À chaud 48, printemps 2012

L’Europe du XXIe siècle sera-t-elle stoïcienne ?

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Cette question peut sembler hors sol dans le contexte actuel. Récession économique, rupture du pacte social, crise de légitimité avec comme arrière-fond une imbrication de crises d’envergure mondiale. L’Union européenne subit un ébranlement sans précédent dans l’histoire de sa construction. Alors que les gouvernements font mine de se préoccuper du sort de l’Euro, la réponse des marchés reste désastreuse et les agences de notation financière continuent leurs soustractions de A. Les institutions européennes ont échoué à tracer la voie d’une sortie de crise à l’échelle continentale. La Commission européenne, censée être à la fois le moteur et la garante de l’intérêt public européen, se contente de répondre aux diktats des grands États. Au lieu d’attiser l’esprit européen, elle joue le jeu de l’inter-gouvernementalisme ambiant.

Conseils après Conseils, les gouvernements européens s’acharnent à produire des simulacres de solution jusqu’à la crise suivante. Après deux ans de tergiversations, ils n’ont su proposer qu’un nouveau traité censé freiner le déficit budgétaire mais dont l’utilité reste douteuse. Personne ne nie qu’il faille stopper l’endettement. Mais jamais aucune politique d’austérité n’a pu, à elle seule, relancer l’économie. Nul besoin d’être prix Nobel pour le savoir ! Et il suffirait de se tourner vers nos partenaires notamment américains pour le comprendre. L’économie européenne a besoin d’une approche globale qui allie rigueur budgétaire, plans de relance massive et communautarisation des dettes nationales. Qu’attendons-nous pour instaurer une taxe sur les transactions financières, élaborer une stratégie de croissance durable, lancer les « Eurobonds » ? La modernisation de nos économies est devenue incontournable et il va sans dire que les obligations européennes constitueraient un outil de premier choix pour la financer.

Le couple « Merkozy » a donc beau jeu de critiquer la Grèce et de
dresser la liste des mauvais élèves de l’Europe. Nul ne peut nier la responsabilité
des gouvernements qui se sont succédé et qui ont conduit la Grèce au
bord du gouffre. Pourtant, si la crise de la zone euro a pu atteindre une telle
radicalité, c’est avant tout parce que nous avons refusé de voir qu’une monnaie
unique sans gouvernement économique, fiscal et budgétaire commun
était d’emblée vouée à l’échec.

La mise en branle de la construction européenne a permis une évolution historique remarquable à travers la réconciliation et la création sans violence ni hégémonie d’une entité inédite qui a forcé les Européens à expérimenter de nouveaux modes de gouverner. Après plusieurs décennies de prospérité dans un climat de paix, l’Union européenne a une nouvelle fonction : permettre aux Européens de se « réaliser » dans un monde globalisé. Autrement dit, elle est devenue la condition de possibilité d’une action politique dans le monde du XXIe siècle. Renforcer l’Union européenne, c’est donc renforcer les États européens. L’opération inverse est impossible et elle ne peut nullement orienter politiquement la mondialisation économico-financière vers un développement universel socialement et écologiquement soutenable.

Qu’ils partagent ou non cette analyse, les chefs d’État et de gouvernement européens semblent résolus à en ignorer les conséquences. Au lieu de tirer les leçons du coût de l’absence d’Europe, ils restent piégés par des dynamiques « isolationnistes ». L’État-nation tel qu’il a été conçu fut incontestablement une réponse efficace à un moment donné de l’histoire européenne mais la mondialisation et l’interdépendance qu’elle induit ont irrémédiablement rendu caduc son pouvoir de maîtriser son propre destin. Comment dès lors ne pas être consterné face au refus des États d’élargir le champ de compétences de l’UE, seule capable d’intervenir de manière effective dans le monde d’aujourd’hui. Combien de temps vont-ils rester accrochés à cette coquille vide que représente désormais la souveraineté nationale ?

Ce constat nous autorise le parallèle avec le stoïcisme. Dans la Grèce antique, au moment où le contexte socio-politique n’a plus permis aux individus de se reconnaître dans la vie de la Cité, ils se sont réfugiés dans une pensée repliée sur elle-même. Cette posture de renoncement est admirablement résumée par Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit quand il dit de la conscience stoïcienne qu’elle est « libre aussi bien sur le trône que dans les chaînes ». Autrement dit, ne pouvant plus s’inscrire ni se reconnaître dans le monde concret, le stoïcien se vit dans l’abstraction. Sa condition matérielle ne l’atteint plus, il a « quitté » ce « bas monde ».

De la même façon, nous assistons à la dépossession de soi que traduit la perte d’autonomie politique des Nations européennes prises dans le tourbillon de la mondialisation. Sous cet angle, la question européenne prend quasiment une tournure existentielle pour ne pas dire vitale.

La convergence des crises financière, économique, sociale et écologique semble avoir précipité l’UE vers l’atomisation et entamé son déclin. Nous avons donc au moins deux mondes futurs possibles. Un premier où les États européens auraient compris la nécessité d’une intégration majeure pour interagir avec les autres et préserver ces valeurs au nom desquelles ils justifient actuellement le repli. Il serait en effet naïf de croire que l’inertie garantirait au moins le statu quo. L’inaction en politique a ceci de terrifiant, c’est que non seulement elle ne permet pas de progresser mais qu’en plus elle conduit à la perte des acquis. Quant au second monde globalisé, il serait celui d’une Europe vivotant et qui serait devenue une sorte de curiosité d’un autre âge. Bien entendu, il n’existe aucun texte sacré nous obligeant à sauver l’Union européenne. Comme les stoïciens, nous sommes libres de nous réfugier dans une pure ataraxie « made in France » ou « made in Germany »…

J’ai parfois l’impression que nous ne mesurons pas toujours la valeur d’un choix effectivement réalisable. Avec la crise climatique, beaucoup d’entre nous ont compris le sens de l’irréversibilité et la restriction des choix de développements possibles si nous ne voulons pas hypothéquer le sort des générations futures. Par ailleurs, parler de choix implique une pleine conscience des enjeux. Trop souvent, quand il est question de l’Europe, on se rend compte qu’une nébuleuse l’entoure. Un voile d’autant plus tenace qu’il est favorisé par les élucubrations populistes mais aussi la duplicité de certains discours politiques. À l’échelon national, les « gestionnaires » du pouvoir échouent à produire des politiques d’envergure. Le court-termisme demeure malheureusement la temporalité privilégiée par la politique nationale et l’Europe prend régulièrement la forme d’une nouvelle figure expiatoire. Et ce n’est évidemment pas en abîmant le projet européen dans la contingence des tours de piste électoraux dans 28 pays que nous trouverons des solutions. J’ose espérer que les Européens sauront refuser le fatalisme et qu’ils affronteront le futur ensemble pour apporter des réponses globales à ce nouveau siècle.

Propos recueillis le 20 Janvier 2012