Des luttes à multiples faces

Démocratie liquide

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Depuis quelques mois, le Québec connaît une crise probablement unique dans son histoire. Amorcée par un conflit étudiant classique – portant sur une hausse des droits de scolarité pourtant annoncée par le gouvernement depuis plus d’un an – elle a, par la suite, pris une ampleur que peu de commentateurs, d’analystes et même d’élus n’auraient soupçonnée.
Le conflit étudiant aura entraîné dans son sillon, comme plusieurs commentateurs et analystes et moi le répétons depuis deux mois, bien plus que le mécontentement envers le gouvernement libéral de Jean Charest (centre-droit) ou des revendications souvent ébouriffées et incohérentes de renouveau social, économique et politique. La diversité des griefs comme celle des solutions, l’incohérence des reproches comme celle des espoirs, sont la résultante d’une lame de fond déferlant dans l’ensemble des sociétés industrialisées depuis quelques années.
Ce mouvement participe de la dérive du capitalisme financier et consumériste au cours des deux dernières décennies. La méfiance grandissante, sinon le cynisme le plus radical, d’une partie de plus en plus large de la population face aux institutions politiques, économiques et médiatiques ne reflète rien d’autre que cette désagrégation du lien social. Au plan économique, il est la conséquence de tendances lourdes observées depuis les années 1970 : un revenu personnel disponible qui croît nettement moins rapidement que l’ensemble de l’économie, une accentuation accélérée des inégalités économiques et sociales, l’explosion de l’endettement privé facilité par le crédit à rabais, la croissance anémique de l’épargne que les bas taux d’intérêt de favorisent pas, l’excroissance obscène de la sphère financière.
Résultat : le fossé s’est creusé inexorablement et de manière accélérée entre les attentes légitimes d’une part de plus en plus large de la population et ce qu’elle retire véritablement et concrètement comme bénéfice. James C. Davies, politologue et sociologue américain, avait expliqué dans les années 1960 que cet écart grandissant entre les attentes et la réalité créait des tensions expliquant la résistance populaire, voire la révolution. Le graphe suivant illustre le point de rupture entre ces attentes et la réalité – lequel seuil d’insatisfaction conduit à la révolte.

Sommes-nous au Québec au seuil d’une révolution majeure ? Il serait fort présomptueux de le prétendre. Néanmoins, les manifestations populaires soir après soir un peu partout au Québec, les rassemblements majeurs ayant attiré quelques centaines de milliers de personnes à Montréal et la déferlante des récriminations de toute nature envers nos institutions hurlent une réalité indéniable : le sentiment d’avoir perdu prise sur notre condition humaine, pour reprendre les mots du sociologue Zygmunt Bauman. Ce sentiment de perte de contrôle de notre condition humaine n’est rien d’autre qu’un étiolement du lien de confiance envers nos institutions politiques, médiatiques et économiques. Il traduit, dès lors, la nécessité – sinon l’urgence – de renouer avec le dialogue politique, de construire l’agora de notre conversation commune.
Car il s’agit d’abord et avant tout de se réapproprier le sens des mots, celui de notre vie en commun. La « rue » – tout comme les médias sociaux – s’exprime parce que les arènes traditionnelles où s’exprime normalement notre vie sociale et politique est sourde aux revendications et aux problèmes que vit une large part de la population. Mais aussi parce que le discours des élites politiques et économiques s’est cristallisé et que ses promesses de création de richesse, de prospérité et de bien-être ne correspondent plus aux attentes des citoyens, habités par un fort sentiment de déconnexion entre ses aspirations légitimes et la petitesse des bénéfices réels de ces promesses. Il est grand temps de renverser la vapeur. De reprendre le contrôle sur notre condition humaine – laquelle réappropriation passe par un investissement nouveau du politique et de notre vie en commun.
Plusieurs théoriciens ont élaboré des concepts nouveaux pour concrétiser cette réappropriation. L’un d’entre eux est ce qu’on appelle la « démocratie liquide » – idée que s’est approprié, notamment, le parti Pirate en Allemagne (Piratenpartei) aux dernières élections. Si l’idée est simple son application l’est beaucoup moins. Il s’agit d’un modèle hybride entre la démocratie représentative telle que nous la connaissons et un idéal de démocratie directe qui demeure à ce jour utopique. En gros, il s’agit de recourir régulièrement à des consultations populaires (sous forme de référendums, par exemple) sur des enjeux majeurs. La particularité de la démocratie liquide est la possibilité de transférer son vote à quelqu’un d’autre, qui aurait une meilleure expertise ou une pensée plus développée que la nôtre sur ce sujet particulier. Par exemple, je pourrais céder mon vote à Normand Baillargeon sur les questions relatives à l’éducation si je considère que ses connaissances sont plus éclairées que les miennes en la matière. Tout comme je pourrais lui retirer ce droit si je le désire.
Ce modèle combine le désir pour une démocratie directe, par le recours fréquent à la consultation populaire – et donc par un investissement de la vie politique plus directe et constant qu’aux simples élections générales – avec les avantages de la démocratie représentative – qui permet de déléguer à quelqu’un d’autre l’exercice d’un pouvoir politique auquel il consacre du temps que le citoyen moyen n’a pas.
Déjà, les partis Pirate allemand et français utilisent ce modèle pour animer les débats au sein de leurs instances. Il serait intéressant de réfléchir à des solutions de cette nature pour réanimer notre vie politique moribonde. J’en appelais il y a un certain temps à des « mini états généraux » un peu partout au Québec – question de ne pas simplement descendre dans la rue armés de nos casseroles mais de se retrouver dans nos communautés pour réinventer notre vie en commun.
L’application concrète de ces idées nécessite la création de nouvelles formes institutionnelles, de nouveaux canaux de participation populaire et le recours à des outils inédits de participation politique. Au stade de développement économique, technologique et culturel qu’est le nôtre, pourquoi en serions-nous incapables? Ces idées participent toutes d’une démocratie liquide qui puisse raviver nos institutions sclérosées. Qui puisse mettre fin à une démocratie représentative maintenant bancale, sacrifiée à l’autel des intérêts privés, particulièrement économiques.