Mes méditations confinées m’ont fait tenter de réunir les histoires parallèles du néolibéralisme et du mouvement pour la décroissance en une seule. C’est en réaction directe aux débats (alors très publicisés) dont le rapport du Club de Rome de 1972 a été l’objet médiatique que le néolibéralisme a pu prendre le pouvoir. Il conviendrait de le lire comme constitutivement climato-sceptique (ou plus largement écolo-sceptique). Sa rationalisation de la situation pourrait se formuler comme suit – en se souvenant que la « rationalisation » chez Freud est une construction apparemment rationnelle, dont le but principal est de refouler une vérité en réalité connue mais en principe inacceptable :
1° La poursuite de l’élargissement et de l’augmentation infinie de la prospérité des classes populaires est impossible, du fait du caractère fini de notre planète.
2° Pour qui veut assurer le maintien des privilèges en place, il faut, d’une part, dénier activement ces limites en dépeignant les collapsos et écolos de tous bords comme des illuminés messianiques d’un autre âge.
3° Il faut, d’autre part, serrer progressivement la vis des peuples trop accoutumés à espérer en des jours meilleurs et à croire en une émancipation qui remet en cause les privilèges des détenteurs de capital.
4° Ce serrage de vis peut être réalisé au moyen de discours d’austérité, naturellement relancés toutes les (demi-)douzaines d’années par les crises périodiques qui scandent le déploiement mondial du capitalisme financier1.
Les réponses de gauche au néolibéralisme ont lutté contre les politiques d’austérité mises en place pour protéger ou multiplier les profits des détenteurs de capital (dont le nombre s’est par ailleurs accru aux classes moyennes du fait de la montée en puissance des fonds de pension). Mais elles ont (aveuglément) participé à la dénégation des limites écologiques de la croissance économique, en continuant à imaginer des sociétés jouissant de toujours plus d’abondance (selon le dogme religieux de la sacro-sainte hausse du « pouvoir d’achat »)2.
Toute tonne supplémentaire de CO2 émise dans l’atmosphère accroît la pression climatique sur l’environnement et la santé. « Relancer » le tourisme aérien, la fabrication d’automobiles, la multiplication de gadgets électroniques à obsolescence programmée – fût-ce pour sauvegarder des emplois et donner du pouvoir d’achat – ne fera qu’augmenter la pression sur l’économie et la société. Mettre en place de nouveaux dispositifs redistributifs aide au contraire à moduler les pressions pour que ce ne soient pas toujours les mêmes qui se retrouvent écrasées.
Et, si l’on sait bien s’en servir, les pressoirs produisent non seulement des contraintes, mais aussi des huiles savoureuses, des alcools suaves et des vins de grands crus – sans compter de belles et joyeuses ivresses.
[voir Revenu universel, Taxe Pollen, Garantie décennale]
1 Trois livres récents alimentent en arguments plus développé ce que j’esquisse ici sommairement : Grégoire Chamayou, La société ingouvernable ? Une généalogie du libéralisme autoritaire, Paris, La fabrique, 2018 ; Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017 ; Mark Alizart, Le coup d’État climatique, Paris, PUF, 2020.
2 C’est ce dont a longuement reconstitué l’archéologie philosophique le livre récent de Pierre Charbonnier, Abondance et liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, Paris, La Découverte, 2019.
