Merci les soignants ! Cette expression de reconnaissance, si souvent entendue et affichée dans l’épidémie, et vraiment sympathique, m’a un peu énervée. On dit merci à quelqu’un quand il fait une gentillesse, avec à l’esprit que ce remerciement et cette reconnaissance suffira. Il y a là une forme de condescendance. Surtout, les soignants sont en majorité des soignantes. On parle quotidiennement des infirmiers, des aides-soignants, des caissiers… L’effacement des contributions des femmes est inscrit jusque dans la langue usuelle, où on se fait un plaisir d’étendre le masculin à des professions à plus de 80 % féminisées. Comme si une fois de plus il fallait montrer que « le masculin l’emporte sur le féminin ».

Les femmes sont pourtant présentes sur tous les fronts, on ne cesse de nous les montrer à la télévision : à la machine à coudre, fabricant bénévolement des masques « alternatifs » ; au balai, faisant le ménage dans les hôpitaux et magasins encore ouverts ; au chevet des patients, à la caisse des commerces. Les confinés, de sortie à la supérette, saluent et remercient ces caissières qu’il y a quelques semaines ils ignoraient, réglant mécaniquement leurs achats tout en s’adressant via leur téléphone portable à une personne à distance, clairement bien plus importante à leurs yeux.

La pandémie a suscité la prise de conscience de l’importance du care, comme travail assurant la continuité, la maintenance de la vie sociale. C’était la définition qu’en donnait Joan Tronto au siècle dernier : « Au sens le plus général, care désigne une espèce d’activité qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir en état, pour préserver et pour réparer notre monde en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible.1 ». Les confinés réalisaient qu’ils ont besoin de care… d’abord parce qu’enfin ils assuraient une part (même minime) de ce travail, ce ménage, ce rangement, cet élevage des enfants… souvent en temps « normal » confiés à d’autres. Ensuite parce que réduits à l’univers domestique, ils comprennent un peu le poids des tâches de maintenance de cet environnement privé.

La grammaire du care s’est imposée à tous. Nous sommes tous dépendants d’autres personnes, que ce soit pour des besoins vitaux, à la vie à la mort, ou pour des besoins plus ordinaires. Ces personnes prennent soin de nos formes de vie – qu’elles soient biologiques ou sociales. Le continuum des activités du care, si complexe à expliquer, saute aux yeux. On a d’abord parlé des « soignants », ces « héros » ; puis cette reconnaissance envers l’hôpital s’est étendue à de nouvelles catégories – agents de nettoyage, caissières, livreurs. C’est presque comique d’entendre la litanie des professions qui ont été abandonnées, dévalorisées, depuis des années – par ignorance de ce qui nous permet de vivre. Notre vie est construite sur l’aveuglement à l’aide qu’elles nous apportent.

Les professions de care, ce sont des femmes, au corps à corps avec des malades, au contact avec les clients dans les supermarchés ; jonglant avec les tâches domestiques qui leur restaient essentiellement dévolues (trois repas par jour, sans cantine ni pour les grands ni les petits, et aussi les tâches éducatives prescrites par l’Éducation nationale pour la « continuité pédagogique »). Toutes ces femmes qui s’activent à faire tenir le monde, à recréer de l’ordinaire, ne sont créditées d’aucune expertise, d’aucun savoir susceptible de réorganiser le monde. Ce n’est pas à elles qu’on demandera de « penser l’après ». Il est d’ailleurs drôle que cet usage transitif de penser semble l’apanage des hommes.

Les activités de care sont toujours présentées de façon anecdotique, dans la rubrique des faits de société, secondaires par rapport aux combats des médecins et aux arbitrages des politiques, principalement représentés par des hommes. Ainsi se voient quotidiennement opposés et hiérarchisés les experts de la lutte héroïque contre la pandémie et les petites mains qui en humanisent les conditions.

Ce travail réalisé en majorité par des femmes est encore sous-estimé, au moment même où son importance émerge aux yeux de tous. Le care a été de longue date le nom même de ce qui a été négligé et méprisé par les politiques publiques. C’est bien l’absence d’attention (de care donc) portée par les gouvernements de la dernière décennie à tous les secteurs en charge du soin et de la protection des populations qui a créé l’impréparation gouvernementale, et rendu si difficile, dès le départ, la lutte contre le virus.

Ce que nous apprend la pensée du care, c’est que ce qui compte le plus pour notre vie ordinaire, ce qui la rend possible – soignantes, nettoyeurs, éboueurs, caissières, livreurs, camionneurs – est en fait ce qui compte le moins dans l’échelle de valeurs normale. Il ne s’agit pas seulement des injustices structurelles qu’a mises en évidence l’épidémie, entre par exemple ceux qui sont dans le confort des résidences secondaires et ceux qui vivent en banlieue et se rendent au travail, entassés dans les bus, trams, métros. Il s’agit de la hiérarchie de ce qui importe, et de qui a la parole pour définir ce qui est important.

La révélation du care, ce n’est pas seulement qu’il y a des hiérarchies sociales – cela, tout le monde l’a plus ou moins accepté dans un monde capitaliste ou libéral – mais c’est une découverte radicale socialement : le fait qu’on vit dans un monde de valeurs inversées où les personnes les plus utiles sont considérées comme rien, et que c’est cela qui permet à d’autres de prospérer. C’est toute la subversion du care et la raison pour laquelle je préfère même en français le mot care au « soin » – qui rétablit la hiérarchie des métiers de l’attention. Take care, c’est soigner, mais aussi s’occuper de, se soucier de, faire attention ; la crise nous apprend à faire attention à ceux qui prennent soin des autres, aux caretakers : à tous les soigneurs et soigneuses.

Les métiers les plus véritablement utiles sont les moins bien payés et les moins bien considérés. Sans doute parce qu’ils rappellent aux gens toute la partie « sale » de leur existence : les excréments, les poubelles, la mort… C’est aussi pour cela qu’on parle de « sales boulots » pour les professions réellement utiles. Réaliser qu’une société pensée moralement bonne est construite sur ce refoulement de ce qui la fait vivre, c’est inconfortable, et c’est ce que nous apprend le care. Il faut transformer le Merci les soignants ! en exigence collective de revalorisation de l’ensemble des carrières des professionnels du care et de vraie reconnaissance de leurs compétences. Un premier tournant moral de la crise du Covid s’est exprimé dans l’engagement du ministre de la Santé de donner aux infirmières « un niveau de rémunération correspondant au moins à la moyenne européenne » (!) ; ce qui revenait pour lui à la reconnaissance d’une « faute historique de l’État ». Mais le vrai changement opéré par la crise, c’est que dans le care, il n’y a pas que l’hôpital, même s’il y tient une place énorme. Revaloriser les salaires des premiers de corvée, toutes et tous, est une urgence qui ne saura être comblée par des primes ponctuelles ou même par des négociations salariales dont la mesquinerie prévisible les agace déjà. Les soignantes devraient être les premières à expérimenter un revenu universel égal pour toutes, attribué par l’État pour honorer toutes celles et ceux qui contribuent à la vie.

[voir Invisible, Hospitalité]

1 Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care. Paris : La Découverte, 2009, p. 143.