Entretien ( inédit) avec Emma Cosse, Stany Grelet, Philippe Mangeot, Jérôme Martin militants de ACT UP Paris, réalisé par Antonella Corsani Le sida comme combat politique ( 1)
AC : L’histoire de ACT UP est étroitement liée à celle du sida, à l’évolution de l’épidémie, aux progrès dans la recherche sur le sida, mais aussi à la représentation de la maladie. ACT UP Paris est crée en 1989, alors même que d’autres associations engagées sur le front du sida avaient déjà été crées. Comment se constitue ACT UP ? Comment se spécifie-t-elle par rapport aux autres associations engagées en France dans la lutte contre le sida ?
EC : L’apparition du sida dans les années 80/81 voit très rapidement la naissance d’un mouvement de malades aux USA mais aussi en France. En 1984, après la mort de Foucault, Daniel Defert crée Aides, cette association est constituée par des malades mais qui ne se disent pas malades, elle se veut une structure d’aide et d’information auprès des personnes. En revanche, la création en 1987 à New York de Act Up NY est le fait d’un groupe de malades, d’homosexuels, qui parlent en première personne, qui sont des activistes. Leur premier objectif est de faire parler du sida dans les media, de donner une image des malades, des témoignages à visage découvert, parler en première personne : on ne parle pas pour les malades mais on parle parce qu’on est malade. C’est dans cette perspective, qu’en 1989 a été crée Act Up à Paris. Ceux qui ont crée Act Up sont des journalistes de musiques, ce ne sont pas des gens engagés politiquement. En général, trois quarts des gens qui viennent à Act Up, ne viennent pas d’une expérience militante.
Ph.M. : Aujourd’hui, je pense qu’il faut voir autrement Aides. J’ai été complètement bouleversé par la lecture de la lettre que Daniel Defert avait envoyé à un certain nombre de gens qu’il connaissait, et dans la perspective de créer Aides. Alors qu’on a pendant très longtemps reproché à Aides de ne pas parler en première personne, d’occulter la dimension homosexuelle, dans cette lettre il dit, en substance, qu’il faut qu’on arrive, alors qu’on est confronté à une expérience commune de la maladie et de la mort, à construire une culture communautaire de la maladie et de la mort. En bref, il dit, “je ne veux pas rentrer mourir chez maman et papa”… Il faut qu’on arrive à communautariser la maladie et la mort.
Ce qui semble aller complètement en contresens par rapport à ce qui a été Aides au départ, qui a travaillé à de-homosexualiser le sida, alors qu’il s’affrontait à la fois au discours officiel et à certains phantasmes sur la maladie qui consistaient à dire que c’était une maladie de pédés.
Aides c’est une association très profondément communautaire, de solidarité et de construction d’une culture communautaire. Mais en même temps, elle travaille publiquement à de-communautariser le sida, à le de-homosexualiser afin d’obtenir des fonds publics et de lancer les premières campagnes de prévention et d’aides aux malades, alors que les pouvoirs publics s’en foutent. C’est une association un peu schizophrène à l’origine. Il y a un travail en interne, de solidarité, comme il y en a rarement eu, et un travail en externe, de gestion de la maladie, à un moment où personne ne s’en occupe. Aides est en permanence tiraillé par ça. Certes, ce n’est pas un discours en première personne, mais le discours de Aides reste à la fois fort et compliqué. Aides à réussi aussi à faire des choses que ACT UP n’a jamais réussies.
Il y a en effet trois modèles de lutte contre le sida qui se constituent entre 1985 et 1989.
Aides est un ‘association communautaire qui fabrique du réseau, qui tisse très vite une toile sur toute la France, et qui table sur l’idée qu’il faut mettre en place des réseaux de solidarité et d’information.
Deuxième expérience, Arcat Sida, qui n’existe presque plus aujourd’hui, mais qui a été l’une des premières associations et qui devient importante à la faveur d’une scission de Aides. Quelques-uns uns des fondateurs de Aides, comme Frédéric Edelman, sortent de Aides et rejoignent Arcat. Arcat fabrique l’expertise, une expertise professionnelle “multivocale”, on ressemble des médecins, des sociologues…il s’agit de fabriquer une expertise commune, mais professionnalisée. Ils vont lancer un journal très important, le Journal du Sida, qui a été le premier lieu de publication de recherches sur le sida en France. Fabriquer une expertise signifie la présence sur le terrain, ils lancent alors un centre d’accueil social avec des “professionnels”, des travailleurs sociaux.
Le troisième modèle est celui de ACT UP, une association de malades et pas de solidarité, qui essaye de fabriquer un discours en première personne sur le sida et de mettre en avant le fait qu’il y a une expertise spécifique des malades.
Après il y a d’autres associations, des associations professionnelles de travailleurs sociaux, des associations spécialisées par rapport à des populations spécifiques atteintes par le sida (les enfants, les usagers de drogues) et avec des projets spécifiques.
Mais ce sont ces trois modèles là qui s’inventent au milieu des années 1980, et qui font du sida un combat politique. Ceci est implicite à Aides, ce n’est pas formulé comme ça à Arcat et c’est revendiqué à Act Up.
Après les cartes se sont brouillées, surtout après l’arrivée des trithérapies qui met en crise les associations et les oblige à se redéfinir. Arcat disparaît presque, et j’aurais tendance à dire que Act Up a repris à son compte le combat de Arcat : ce n’est pas le hasard si au moment où Arcat s’affaiblit considérablement, Act Up commence à ouvrir une permanence “droit des malades, accès aux soins”, c’est à dire à développer un service auprès des malades. Act Up a étendu donc ses compétences en récupérant tout ou en partie, si ce n’est pas la philosophie, le travail qui était fait auparavant par Arcat. Aides, quant à elle, reste ce qu’elle était, avec sa puissance de réseau absolument considérable, s’institutionnalise et devient indispensable pour tout ce qui est de la santé publique aujourd’hui.
AC : Act Up a fait de manière explicite du sida un combat politique, autrement dit, a déplacé la politique sur le terrain immédiat de la maladie et de la mort. La politique est pensée en première personne, à partir de la pratique, de l’expérience. Mais en même temps, comme le soulignait Emma, ceux qui ont créeAct Up n’avaient pas un passé militant, c’était des journalistes de musique. Tout ce passe comme s’il y avait un gap entre le militantisme, dans ses formes historiques, et les formes de la politique de Act Up construites sur la non-séparation de la politique et de la vie.
JM : Parmi les créateurs de Act Up il y avait Didier, il avait passé un an aux EU, il avait été fasciné par le modèle ACT UP New York. Il revient en France avec l’envie de monter ACT UP en France mais il ne se sentait pas capable de mener seul un tel projet, ce qui fait qu’il y a eu des hésitations, une phase aussi d’attente.
SG : C’est vrai, Act Up se fait depuis une sorte de virginité politique, Didier ne vient pas d’un milieu militant, il vient du journalisme musical et cela se ressent tout au long de l’histoire de ACT UP, car il imprime à Act Up un souci esthétique très important. L’autre élément est que Didier ne veut pas entendre parler, pour des raisons qui sont en partie esthétiques, du militantisme traditionnel. Il trouve les manifestations syndicales atroces esthétiquement. Donc il y avait une vraie rupture avec la tradition militante française.
Didier ne pense pas Act Up dans le champ des groupes déjà existants. Il y a une autonomie radicale dans la création de ACT UP.
ACT UP est une pure importation, un mimétisme presque parfait par rapport à ACT UP NY. Tu peux imaginer facilement le type de réticences que cela peut créer en France, et cela est toujours le cas. On prophétisait à Didier l’échec…
Ph.M.: Y compris les gens qui avaient été séduites par l’expérience de ACT UP NY considéraient que l’importation du modèle en France était un contresens politique : à NY c’est génial, en France c’est la merde, puisque ça ne correspondait pas à la tradition du militantisme français. Cela dit, les créateurs de ACT UP Paris dans les années s’étaient engagés 80 dans la création d’un journal gay. D’une certaine façon, il y avait une sorte d’engagement, mais qui n’était pas vécu comme un engagement militant au sens traditionnel du terme.
SG : il y a des pratiques militantes, il y a un fort engagement militant, un savoir-faire militant mais qui ne se pense pas comme tel
Ph. M. : c’est un savoir-faire militant qui croise la question minoritaire : qu’est ce que fabriquer la culture minoritaire ? D’ailleurs le journalisme musical de Didier a à voir avec la question gay. Didier vient du punk au départ, et il abandonne le punk pour la disco. Pourquoi ? Parce que la disco c’est le lieu où s’invente une sorte de fête communautaire. Tout ça est complètement déconnecté du militantisme traditionnel.
SG : Mais est-ce que ça serait déconnecté aussi du militantisme gay ? Je dis ça puisque au moment où j’arrive à ACT Up, il y a une énigme, une frustration, c’est l’absence des aînés du Fhar (Front homosexuel d’action révolutionnaire).
Ph. M.: Il y en avait quelques-uns qui étaient là. Cela dit, c’est vrai que ACT UP c’est fait alors qu’il y avait une absence de vieux militants gays. Parmi les gens qui ont fait Aides, il y avait des gens qui étaient auparavant dans des mouvements gays : Aides s’inscrirait, elle, dans une histoire militante. Peut-être celle-là une première raison, la deuxième, c’est que, mais c’est mon hypothèse qui mériterait d’être vérifiée, la génération du Fhar, d’une part à été frappée de plein fouet par le sida, d’autre part, elle s’était historiquement affrontée directement au pouvoir médical, et de manière complètement différente par rapport à la manière dans laquelle nous nous apprêtions à le faire. Tout le travail des années 70 avait consisté à démédicaliser l’homosexualité. Puis il arrive le sida au début des années 80, il va falloir se colleter les médecins à nouveau, mais autrement. Act Up a pu s’opposer aux médecins, mais s’opposer de façon compliquée, car d’un coté c’est nos alliés, de l’autre c’était nos grands ennemis. Des alliés, car il fallait faire avec, c’était ceux qui nous soignaient et avec qui on pouvait mener des batailles communes. Nos ennemis, car il fallait arriver à imposer la parole des malades, face au pouvoir médical et au discours exclusif des médecins. Act Up a dû bricoler avec tout ça, et je pense que ce bricolage était difficile à assumer pour un certain nombre de gens du Fhar, dont la tradition avait été d’émanciper la question de l’homosexualité de toute mainmise médicale. Et là il y a une tension qui a crée des malentendus pendant les premières années de vie de Act Up, y compris avec l’extrême gauche.
En fait, ACT UP est au départ une association très américanophile. On est dans la traduction, mais une traduction bizarre, car Didier mais aussi Luc Coulavin et Pascal Loubet, qui ont crée avec Didier Act Up, sont dans le journalisme gay, musical et ont donné à Act Up une structure qui sidère les Américains, car il y a traduction, mais dans le cadre d’une association 1901, donc avec un président, un bureau, des choses impensables pour les Américains qui considèrent anti-démocratique la structure française. C’est dire que ACT UP est une sorte de bricolage permanent, qui combine passion esthétique, passion pour la publicité…
Le malentendu avec l’extrême gauche a perduré pendant longtemps, jusqu’au moment où on s’est opposé radicalement aux laboratoires pharmaceutiques sur la question des profits. Sauf qu’au départ ce que ACT UP reprochait aux laboratoires ce n’était pas les profits, mais l’absence d’effort de recherche. Il est vrai aussi que les deux choses sont liées, et qu’ils n’investissaient pas dans la recherche pour le sida car peu rentable. Ce n’est pas pour rien que dans une de nos affiches on pouvait voir la tête du PDG d’une boite pharmaceutique avec en dessous écrit : “La grippe est plus rentable que le sida”.
Mais beaucoup de gens n’ont pas compris pourquoi on était si impur politiquement, notre capacité de faire de nos meilleurs ennemis nos meilleurs alliés à l’occasion.
ACT UP, laboratoire des devenirs minoritaires
AC : J’aimerais retracer l’histoire de Act Up, mais à partir de votre histoire personnelle dans Act Up, votre découverte de Act Up, votre engagement subjectif, votre identité au sein du groupe.
EC Je viens d’un milieu de militants, mes parents étaient maoïstes dans les années 1970. A quinze ans j’ai participé activement aux manifs lycéennes, j’ai traîné à la FIDEL, la fédération indépendante démocratique lycéenne, un truc crée par SOS racisme. Donc, j’ai vu, si tu veux, comment marchait SOS racisme, la gauche socialiste. J’en suis partie au moment de la guerre du golfe, car j’étais vraiment contre cette guerre et que ces mouvements n’arrivaient pas à dire qu’ils étaient contre. Mais mon arrivée à ACT UP relève du pur hasard. Peu de temps après avoir rompu avec la Fidel, j’ai rencontré un copain qui m’a dit d’avoir découvert ACT UP, un mouvement génial, il faut y aller. Je suis arrivée à ACT UP en avril 1992, j’avais 17 ans. A cette époque à ACT UP il n’y avait que des personnes atteintes par la maladie. Je rencontre des gens qui disent à visage découvert, je suis séropositif. Tout le monde parle de sa maladie, des amis qui vont mourir, de sa vie. Ces gens sont d’un radicalisme hallucinant, ce à quoi on n’était pas habitué. Lorsque je suis arrivée en 1992, je me suis tout de suite dit que c’était là que je voulais rester, c’est là que je dois être. Tu arrives à ACT Up et tu te dis, mais comment on peut lutter pour autre chose ? Le sida devient l’évidence pour un militant.
A Act Up on parle de soi, de ses combats et l’on mélange sa vie personnelle à ses combats. Beaucoup de combats partent de la vie personnelle des gens, le tout se fait, jusqu’en 1996, dans l’urgence, puisque les gens vont mourir, donc tout le discours de ACT UP est marqué par l’urgence, mais aussi nos vies, et cela m’a beaucoup marquée puisque quand je suis arrivée j’avais 17 ans, et ma vie personnelle a changé aussi.
AC : mais tu es hétérosexuelle et séronégative, ton identité personnelle diverge de celle collective du groupe…
E.C. : Pourquoi moi, ni lesbienne ni séropositive -je n’avais même pas dans mon entourage des gens atteints par le sida- pourquoi suis-je restée à ACT UP ? C’est la dimension politique ! Les formes de l’action politique, le fait que Act Up soit une structure très organisée mais pas hiérarchique, la liberté qui y règne, le fait que Act Up soit un espace de parole énorme.
En 1992, et même avant, quand Act UP soulevait un problème, par exemple des discriminations dans un hôpital, la démarche n’était pas de s’en tenir à une dénonciation, ce n’était pas de se dire, on va écrire une lettre, on va demander un rendez-vous, puis on va attendre la réponse…on faisait une manifestation, ce qu’on appelle des actions rapides.
Et ça sur tous les sujets, cette pratique politique n’existait pas en France dans les années 1990, et quand ça existe, ce n’est pas sur les questions qui sont liées à ta vie personnelle, à ta sexualité, à toute la construction de ta vie.
Mais aussi, Act Up reste fondée sur l’idée américaine : tu viens à Act Up, tu es libre, tu y cherches ta place. C’est un groupe où on ne te demande pas d’où tu viens, pourquoi tu es là. Tu arrives avec un projet, si le projet est retenu collectivement lors de la réunion du mardi, on te donne les moyens et tu restes libre dans la gestion de ton projet. Tu bénéficies d’une grande liberté. J’y ai trouvé ma place.
Ph. M.: Act Up c’est une armée mexicaine. Tu entres et tu peux très vite avoir des responsabilités, et même devenir deux mois après président, c’est facile à prendre, c’est à l’opposé d’un parti, tout est immédiatement là, on a tout de suite des responsabilités si on le veut…ça crée de sacrés trucs sur la légitimité…moi, j’étais embarqué dans Act UP en 1993, aussi parce que…tu veux que je te raconte aussi comme je suis arrivé à Act Up ?
J’étais séropo depuis 1985, et pédé depuis beaucoup plus. Je n’avais pas d’histoire militante, si ce n’est que j’avais dormi deux nuits à la Sorbonne pendant les manifs étudiantes de 1986. Je me représentais comme un type de gauche, mais je n’ai pas une histoire militante, j’ai des phantasmes, un imaginaire militant, mais à l’époque je n’avais pas plus que ça. Ma séropositivité ne m’a pas conduit à joindre un groupe comme Aides, j’ai décidé de rejoindre Act Up puisque Act Up était un groupe idiot. Parce que le discours de Act Up en 1989 était très rudimentaire, si on regarde les tracs de l’époque aujourd’hui, c’est à mourir de rire. Ce qui est beau c’est que ça allait à contre-courant de toute la tentative esthétisante du sida. Je suis rentré à Act Up parce que j’avais été énervé par les livres de Henry Guibert : un discours qui fait du sida une expérience du sens, de la vérité, c’était le vieux truc sur l’amour et la mort, sur la vérité et la maladie, ce discours qui tenait à dire qu’on est beaucoup plus vivant quand on est proche de la mort. C’était une atmosphère aux couleurs viscontiennes. Act Up n’était pas du tout dans un discours comme ça, elle était dans tout autre discours : On ne veut pas mourir ! Le sida est un pur scandale et on va le faire savoir ! C’était le seul discours réel de Act Up : on est en colère. Tu n’imagine pas la puissance de libération que ce discours pouvait avoir. J’aime Visconti, d’accord, mais là ça m’emmerdait ! D’abord, à partir de mon expérience de la maladie, puis parce qu’il y avait un vrai scandale autour du sida, il n’y avait pas de sens à que l’on meurt, il n’y avait pas à trouver un sens. Tu ne peux pas savoir à quel point la façon dans laquelle Act Up balayait tout ça m’a libéré. Donc je suis allé à Act Up contre tout cet habillage du sida. Le discours sur l’homosexualité souffrante, ça ne m’intéressais pas, j’en ai rien à foutre. Arrivé à ACT UP je suis sidéré immédiatement par la circulation de la parole, je n’avais jamais vu la parole circuler comme ça, avec une telle diversité de registres, un mélange tellement étrange entre effort de théorisation et coups de colère des gens qui parlaient très brutalement de ce qui avait été la queue pour accéder à un service dans un hôpital…Après on s’embarque très vite dans le travail à faire…mais il y a quand même autre chose qui fait la joie profonde que j’ai eue à Act Up de façon presque immédiate, c’est les AP, les actions publiques.
La première action à laquelle je participe : on bloque les quais devant chez Mitterand, on a un peu peur, on arrive, on est une dizaine et on fout une merde noire sur les quais, un samedi après midi, ça sonne de partout, on se présente comme les malades du sida, ça sème la terreur…bref, tu vois… le temps de l’action, la ville est à nous, c’est tellement facile de foutre la merde avec des moyens nuls, rien qu’avec notre corps, et bon, c’est une libération de puissance joyeuse comme rarement…je ne savais pas que j’étais capable de faire ça, c’est facile, brusquement tout était possible…entrer dans des lieux interdits…je découvre que j’ai des possibilités que j’ignorais. Ce qu’étais beau c’était le côté très enfantin de ce qu’on fabriquait et l’impact énorme auprès des gens : ça semait le trouble de voir des gens malades du sida qui s’allongeaient par terre. Sinon, ils ne les voyaient pas à l’époque, car quand les malades parlaient à la télé, leur voix était maquillée, leur visage caché, puis brusquement ils étaient là sous les roues de leurs voitures… Ca a libéré des puissances chez chacun d’entre nous. D’ailleurs, sur la libération de puissance, Act Up c’est une université populaire, on a appris des choses, on a appris à faire des choses…oui, il y a une dette envers le groupe. Je suis un bébé du groupe.
JM : je suis arrivé à Act Up plus tard, en 1998, au moment du débat sur le Pacs à l’Assemblée Nationale, et du fait que la gauche a complètement merdé sur cette histoire là. Avant j’avais participé à quelques réunions en 94 / 95 mais je n’ai pas supporté : à cette époque la mortalité était très importante, les réunions commençaient par des annonces de décès et j’étais venu à ACT UP à un moment où, chaque fois, j’avais perdu un copain ou une copine du sida. Je n’ai pas supporté que l’on parle des morts, je me suis barré, mais je lisais régulièrement les revues. Je n’avais pas un passé militant, j’avais fait quelques actions dans mon lycée, j’avais organisé des manifestations après la mort d’un type dans un commissariat, mais je ne peux pas dire que j’avais une expérience construite de militance politique. J’étais en effet arrivé à Act Up sur un coup de raz le bol par rapport au Pacs. Mais il faut dire qu’à ce moment la situation était désormais différente par rapport au début des années 90, et il est plus simple d’arriver à ACT Up en 1998. Déjà car le radicalisme dont parlait Emma est expérimenté depuis plusieurs années, mais surtout, il y a d’autres enjeux : il y a les médicaments qui sont arrivés, ce qui fait que la question de l’urgence, la question de la mort pour les gens qui militent dans Act Up n’est plus la même en 1998. Pour la majorité des malades ce n’est plus la mort qui est là, au bout, dans le deux ou trois ans à venir, et donc les combats changent complètement.
SG : Moi, je débarque à Act Up complètement par hasard en 1993, sans rien connaître, sans appartenir à la communauté homosexuelle, je débarque à Act Up pour des raisons scolaires, puisqu’il faut que je trouve des séropositifs qui acceptent de répondre à des questionnaires. Je ne sais rien de ACT UP, ce que je sais c’est que ACT UP est un groupe de thérapie collective J J , avec des méthodes paramilitaires J J . Je débarque lors d’une assemblée, et je suis stupéfié d’admiration, c’est une assemblée hystérique au sens strict avec des changements d’intensité incroyables : des éclats de rire sur une blague lourde, ensuite un topo médical sur l’échec probable d’une thérapie, puis, pendant la pose, le président qui vient de hurler sur un ministre, nous explique le plaisir qu’il a à couper le jambon en tranches très fines. Un mélange d’expériences quasiment intimes et de discours explicitement politiques sans être des discours théoriques. Ce qui me frappe dans cette réunion c’est la récurrence du mot politique, tout est politique. Spectacle sidérant ! Ensuite, les rencontres, Philippe, mon premier enquêtéJ J . Puis la deuxième phase de l’émerveillement, la découverte de cette intelligence collective, cette capacité à transformer l’expérience en discours. Et voilà, le piège était déjà pour trois quarts refermé J J , il était clair que je devais rester là, et en même temps j’avais du mal à y trouver ma place, je me sentais presque dans une position d’obscénité, j’étais tétanisé par la trouille d’avoir une position de voyeur dans un groupe à l’identité très forte, pédé, malade. Cette question d’identité s’est dissoute presque mécaniquement quand je me suis mis au boulot, quand Philippe est venu me chercher en me disant “il serait bien que tu travaille sur tel dossier..”, ce que j’ai fait et là, voilà, je suis passé d’une inhibition dans la question d’identité, à une évidence dans la pratique. Entre le moment où je débarque et ce moment là c’est écoulé un an et demi.
AC : pourquoi tu savais que tu devais rester là ?
SG : Je ne sais pas exactement pourquoi, peut-être c’était ma première réelle émotion politique. Je n’avais pas de pratique militante derrière moi, à part une vague expérience syndicale étudiante. Peut-être les mythologies politiques d’adolescent fasciné par les révolutions et là, à ACT UP je voyais quelques choses qui collait à cette mythologie politique, j’étais dans une assemblée révolutionnaire, en tout cas c’est ce que je me suis dit. Mais ACT UP c’est autre chose, quelque chose entre la mythologie révolutionnaire et la subversion réelle, quelque chose à ACT UP ne cadre pas avec la mythologie révolutionnaire. L’autre truc c’est qu’à ACT UP la politique de l’amitié veut dire quelque chose. Mais aussi, je suis la preuve que le discours communautariste ne tient pas au réel, ACT UP est tout sauf une communauté fermée.
AC : Act Up est donc un groupe ayant une forte identité collective, mais ouvert à des identités multiples : comment est géré et vécu collectivement le décalage entre l’unité identitaire du groupe et les multiples identités individuelles ?
EC : Nous sommes tous séropositifs, et cela va de paire avec un discours qui était très développé à un moment donné de l’histoire de ACT UP : l’idée d’une séropositivité politique. C’est à dire que, dès lors que tu es dans ACT UP, tu es tout ce qui est l’identité d’ACT UP, donc tu es homosexuel, tu es prostitué, tu es prisonnier, tu es séropositif, et tout ce fait à la première personne. Le problème n’est pas de savoir si on est séropositif ou pas, un militant de ACT UP de fait représente les séropositifs, cela était d’autant plus simple qu’à l’époque le groupe se composait pour 95% de séropositifs. Aujourd’hui, il y a toujours plus de séropositifs que de séronégatifs mais la présence de séronégatifs est plus importante et ils ont des postes de responsabilité. On a un groupe qui a 12 ans, notre image est beaucoup plus mature, on craint moins certaines choses, il y moins de méfiances entre séropositifs et séronégatifs.
SG : En fait, Act Up est un groupe qui tient une espèce de politique identitaire, qui a une identité collective comme tout groupe, mais à la différence des autres groupes, cette identité est affichée publiquement. Quand l’identité ne correspond pas au groupe, il y a un gap. Or, Act Up est un groupe extrêmement mixte, dont la mixité c’est accrue, aussi bien du point de vue de la sérologie, que du sexe, que de la sexualité. Donc collectivement il a fallu trouver, à titre individuel et à titre collectif – puisque à ACT UP l’expérience se transforme toujours en discours – une solution éthique et rhétorique, mais ce qui est rigolo c’est qu’il y on a eu plein…
Ph.M : Toutes les solutions sont toujours provisoires
SG : Il y a eu cette idée de la séropositivité politique, ça a pris en interne, mais pour un temps seulement, en effet ça n’a pas véritablement marché. Et cela a été un vrai soulagement. Mais si l’énoncé collectif “politiquement séropositifs” n’a pas marché, il a produit la légitimation, par les séropositifs, du travail des séronégatifs, pris dans cet inévitable scrupule d’être dans une position de voyeur. Il y a eu d’autres tentatives d’articulation des identités. Je me souviens d’une en particulier, car elle a été importante pour ma propre définition au sein du groupe. Aux présidentielles de 1995, lors d’une des manif des plus joyeuses et des plus belles de ACT UP, notre tract disait “Votez Séropo”, c’est à dire,votez comme un séropositif. J’ai trouvé là une petite recette personnelle pour m’ajuster à cette identité collective.
Un autre énoncé, qui a trouvé un grand succès, c’est : la politique à la première personne. Cette idée naît un peu par hasard, lors d’une conversation avec Harlem Désir. C’était à l’occasion de notre pétition en soutien de Philippe qui venait d’être incriminé, en tant que président de Act Up, pour prosélytisme des drogues, suite à un tract qu’on avait produit. Harlem Desir, à qui on demande la signature, nous tient un discours dans lequel il nous dit en substance “vous vous prenez mal, on ne fait pas la politique en la première personne”.
Nous avons trouvé là la meilleure définition de tout ce que nous avions bricolé.
Ph. M. : Dans les définitions qui se sont succédées, à un moment donné, on avait trouvé, “nous sommes tous des personnes touchées par la maladie”. Ce qui a fait un grand consensus, mais ce qui est rigolo, c’est que la “séropositivité politique” s’est imposée à un moment donné, non pas parce que ça marchait mais parce que c’était soulageant, ça avait calmé une tension. Mais elle a été mise en cause par ceux mêmes qui l’avaient soutenue auparavant dans l’esprit que les séronégatifs s’approprient, d’une manière ou d’une l’autre, de la parole des séropositifs. Elle est mise en cause, car on met en avant l’expérience singulière de la maladie des séropositifs. Le débat porte alors sur la nécessité d’insister à nouveau sur cette expérience spécifique des séropositifs. Là il y a une instabilité absolument permanente.
SG : En tout cas, ce qui est certain, c’est qu’à Act Up, mais ça doit être pareil pour d’autres groupes,ilyaune histoire de la subjectivation. La subjectivité d’un groupe n’est évidemment pas réglée en un coup, une fois pour toutes. Il y a des redistributions, des ajustements, des réinventions…Une histoire de la subjectivation qui n’est pas finie avec la présentation collective de soi du groupe, ni avec sa sociologie.
Ph. M. Oui, parce que la présentation collective du groupe est invariable, nous sommes homosexuels, nous sommes séropositifs…elle est bizarrement invariable même quand la présidente est une femme, hétérosexuelle, séronégative. C’est arrivé bien deux fois, Emma avant, Victoire maintenant. Tout le monde sait que c’est des femmes hétérosexuelles, séronégatives, et pourtant il va de soit, l’identité du groupe à l’extérieur reste la même. Cela génère de tels tiraillements, mais on les résout avec une telle simplicité et c’est chaque fois des solutions que l’on sait être provisoires, précaires, mais en même temps, cela permet l’hospitalité, l’ouverture dans tous les sens, comme le disait Stany.
SG : J’ajouterais, ce qui est tout à fait extraordinaire dans l’expérience de Act Up, c’est cette prolifération permanente, en tous les sens, de radicalités identitaires, d’autodéfenses identitaires. C’est l’envers d’un schéma massif auquel on s’attend depuis une position extérieure. Tu assiste en permanence à la prolifération, le réagencement, la recomposition des identités. C’est une expérience intime, de la même manière qu’il est absurde de penser que les communautés sont closes, les identités au sein d’un groupe identitaire ne sont pas figées.
C’est peut-être ça le devenir minoritaire…J J J
Ph. M.: En tout cas c’est un laboratoire du devenir minoritaire, des devenirs minoritaires, en ce sens que ça démonte tous ces phantasmes crétins sur les identités constituées, fermées sur elles-mêmes.
La guerre symbolique comme forme de l’action politique
AC : L’image de ACT UP est une image radicale, combattive, un groupe de guerre, une guerre symbolique et pourtant violente, un groupe qui utilise un langage de guerre…
EC : la guerre au sida, mais la guerre dans un sens moderne. On va à la guerre, avec des stratégies de harcèlement, on se bat dans l’urgence pour que les gens restent en vie. On s’est invité partout, à tous les rendez-vous stratégiques au Ministère, et on a fait peur par notre radicalité, on a saccagé, insulté les gens en criant qu’on était malade, qu’on allait mourir. Face aux décideurs il y avait les malades à visage découvert, c’est là aussi la spécificité du rapport de force.
L’urgence est aujourd’hui moindre mais l’idée guerrière reste, ACT UP n’est pas pour la négociation.
Par exemple, notre combat contre la pratique des placebos. L’une de nos grandes batailles ça a été que les laboratoires cessent de faire les essais placebos, d’autant plus qu’il n’est pas nécessaire de passer par les placebos pour connaître la posologie du médicament. Mais surtout, nous nous sommes battus pour qu’ils arrêtent car c’est criminel de dire à des gens qui sont en train de mourir que dans les médicaments donnés il y a peut-être des placebos… Ca a été une grande victoire, une véritable révolution scientifique.
Et ça on ne l’a pas obtenu par des négociations : on faisait des manifs, on occupait des laboratoires, des usines, on intervenait dans leurs Assemblées Générales…
JM: ce n’est pas la guerre au sens physique du terme. Dans nos actions, on est censé porter un uniforme, l’action est menée par une structure hiérarchisée, il y a un responsable dont on est censé suivre les ordres…
EC : A ACT UP on réfléchit en termes d’amis et d’ennemis. Dans nos démarches il s’agit toujours de chercher celui qu’a le pouvoir, et l’on définit alors l’ennemi. Et c’est en sens qu’on peut parler de guerre, les ennemis c’est l’industrie pharmaceutique, l’Etat, mais aussi un directeur de prisons, les médecins : nos ennemis c’est toujours des lieux de pouvoir.
Ph.M. : Mais c’est des fronts complètement mouvants. Pour moi, l’un des moments de jouissance les plus grands est quand un mois après avoir zappé un médecin, on se retrouve alliés, face aux pouvoirs publics, au même médecin auquel on s’était affrontés. C’est la jouissance. Nous on voit très bien ce qu’on fait, les médecins aussi, tout le monde voit très bien ce qu’on fait. Il nous est arrivé d’être alliés avec les pouvoirs publics contre tel ou tel autre laboratoire, tel ou tel autre charlatan du sida. Par exemple, Beljanski. Un type qui fabriquait soit disant un médicament miracle. Il y avait une série de problèmes, d’abord, c’était vendu comme un médicament miracle, ensuite c’était expérimenté de façon irrégulière et en dehors de tous droits des malades, en plus, ça supposait de suspendre tout autre traitement, et, quatrièmement, personne ne connaissait la composition. Il se refusait à publier la composition, il se refusait à se soumettre à toute méthode d’expérimentation. Nous ne nous opposons pas à des méthodes thérapeutiques alternatives, pourvu qu’on travaille à des modes d’évaluation de ces thérapies. Donc, à ce moment là, on s’est trouvé alliés aux pouvoirs publics contre Beljanski. Il y a une redéfinition absolument constante des fronts, des amis et des ennemis. On n’est pas dans un front unique. A chaque nouveau combat les fronts bougent, les amis et les ennemis se redistribuent. Humm…Mais il y a des vrais méchantsJ
C’est compliqué notre rapport aux médecins, aux chercheurs. Du coup, ça crée des trucs difficiles à comprendre. On est financé assez largement, pas majoritairement, par les laboratoires pharmaceutiques auxquels on fait la guerre J , en tout cas, ils ont besoin de nous, mais nous aussi on a eu besoin d’eux…
SG : On a un intérêt commun à un marché ultrarapide contre les bureaucraties administratives. Le malentendu permanent avec l’extrême gauche vient du fait qu’on est captif des pouvoirs auxquels on s’affronte. D’où le problème pour nous de cette rhétorique de la fuite. Pour un séropositif la fuite est impossible. Tu n’as pas d’autres choix que de bouffer les médicaments qui te tiennent en vie. D’où une certaine position politique de ACT UP qui rend intenable l’apologie de la fuite. L’exode pour ACT UP n’est pas possible.
Ph.M. : On fait des trous pour faire passer de l’air, mais on ne fuit jamais complètement…J J
SG : tous les militants de ACT UP, mais aussi toutes les personnes proches de ACT UP ou dont les combats sont proches, toutes les minorités sont captives. C’est le cas des allocataires des minima sociaux, des usagers de drogues administrées, des sans papiers obligés de demander des papiers, tout le temps sous l’emprise d’un contrôle médical, administratif. L’expérience minoritaire on la prend de ce bout là, celui de la captivité : l’expérience minoritaire, qui est le socle de notre position politique, est d’abord celle de la captivité, puis, mais seulement après, on peut penser la fuite.
1997 – 2002 : de Nous sommes la gauche à Toute la gauche
AC: vous avez insisté à plusieurs reprises sur un tournant de l’histoire de ACT Up, un changement intervenu dans ses formes d’engagement politique et dans les formes de l’action depuis 1997.
EC : Ce qui a changé depuis 97, c’est tout d’abord qu’on n’est plus dans la logique de la mort dans laquelle on était, on sort de l’urgence, on s’ouvre aux champs plus larges de la politique.
Déjà depuis 90, on se bat contre la double peine. La première commission qu’on a créée après la commission traitements, c’est la commission prisons. Initialement on se bat pour que les détenus aient accès aux traitements, mais cela ne nous suffit pas, et nos luttes vont vers l’abolition des prisons. On part du champ de la maladie, mais on le dépasse très vite. On se bat pour les étrangers atteints par le sida et subissant la double peine. On se bat pour qu’ils ne soient pas expulsés, du fait qu’ils ne pourraient pas avoir accès aux traitements dans leur pays, mais on dénonce en même temps la double peine et les lois sur l’immigration.
Ce qui ne se fait pas facilement dans ACT UP, la force de certaines personnes dans ACT UP ça a été de dire que l’on pourra pas se battre sur le front du sida sans aller plus loin dans les champs politiques, car le sida traverse tous les champs politiques. On ne peut s’en tenir à dénoncer la maladie, sans dénoncer les conditions sociales et politiques dans lesquelles elle peut se développer.
La période 95/96 a été certainement l’une des plus difficiles : beaucoup de gens meurent alors que tout le monde attendait l’arrivée des traitements et que l’on savait que la recherche sur les molécules était bien avancée. C’est un moment où l’on s’engage de plus en plus à côté des sans papiers, dans la lutte sur la drogue, dans des combats qui ne sont pas strictement dans le champ de la lutte contre le sida : on a de plus en plus une logique de mouvement social.
Mais tout change véritablement en 1997, lorsque nous lançons, de manière très naïve certes, l’initiative “Nous sommes la gauche” avec l’idée de réunir tous les mouvements engagés dans des luttes proches des nôtres.
C’est un moment très important pour ACT UP : on s’ouvre à une construction politique qu’on ne connaissait pas. On prend des contacts avec des mouvements, mais aussi avec des gens proches de nous mais pas engagés dans les batailles contre le sida, et c’est très rapidement qui se constitue un large réseau avec AC ! , avec le GISTI, mais aussi avec d’autres militants de gauche, …on rencontre le comité anti-expulsions. Bien que la constitution de “Nous sommes la gauche” ait été un échec partiel par rapport à nos objectifs initiaux -faire pression sur la gauche institutionnelle-, ce moment est fondamental pour ACT UP, pour son ouverture.
SG : Lorsque nous avons lancé l’initiative “Toute la gauche”, l’un des moments très importants a été la rencontre de AC ! , ça a été une vraie rencontre. Nous avions lancé l’initiative avec une très grande naïveté, et on a été énormément reconnaissant à ceux qui reliaient néanmoins cette initiative, ça a été le cas de Jeanne et Laurent, qui non seulement lui prêtent de l’intérêt, mais ils nous apportent beaucoup. La première rencontre avec eux a été très conflictuelle, car ils nous allument à cause des nos rapports avec la gauche institutionnelle ; puis c’est pour nous la découverte du revenu garanti. C’est une revendication qui nous saisis au ras de notre expérience. C’est impossible de faire la sociologie de Act Up, mais il est clair que tous, d’une manière ou d’une autre, on a un rapport tordu à nos métiers respectifs, précaires ou précarisés par notre engagement dans ACT Up : ils débarquent avec leur revenu garanti, cela résolvait tous nos problèmes. Une revendication complètement pertinente par rapport à nos conditions de vie réelle, et en même temps, soutenue par une ampleur théorique qui pour le coup on n’a jamais atteint sur nos revendications, qu’on découvrait là, l’articulation d’une politique en la première personne hard core et un appareil théorique, on découvre une articulation entre l’expérience et le discours que nous n’avons jamais réussi. Avec des scènes magnifiques, enfin, tu vois, ça produit de la beauté ces situations, d’admiration des corps, Laurent et Jeanne étaient splendides. Je me souviens d’un jour où Laurent interrompe un discours foireux de Harlem Desir, en disant, “la richesse c’est nous !”.
Ph. M. : Brusquement ils mettent un nom sur le fait que, d’une part, en tant que militants associatifs on produit de la richesse, que d’autre part, les malades du sida dépendent des minima sociaux, avec toute la série de petits contrôles …et ça posait des problèmes avec l’arrivée des trithérapies. Par ailleurs, surtout à l’époque, il y avait de gros problèmes pour la prise des médicaments : un malade de sida, compte tenu de la prise des médicaments n’est pas apte à travailler, il y avait donc une incompatibilité entre vie et emploi. Cette expérience avec AC ! c’est l’expérience de l’appropriation d’une revendication ; nous n’étions pas dans une logique de solidarité, nous avons fait notre cette revendication.
AC : Cinq ans après cette expérience de “Nous sommes la gauche”, lors des législatives de ce printemps, vous avez appelé à voter à gauche, comme s’il avait une alternative réelle entre la droite et la gauche dans la perspective des luttes que vous menez.
EC : On est de gauche, mais il y a beaucoup de déçus de la gauche institutionnelle à ACT UP. En 1981, les socialistes croient avoir résolu la question homosexuelle en abolissant toutes les lois discriminantes sur les homosexuels. Et quand le sida arrive, ils font comme si rien n’était puisque Mitterrand ne voulait surtout pas en entendre parler. Mitterand et ses gouvernements n’ont vraiment rien fait. Entre 81 et 95, les seules actions positives contre le sida, ont été menées sous les gouvernements de cohabitation, c’est en 1993 qu’on autorise la dispense de doses de méthadone, c’est Michèle Barzac qui autorise la vente de traitements pour le sida en 1997, tout ça c’est la droite qui le fait.
Mais, même si la gauche n’a rien fait sur le sida pendant les premières années, on sait qu’on a plus à faire avec un gouvernement de droite qu’avec un gouvernement de gauche. Le dialogue a été historiquement plus ouvert avec les gouvernements de gauche, et de la gauche on ne craint pas pour nos santés. C’est très paradoxal, car même si eux n’ont pas fait les actes les plus courageux, de la gauche on craignait pas qu’ils expulsent les étrangers, comme la droite l’a fait. On ne craignait pas des actes de discrimination. Si elle n’a pas agit comme elle aurait pu, elle n’était pas à craindre.
Ph.M.: Il faut distinguer les questions liées à la prévention et au traitement du sida, et là il est certain que les gouvernements de droites ont fait des choses importantes, des risques pour les populations touchées par la maladie, certainement relativement protégées par des gouvernements de gauche et gravement exposées avec des gouvernements de droite. Entre le mal et le pire nous préférons le mal. Contre la politique du pire on a soutenu la politique de la surprise, et de la droite au pouvoir on savait qu’il n’y avait pas à s’attendre de surprises. Il y a certainement chez nous une approche pragmatique : pour nous, la politique du pire est historiquement insupportable !
AC : Pourtant, le discours de la gauche au pouvoir avait, de quelques sortes, préparé depuis longtemps le terrain pour une dérive sécuritaire et normalisatrice.
EC : On se bat depuis longtemps contre la dérive sécuritaire. Déjà en 1996, on avait souligné dans des articles dans notre journal qu’il y avait la production d’un discours inquiétant sur la sécurité. On a crée le pôle santé et répression qui regroupait différentes commissions (prisons, étrangers, drogue, prostitution, homophobie) qui montrait que la répression, mais pas simplement, l’exclusion aussi, la logique sécuritaire, empêchent l’accès à la santé. Pourquoi on s’est battu pour les papiers pour tous ? Puisqu’on démontrait que plus on clandestinisait les gens, plus ils n’avaient pas l’accès à l’information et à la santé. Cette réflexion, sur la clandestinité, sur la sécurité est assez ancienne dans ACT UP.
Je suis d’accord sur la dérive sécuritaire et normalisatrice du discours de la gauche, mais il en demeure pas moins que les horreurs se produisent avec la droite ; si la gauche est faible, la droite est homophobe.
La gauche fait marche arrière face aux mouvements sociaux, pas la droite. C’est à droite qu’on perd des places dans les hôpitaux. Si le gouvernement de droite donne les doses de méthadone ou les traitements antisida c’est que les molécules sont arrivées à ce moment là, et que un gouvernement de gauche aurait fait pareil. C’est vrai aussi que si c’est avec Balladur qu’on obtient en 1993 le remboursement à 100% de la sécurité sociale pour les séropositifs, cela ce fait sur la base du décret pensé par Bérégovoy, juste avant son départ.
Mais en même temps, sur les luttes pour nous très importantes, comme celle pour le Pacs et celle sur les immigrés…là depuis mai on a eu des expulsions de séropositifs, ce qu’on n’avait pas eu depuis longtemps !
Les militants de ACT UP sont pour une bonne partie des gens qui vivent une vie très précaire, l’urgence pour nous a un sens. L’arrivé de Raffarin a signifié un changement immédiat, plus de répression, plus de contrôles aux frontières. Depuis longtemps on n’avait plus une commission prostitution à Act Up. On a été obligé de la récréer très rapidement. Le cas de la prostitution c’est très intéressant : très tôt, dans la lutte contre le sida, des structures de prévention sont créées où les prostituées mêmes font le travail de prévention. Le résultat est que depuis douze ans il y a beaucoup moins de contamination chez les prostituées, il y a un travail social très intéressant qui se fait avec les filles dans les différents lieux de la prostitution. Dès l’arrivée au pouvoir du nouveau gouvernement, en un mois et demi, ils ont réussi à détruire tout le travail de cinq ans. Même si la gauche a un discours sur la prostitution qui ne s’éloigne pas fondamentalement de celui de la droite, elle à une certaine retenue à passer des discours aux faits. Avec la gauche, la police n’allait pas arrêter les prostituées sur le boulevard périphérique, comme cela a été fait dès l’arrivée au pouvoir de Raffarin, seulement deux jours après.
Voilà pourquoi pour nous il vaut mieux la gauche…le dialogue est possible.
AC : Vous avez été un acteur central de l’appel “Toute la gauche”, après le 21 avril. Vous souteniez, je me souviens, que tout avait changé, qu’on était dans une phase constituante, qu’on ne pouvait plus penser la politique comme avant, qu’il fallait passer par la tentative d’une alliance avec certaines franges de la gauche institutionnelle.
Ph. M. : Il y avait deux possibilités de penser les résultats du 21 avril : il ne s’agit que d’un accident électoral ou bien il s’est passé quelque chose, un évènement s’est produit. Cette ligne de fracture qui traversait le parti socialiste, plus qu’une ligne de fracture idéologique, m’intéressait : croire encore que l’événement est possible.
Avant le 21 avril, nous avions décidé de nous présenter aux législatives. Ce n’était pas formel, c’était avoir des places à l’Assemblée Nationale, là où se font les lois. L’après 21 avril ça a été un moment très troublant au sein de ACT UP, on a vite abandonné cette idée, mais on n’allait pas abandonner l’esprit qui avait déjà soutenu l’initiative “Nous sommes la gauche”, abandonner une manière de penser la politique, sous le prétexte de l’autonomie du mouvement social. Il ne faut pas avoir peur de la compromission sociale.
SG : C’est une critique radicale de la vieille division du travail entre l’appareil de parti et le mouvement social. Faire sauter cette division du travail. Act Up n’a jamais voulu accepter de rester sagement dans cette position de contestataire à qui on fait des concessions : les experts c’est nous, la politique c’est nous, la gauche c’est nous.
Ph. M. : Pourquoi considérer qu’il y a des lieux séparés de la politique ? Le problème est de savoir s’il y a des lieux spécifiques de la politique. L’extrême gauche nous accuse de nous compromettre avec la gauche institutionnelle. Je réponds : qu’est ce qu’elle a de sacré cette gauche pour pouvoir revendiquer la propriété exclusive de ceux lieux spécifiques ? En appelant à participer à la manif du premier mai Mamère reconnaît la rue comme l’un de ces lieux, mais même la campagne électorale est l’un de ces lieux qui peut nous appartenir.
AC : “Nous sommes la gauche” traduisait cette idée de rappropriation des espaces de la politique, comme espaces multiples, non séparés. Mais peut-on retrouver cela dans l’appel “Toute la gauche” ?
Ph. M. : Lors de l’initiative “Nous sommes la gauche”, Cambadélis avait réagit en disant “Nous sommes toute la gauche”. Je pensais que ce glissement était intéressant, de “Nous sommes la gauche”, qui avait la vertu de l’arrogance, vers “Toute la gauche”, qui traduit ce dépassement de la division du travail. On s’est fait avoir, on a échoué, mais le socle de notre position face à la gauche institutionnelle reste la revendication de la propriété des lieux de la politique.
Une épidémie planétaire, des luttes locales
AC : Vous avez participé, en tant que ACT UP, aux manifestations contre le sommet du G8 à Gênes. Comment vous positionnez-vous par rapport les mouvements NO-Global ?
JM : L’histoire de ACT UP est construite sur l’urgence, les mouvements No Global, depuis Seattle, eux, ne sont pas inscrits dans l’urgence. Notre pragmatisme se conjugue mal avec leurs discours théoriques.
EC : Mais il est vrai aussi que nous sommes une composante à part entière du mouvement social, et cela très clairement depuis 1997. Avec l’arrivés des traitements du sida en 1997, on ne peut plus fonder notre discours sur la mort. Les actions se déplacent sur le terrain de l’accès aux traitements pour tous. C’est donc dans ce contexte qu’on s’est dit très vite : il faut que les pays du sud puissent avoir accès aux médicaments.
On s’est battus très rapidement contre la BM et l’OMC. Depuis 97/98, on se bat contre les brevets, pour que les médicaments génériques puissent être produits et importés partout.
L’épidémie est planétaire, mais personne ne parle du sida. Si on veut que le mouvement No Global, dans son intégralité, parle de sida, d’accès aux médicaments, il faut être là. C’est comme ça qu’on va à Gênes. C’est facile d’aller à Gênes, d’autant plus que le G8, pour la première fois, parle du sida. Mais ce qui est étonnant, c’est qu’à Gênes on est les seuls à parler de sida, à part, bien sûr, la LILA. Et cela est d’autant plus étonnant que l’un des points à l’ordre du jour du sommet du G8 est le sida. C’est ce qu’on a regretté à Gênes.
Notre travail à Gênes à été surtout de contre information, et notamment sur tout ce qui était dit par le G8 autour du Fond Mondial. Nous n’étions que dix, mais les gens croyaient qu’on était une centaine, et les gens nous connaissaient du fait de nos actions fortement médiatisées. Nous avons très vite cherché les médias, on n’a pas arrêté de relâcher des interviews, ce qui n’est pas dans les pratiques des autres mouvements.
Notre relation avec le mouvement No Global est donc complexe.
AC : L’Europe devient-elle une référence réelle dans vos luttes ?
EC : on a du mal à penser l’Europe en termes de stratégie, on pense au niveau national, peu au niveau européen.
JM : On commence à penser l’Europe en relation aux questions de l’immigration. Jusqu’à présent l’Europe s’imposait sur un plan théorique mais pas dans le quotidien de nos luttes. Trop loin de nous. Nous sommes ACT UP Paris, près de l’assemblée Nationale, près des Ministères…
EC : Il est plus facile pour nous de faire chuter la BM sur les questions sida…l’Europe est une dimension peu comprise par ACT UP. Ses structures sont complexes, il devient aussi difficile de comprendre qui est notre interlocuteur. En effet on est de bons lobbyistes au niveau international (BM, OMC), on n’est pas bon avec l’Europe. Ces organismes ont des structures beaucoup moins complexes. Ca c’est pour ce qui est de l’institutionnel, mais il y a aussi le fait qu’il n’y ait pas de grands mouvements européens contre le sida. Nos références restent les Etats Unis, où la mobilisation est beaucoup plus importante.
Par contre, il est vrai que sur les questions immigrations, revenu, la dimension européenne est importante pour nous, mais on en est au stade de la référence, pas du réseau. Nos réseaux sont fragiles…mais il est vrai aussi que les rencontres européennes, comme celle de Brussel sont intéressantes pour nous…néanmoins…l’Europe n’est pas une urgence pour nous.
Cela est dû aussi au fait qu’à part l’existence de crédits européens pour la lutte contre le sida, aujourd’hui c’est la première fois qu’il y a une directive européenne en cours d’adoption, sur la publicité des médicaments. C’est la première fois qu’il y a un enjeu sida, qui nous touche de près, en Europe. On n’a pas investi les champs institutionnels européens puisque hormis la question des crédits, sur laquelle on a investi, la question du sida a encore une dimension très locale. Après il a des structures européennes dont fait partie ACT UP, associations européennes pour l’accès aux traitements. Mais les relations européennes ne se font pas sur le sida, elles se font par l’affectif. Puisqu’on se retrouve avec d’autres gens…
SG : Nos occasions d’interventions internationales se sont faites grâces à des dispositifs que nous n’avons pas crées, les conférences internationales annuelles sur le sida. C’est une situation techniquement idéale pour un activisme comme le nôtre. Tu vois tout ce qu’on peut faire dans un hangar de 2000 mètres carrés où tout le champ de la lutte contre le sida est réuni, comme à Durban, à Genève, à Barcelone cette année. Il y a cette opportunité qui soutient le travail d’une commission comme notre commission Nord-Sud, il n’y a pas d’équivalents pour l’Europe. Si Act Up a un militantisme local, c’est aussi en ce sens que notre forme d’activisme demande un lieu physique. C’est d’abord que les possibilités d’agir sont moindres en l’absence de lieux physiques bien déterminés.
Le problème c’est aussi qu’autant on maîtrise notre éthique politique dans ce que nous appelons l’action publique, autant on commence à avoir une éthique de l’alliance, autant on maîtrise mal une de nos pratiques qui est le lobbying, une part très importante de l’activité de Act uP. On a des lobbyistes incroyables au nouveau de la BM, mais c’est des compétences individuelles qui échappent au groupe.
Ph. M. C’est les capacités individuelles de quelques militants et c’est pourquoi on court un grand risque : en perdant pour une raison ou pour une autre un militant, un savoir-faire se perd. C’est à dire une zone d’influence. Je pense que ça à voir avec ça, : la difficulté à développer un savoir-faire collectif au niveau du lobbying, mais aussi avec ce que disait Emma, à savoir, l’illisibilité des lieux de décision au niveau européen. L’Europe est notre point aveugle.
AC : donc il est difficile de repérer les amis et les ennemis …
Ph. M : c’est exact, en plus, Stany disait qu’on a besoin d’un lieu physique, mais on a aussi besoin d’un lieu symbolique, puisqu’on agit de façon symbolique. Et de ce point de vue il est vrai que l’Europe souffre d’une incroyable absence d’une symbolique forte. Mais je pense qu’il faut qu’on y travaille, je crois que c’est la nouvelle frontière.
Il y a quand même une expérience dans un champ spécifique du sida très particulier, celui des traitements : les EATG (European Aids Treatement Groups), un réseau des groupes qui s’intéressaient à la question spécifique des traitements. L’idée était quadruple : mettre en commun du savoir, organiser un lobbying commun, se mesurer avec le fait que la majorité des multinationales pharmaceutiques sont des multinationales américaines, pour lesquelles l’Europe est une entité à part entière, et enfin, faire de sorte que notre combat local en France ne pâtisse pas à d’autres combattants moins forts que nous au sein de l’Europe. Cela dit, il y a une crise de l’EATG, crise qui traverse aussi tous les mouvements non locaux, toutes les mises en réseau, c’est la question de la légitimité, de la représentation etc. Brusquement des gens deviennent les représentants de plus personne. Une sorte de professionnalisation du militant européen, c’est ainsi que les EATG ont perdu leur légitimité. Donc, c’est un truc qu’on ne sait pas faire. La vertu d’une maison comme Act Up est dans la petite échelle, elle est appropriable par tous. Mais en même temps on est très petit…
(1) Une traduction italienne a été pubiée sans “Derive Approdi”
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