloniales, nous savons que les combats d’émancipation se superposent sans vraiment se succéder. En célébrant l’hybridation et la créolisation, en donnant voix aux subalternes et aux positionnements mineurs, des penseures postcoloniales comme Gloria Anzaldúa, Homi Bhabha ou Édouard Glissant nous ont sensibilisées aux vertus toujours subversives des métissages, du point de vue d’ordres sociaux toujours enclins à se crisper autour d’idéaux de pureté. Au même moment, d’autres analyses, comme celles de Gayatri Spivak ou de Rey Chow, ont cherché à montrer les impasses du discours de l’hybridation, si facile à convertir en un multiculturalisme de bon aloi par un capitalisme culturel toujours plus gourmand de mélanges épicés, du moment que c’est dans la cuisine coloniale que le plat se fabrique. Aux dynamiques de créolisation faisant toujours émerger de l’imprévisible au cœur et dans les marges de tous les efforts de standardisation, le décolonial ne retire rien : il ajoute seulement la nécessité, non seulement de célébrer l’hybridité des imaginaires issus de la colonialité/modernité, mais aussi de la penser dans d’autres genres de récits, avec d’autres catégories de pensée, et en semant le trouble dans les hiérarchies et en abandonnant les fantasmes de maîtrise des sciences et des politiques coloniales. Le décolonial invite ainsi à se déprendre du désir d’une perspective omni-englobante et maîtrisée8, à penser depuis des perspectives partiales, aux côtés et avec les contre-discours fugitifs, les sentir-penser marrons et souterrains qui continuent d’insister sous l’Empire, malgré l’arraisonnement colonial du monde et du savoir.

Mais c’est sans doute dans le domaine des écopolitiques que le trouble décolonial vient résonner de la façon la plus vibrante avec les questions qui taraudent le plus profondément notre époque. Avec l’évidence de plus en plus incontournable du dérèglement climatique, de l’effondrement de la biodiversité et des autres saccages de nos milieux de vie, les Oxydentaux ne peuvent plus continuer à dénier leur énorme responsabilité dans l’Oxydation catastrophique de notre planète commune. Le dioxyde de carbone qui surchauffe nos thermomètres s’avère être la conséquence directe de l’industrialisation extractiviste que la colonisation a imposée aux quatre coins du monde. Des mines du Potosi pour les métaux précieux du XVIIe siècle à celles du Nord Kivu pour les terres rares du XXIe siècle, de la plantation esclavagiste d’Haïti aux usines-cités de l’Angleterre ou de l’URSS, des décharges toxiques qui infestent les mégapoles africaines aux reflux d’eaux usées qui empestent la population majoritairement afro-américaine de Centreville dans l’Illinois – c’est une oxydation poursuivie sur cinq siècles dont les mouvements de jeunes des Fridays-for-Future exigent aujourd’hui la condamnation et la fin.

La force présente du décolonial vient de ce que ces mouvements en appellent à une décentration radicale, qui n’invite pas seulement à provincialiser l’Europe, mais plus encore à décentrer ce que Sylvia Wynter a proposé de nommer « l’ethno-classe [bourgeoise-coloniale] appelée Homme9 » (l’Humain, l’Homme, le Blanc), et à remettre en cause les hiérarchies raciales et spécistes qu’elle sous-tend. Le décolonial ne s’oppose pas à l’anticolonial ou au postcolonial, ni ne leur succède. Il s’y superpose pour en montrer à la fois la plus grande nécessité et la plus radicale profondeur – tout en en déplaçant les centres de références et en y ajoutant de nouveaux terrains de lutte. Le décolonial est indissociablement éthico-économico-politico-écologique : il énonce et exige l’évidence de désoxyder nos formes de vie occidentales (qui apparaissent comme des formes d’écocide planétaire).

Dans la valse des noms utilisés pour désigner notre période géologique, à l’Anthropocène, au Capitalocène et à l’Eurocène, le Plantationocène est de ceux qui saisissent le mieux la force radicale et l’urgence salutaire du décolonial. Car c’est bien la plantation, dans toutes ses formes, qui oxyde notre planète, et ce depuis le néolithique10, même si c’est à partir de 1500 que le modèle s’en est dramatiquement universalisé. La plantation de sucre, de café ou de coton, autour de laquelle s’est structuré l’esclavagisme agencé depuis l’Europe, se caractérise non seulement par  une exploitation criminelle de l’humain par l’humain. Elle se singularise aussi par  l’asservissement des humains aux machines. Et elle passe de façon cruciale par  la réduction d’écosystèmes diversifiés à des monocultures biologiquement appauvries et qui, privées de leurs symbioses, se révèlent autodestructrices dans le long terme. Ces trois fléaux superposés ne se justifiant dans la dynamique capitaliste que par  l’extraction de profit actionnarial, et les valorisations imposées au nom de ce dernier reposant à leur tour sur  une hégémonie de savoirs quantificateurs, utilisés pour invalider la vaste diversité des autres modes de perception du monde11.

Les luttes anticoloniales et postcoloniales ont combattu et combattent encore l’esclavage et ses avatars de discrimination, de racisme et d’apartheid (). Le décolonial nous aide à mesurer à quel point la colonialité taraude encore notre monde dans notre rapport aux vivants (), comme aux machines (), comme à nos dynamiques financières (), ainsi qu’à nos systèmes de connaissances et de valeurs (). Planter une forêt en monoculture pour assurer à ses propriétaires des profits plus rapides grâce à l’utilisation de méthodes scientifiques et de technologies industrielles n’a apparemment plus rien d’esclavagiste ni de néocolonial, surtout lorsque cela se passe au cœur de l’Europe. Et pourtant la même Oxydation et la même colonialité du savoir y sont toujours à l’œuvre. Ce sont elles que combat aujourd’hui, radicalement, le décolonial, à travers les mouvements de jeunesse qui en sont les porteurs.

Nourri des luttes anticoloniales et des pensées critiques postcoloniales de la créolisation, le décolonial est la réponse que les plus vivantes d’entre nous opposent aujourd’hui aux ravages multiséculaires et à l’avenir bouché du Plantationocène. Sa réception en France aime en dénoncer certaines dérives et certaines rigidités. On reconnaît souvent dans ces reproches les mécanismes de défense bien analysés par Sara Ahmed au titre de la « rabat-joie » féministe ou anti-raciste, perçue comme querelleuse et obstinée : « nommer le racisme : cela seul peut être une preuve d’obstination, comme si le discours sur les divisions était ce qui divise […] : parler du racisme expose à passer pour quelqu’un qui ne s’emploie pas à le décrire, mais à le fabriquer de toutes pièces12 ». Ainsi, aux yeux de certain·es qui se refusent à prendre la mesure de la profondeur des analyses qui sous-tendent leurs discours, les militant·es (les rabat-joie) décolonial·es deviennent le problème qu’elles soulèvent et parce qu’elles ont le mauvais goût de le soulever.

Il est souvent plus facile de reprocher aux activistes leurs moyens d’action que d’essayer d’entendre leurs raisons. Il y a pourtant beaucoup à apprendre de l’énergie et de la force de mobilisation qui animent les revendications décoloniales et les avenirs désoxydés qu’elles imaginent.

1 Merci à Sandra Laugier et à Frédéric Bisson pour leurs relectures et suggestions d’amélioration de cet article.

2 Camille Lefèbvre, Des pays au crépuscule. Le moment de l’occupation coloniale (Sahara-Sahel), Paris, Fayard, 2021.

3 Saïd Bouamama, « Planter du Blanc ». Chroniques du (néo)colonialisme français, Paris, Syllepse, 2019.

4 Kathryn Yusoff, A Billion Black Anthropocenes or None, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2018 ; Mohamad Amer Meziane, Des Empires sous la Terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation, Paris, La Découverte, 2021.

5 Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme, Paris, Présence africaine, 1950 ; Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2011.

6 Lionel Manga, Postface à Benjamin Bratton, La terraformation 2019, Dijon, Presses du réel, 2021.

7 Kim TallBear, « Making Love and Relations beyond Settler Sex and Family », Donna J. Haraway et Adele E. Clarke (dir.), Make Kin Not Population, Chicago, Prickly Paradigm Press, 2018.

8 Julietta Singh, Unthinking Mastery. Dehumanism and Decolonial Entanglements, Durham et Londres, Duke University Press, 2018.

9 Sylvia Wynter, « Unsettling the Coloniality of Being/Power/Truth/Freedom: Towards the Human, after Man, its Overrepresentation – An Argument » CR: The New Centennial Review, vol. 3.3, 2003.

10 James C. Scott, Homo domesticus. Une histoire profonde des premiers États, Paris, La Découverte, 2019.

11 Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde, Paris, La Découverte, 2017.

12 Sara Ahmed, « Les rabat-joie féministes (et autres sujets obstinés) », Cahiers du Genre, no 53, 2012/2, p. 92-93.