80. Multitudes 80. Automne 2020
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Mondialisation

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Le virus a imposé la réalité d’une circulation mondiale en même temps que les ravages de la globalisation ultralibérale : tel est le constat largement partagé en cette fin d’année 2020 dans les milieux que je fréquente. Sauf que je m’interroge : serait-ce une raison, au nom des circuits courts qui ont si bon dos, pour adopter ce souverainisme où je me sens si à l’étroit ? Ou pour clôturer l’Union européenne quand l’idée d’une Europe fédérale semble renaître ? Quitte à provoquer une gauche bien-pensante, prompte à se recroqueviller sur nos frontières à la moindre tempête, ne serait-il pas l’heure, tout à l’inverse, d’investir « concrètement » la mondialisation en tant qu’espace conflictuel capital-travail ?

Stop à la globalisation ? La crise virale suscite un mouvement politique général, de l’extrême-droite aux gauchistes, visant le retour à une production relocalisée au sein de l’État-nation. Le gouvernement songe à resserrer nos capacités productives au sein du marché européen, comme au temps du mitterrandisme. De fait, la « mondialisation » n’a jamais eu bonne presse en France, parce qu’elle est perçue comme l’œuvre des multinationales, et d’elles seules, américaines de surcroît. Venant de Chine, et présenté comme lui-même « multinational », le virus la transforme en coupable idéal. Mais ce raisonnement n’est-il pas simpliste ? Car le virus nous attaque tous et toutes, géographiquement comme politiquement, et jusqu’au capital, n’en déplaise aux complotistes. D’où ma question : plutôt que de rejeter la mondialisation, ne faudrait-il pas la réapproprier ?

Premier constat, tout sauf nouveau, même quand il prend la figure inédite de masques et autre aérateurs importés d’Asie : l’ultralibéralisme semble avoir perverti la mondialisation qui, par elle-même, n’est selon moi ni négative ni positive. Comment ? En dispersant à l’extrême les processus de production et en explosant les chaînes de valeur, l’immatérialité de la circulation des données ayant fait croire, pour qui voulait l’entendre et comme l’a montré l’urbaniste et philosophe Paul Virilio, que la logistique ou la force de travail étaient devenus secondaires. Faux-semblant. Il nous a manqué du matériel et des médicaments au printemps ? Certes. Mais cette pénurie dramatique a-t-elle pour cause la mondialisation en tant que telle, qui nous contraindrait à un retour au nationalisme industriel et aux « glorieuses » années du fordisme d’État ? Ou vient-elle d’une division internationale du travail devenue pratiquement irréversible ?

Car si les pays développés conservent le savoir nécessaire à l’ensemble des processus productifs des médicaments, ils n’ont plus, en revanche, les capacités « concrètes » pour les produire vite et bien, capacités disséminées aujourd’hui de par le monde. Entre les matières premières de chimie fine, obtenues principalement en Chine, la fabrication du principe actif, surtout en Inde, avec en plus tous les excipients et conditionnements négociés un peu partout, cette division internationale du travail fait qu’un pays européen ne peut produire ne serait-ce que du banal paracétamol. Pire, seules les grandes multinationales pharmaceutiques contrôlent désormais de façon précise l’enchaînement complexe de toutes les phases productives entre toutes les firmes impliquées. Je me demande si le souci n’est pas là, justement.

Car la logistique ne se limite pas aux stéréotypes des journaux télévisés qui la réduisent aux porte-conteneurs dans les ports. Derrière ce gigantisme technologique, il y a d’abord des villes portuaires, des places de commerce où se négocient chacune des phases de ces enchaînements. Des négociations fondées sur des relations de confiance sur le long terme, de celles qui expliquent que les Allemands aient pu disposer des fameux masques bien avant d’autres. Exportant depuis longtemps leurs machines-outils dans les grosses firmes chinoises, y compris pharmaceutiques, ils ont obtenu que ces dernières favorisent cette brusque demande de leur partenaire.

Ce qui « circule » aujourd’hui, et pas seulement en matière de médicaments, ce ne sont plus des marchandises, comme au temps du fordisme où chaque pays riche assurait le « transport » d’une minorité de ses productions à l’extérieur, vers quelques alliés et tout le tiers-monde, en commençant par ses colonies et autres dépendances périphériques. De nos jours, ce sont principalement des pièces détachées – dites plutôt intermediate products – qui circulent globalement, d’innombrables fractions de biens, fabriquées n’importe où et n’importe quand pour être assemblées différemment au gré des offres faites just in place et just in time aux nouveaux marchés transnationaux des multinationales. L’ancien centre du monde fordien peut certes constater la « délocalisation » de ses industries, mais ce ne sont plus les mêmes usines qui se substituent aux vieilles forteresses ouvrières occidentales. Elles sont d’une autre nature, puisqu’elles produisent essentiellement ce qu’on appelle aussi des « produits divers » circulant sur les mers du monde pour des assemblages tout aussi divers – avec des lots énormes de gaspillages et de pollutions.

De quelconques relocalisations nationales, sans même parler de la hausse faramineuse des prix qui en résulterait, sont donc tout d’abord technologiquement quasi impossibles à réaliser. Mais c’est surtout la formidable mutation sociale mondiale qu’a mise en marche ce renforcement continu de la division internationale du travail qui condamne ce fantasme d’une telle redistribution « localiste » des cartes.

Sur un autre registre, plus polémique peut-être, luddistes jadis comme antimondialistes aujourd’hui n’auraient-ils pas tort de contester l’enrichissement commun de la production industrielle généralisée ? Le début de ce qu’on appelait la mondialisation, à partir des années 1980, a en effet permis, en Asie d’abord, par exemple à des centaines de millions de Chinois, puis à des Brésiliens, des Indiens, d’enfin pouvoir gagner un salaire. Son montant était certes faible. Mais ce premier travail salarié représentait avant tout l’ouverture de l’ancestrale prison de tous les dictateurs féodaux qui les opprimaient depuis des siècles dans une agriculture de subsistance, dont les avantages écologiques ne doivent pas occulter les réalités sociales fréquemment oppressives (en particulier envers les femmes).

C’était vrai chez nous au début du XIXe siècle, mais j’ai pu voir au tournant du XXIe, sur les marches de la gare de Pékin, des masses de jeunes travailleurs migrants des campagnes, avec leur petit baluchon attendant impatiemment un quelconque employeur, pleins d’espérance pour une libération, certes relative, grâce à un travail salarié. Des luttes ont su faire croître ces salaires, « minables » du seul point de vue de la classe ouvrière occidentale, au point que, à la veille du Covid, ceux de Wuhan par exemple augmentaient de plus de 10 % par an.

C’est cette conflictualité permanente qui contraint, encore et toujours, le capital à de nouvelles délocalisations, à présent vers le Vietnam ou le Bangladesh. Simple continuation de la fin du fordisme en Occident lorsque, pour contourner les forteresses ouvrières trop gourmandes des grandes villes, le patronat avait déconcentré les usines à partir des années 1970 dans les campagnes, espérées plus dociles. Mais les luttes de ces ouvriers non qualifiés d’origine paysanne de toute l’Europe, des femmes notamment, ont alors contraint le capital à partir beaucoup plus loin.

Car le travail n’est jamais docile, nulle part, et c’est le sens du capitalisme que de reposer sur un rapport social en permanence conflictuel entre le capital et le travail, ce qui permet et impose aux forces sociales d’interagir en permanence. Plutôt qu’une malédiction imposée par les multinationales, la mondialisation ne serait-elle pas un terrain essentiel de lutte, au sein duquel nous disposerions d’une capacité d’agir ? Le principal mécanisme historique d’émancipation, de l’esclavage au servage puis au salariat jusqu’aux auto-entrepreneurs actuels, est agi par les luttes permanentes pour le revenu. Et c’est bien ce qui contraint le capital à une fuite permanente vers de nouveaux espaces productifs.

Beaucoup de pays moins développés, en Afrique, ou « émergents », comme au Brésil, sont encore contraints à une exploitation essentiellement extractiviste. La majorité de ces populations n’envisage aucune « décroissance ». L’histoire du rapport capital/travail n’est pas finie et nous pourrions dorénavant tenter de contraindre les pays et les firmes (encore immensément riches) à réorienter et financer un nouveau développement à partager.

Pour ces raisons techniques et politiques, dès lors que nous désirons une meilleure vie pour l’ensemble des femmes et hommes de cette terre, n’est-il pas inéluctable, voire souhaitable, d’agir au sein même de ce mouvement de mondialisation ? Beaucoup de gens sont encore ignorés par la globalisation capitaliste. Pour mieux la contrôler – ou plutôt, car il s’agit et s’agira encore de relations conflictuelles, pour mieux s’y battre – les vieux États-nations sont impuissants face aux multinationales. D’où la solution du fédéralisme, européen et au-delà. Il ne s’agit pas de laisser l’Europe se fermer sur elle-même, comme le demandent les souverainistes. Son exemple inspire en effet bien d’autres mouvements dans le reste du monde.

C’est tout particulièrement le cas en Afrique. Stupidement délaissé par la mauvaise conscience des anciens coloniaux européens, ce continent est investi par de nouveaux champions de la finance ultralibérale, chinois ou autres. Avec les Nord-Américains, nous avons vis-à-vis de l’Afrique une incommensurable dette, qu’aucun trucage financier ne pourra jamais effacer, mais sa réparation concerne directement et sans doute en priorité ce que devrait être la mondialisation à venir. Financer en même temps la restitution des patrimoines artistiques volés et les structures nécessaires à leur réintroduction dans les cultures locales représente l’une des voies à suivre. Il faudrait peut-être innover et contraindre l’ensemble des institutions à coopérer pour mondialiser la globalisation et lui donner un autre sens.

[voir Europe, Horizontalités territoriales]